☼ Chapitre 5 - Pia/Zek ☼
J’ai le souffle court et la respiration saccadée, mais je retiens chaque expiration, comme si je refusais que Zek ne les sente contre son cou. Cette proximité m'échappe et me pétrifie bien plus que les autres, même si toutes me sont peu familières. Peut-être que c'est surtout sa réponse, qui me rend si confuse.
— C'est ce que tu crois ? Que je te déteste ?
Oui ? En tout cas, j'ai bien du mal à me persuader du contraire. On se connait depuis dix ans, Zek et moi, et si au début, j'étais un peu blessée de voir qu'il trouvait la compagnie d'Arlo et de Zoé bien plus agréable et divertissante que la mienne, j'avais fini par me rendre à l'évidence. Ce que je peine à comprendre, ce sont les quelques mots qu'il vient de m'adresser, en omettant complètement le fait que je viens de l'agresser avec un abricot. Ce n'est pas son genre, lui qui préfère me lancer des piques dès qu'il en a l'occasion, il laisserait passer sa chance là-dessus ? Et l'émotion dans sa voix, l'ai-je imaginée ? A ce stade-là, j'ai du mal à distinguer la réalité de mon imagination, cette distance si réduite entre nous n'aidant en rien.
— J'en sais rien, Zek. Honnêtement, en dix ans, je n'ai jamais compris pourquoi on s'entendait si mal tous les deux. On a les mêmes potes, les mêmes centres d'intérêt... Éclaire-moi un peu, s'il te plait, parce que j'aimerais bien profiter de mon été ici avec mes amis sans que tu ne me fasses continuellement la gueule.
Wow, c'était peut-être un peu trop violent, Pia. Bon, en même temps, il ne fait aucun effort. Mais les mots que je viens de prononcer déclenchent chez Zek une réaction que je ne parviens, encore une fois, pas à analyser. Je vois dans ses yeux passer une lueur étrange. Je n'y comprends plus rien. Il ne relève encore une fois pas tous mes mots, aussi durs soient-ils.
— Je suis ton ami, déclare-t-il d’une drôle de voix. Tu continues la traduction, à la rentrée ?
En théorie, oui. Dans la pratique… Nous communiquons à coup de piques et de silences tendus. Il y a mieux, comme type d’amitié. Malgré son effort surhumain pour s’intéresser à moi, je décide de ne pas lui parler du nouveau contrat que j’ai accepté pour la rentrée. Peut-être que ça m’aidera à ne pas trop y penser, s’il n’est pas au courant. Cette offre était aussi alléchante qu’elle s’est avérée être stressante, et je vis désormais avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Dans deux mois, si ma décision reste la même, commencera ma nouvelle vie. Une vie faite de voyages et de déplacements professionnels incessants, mais aussi dans une incertitude du lendemain que je ne suis pas sûre d’apprécier tous les jours. Pour couronner le tout, peu, voire pas du tout de congés l’été.
— Toujours dans la traduction, dis-je à demi-mot.
— Je vois. C’est super, alors, lance-t-il.
Super. Sauf que sa voix est restée aussi monotone que d’habitude.
— Ouais, j’ai hâte d’y être, marmonné-je.
Surtout si je dois passer tout mon mois de juillet à supporter cet homme.
La matinée se poursuit dans le calme, et Zek a laissé son casque de côté. J’apprécie le geste, mais il n’est pas plus loquace pour autant. Il est midi, et j’envoie un sms à Zoé pour lui faire part de ces premières constatations.
Zoé, help. Vous n’êtes pas là, et Zek ne dit RIEN du tout, je vais pas tenir un mois comme ça !
Je sursaute en sentant le principal intéressé bouger dans mon dos. Il dépose une dernière caisse remplie d’abricots à l’arrière du tracteur, et s’installe sur le siège conducteur. Assise dans la remorque, je cahote avec les fruits tandis que Zek nous conduit sans un mot vers la boutique.
À notre arrivée, j’attrape mon repas dans le réfrigérateur, et nous nous installons dans l’arrière-boutique, qui nous sert accessoirement de salle de pique-nique le midi. Nous nous affalons tous deux dans les fauteuils moelleux, épuisés. Il fait si chaud aujourd’hui que j’ignore si nous retournerons ensuite à la cueillette, et cette perspective ne me déçoit pas vraiment. Si je peux m’épargner une après-midi de silence en plein soleil, ce n’est franchement pas plus mal.
Zek
J’observe Pia sortir son sandwich de sa boite en bambou. Elle évite mon regard, et la tension dans l’air est palpable. Je me décide à briser le silence qui règne depuis bien trop longtemps, et au moment où j’ouvre la bouche pour lui demander si elle connaît le lieu de sa première mission pour la rentrée, la sonnerie de son téléphone retentit. Elle marque un temps d’arrêt lorsque ses yeux se posent sur l’écran. Je me dis qu’elle va le laisser sonner jusqu’au bout, mais au dernier moment, elle se décide à décrocher.
— Salut, Elias.
Elias ? Qui est ce type, et pourquoi est-ce que je n’ai jamais entendu parler de lui ? Normalement, Zoé nous tient au courant de tout, Arlo et moi. Une pointe de jalousie me transperce la poitrine tandis que je la fixe, essayant de déchiffrer l’émotion qui court à travers ses beaux yeux verts.
Un sourire semble naître sur ses lèvres, et la pointe de jalousie se mue en une véritable flèche empoisonnée. Respire, Zek. Son appel prend fin, et j’étais tellement obsédé par ce prénom entre ses lèvres que je n’ai pas entendu la suite de la conversation. Pia se lève d’un bond, soudainement agitée.
— Tout va bien ? lui demandé-je, plus sèchement que je ne l’aurais voulu.
— Heu, je crois. Je vais devoir aller chez mes parents, c’est assez urgent… ça ne t’embête pas si on remet la suite de la cueillette à demain ? De toute façon, il fait beaucoup trop chaud pour qu’on s’y remette cette après-midi.
— Quelqu’un t’attend ?
Les mots se sont échappés seuls, et maintenant, j’ai l’air de vouloir tout savoir de cet Elias. Ok, c’est le cas. Mais hors de question que Pia le sache.
— Mon ex est ici, marmonne-t-elle, visiblement un peu secouée par la nouvelle. Je vais éviter une rencontre catastrophe avec mes parents, avant que ma mère ne commence à planifier mon mariage.
Je me serais marré si elle n’avait pas mentionné le fait qu’il était là. A cinq minutes en voiture. Elle se lève précipitamment, et je refoule les sentiments qui m’assaillent. Tout va bien. Elle ne peut pas savoir ce que tu ressens, Zek. L’autre petite voix en moi prend le dessus. Un jour, ce sera trop tard.