Aux écuries, le chevalier scelle son cheval tout en le mettant au courant de leur nouvelle mission pour le roi.
— Pour être honnête, Cow-boy, j’aurais volontiers repris la route hier, en compagnie de cette charmante jument ! Mais voilà une aventure que je sens bien, nous allons…
Il est interrompu par le majordome qui entre dans l’écurie, chargé d’une sacoche.
— Je vous ai apporté quelques provisions pour la route, avec un paquet de café, et le nécessaire. Vous vous rappelez comment le faire ?
— Oui, Monsieur. Vous êtes bien aimable de vous soucier de moi et je vous suis reconnaissant de la confiance que vous et le roi me témoignez. Je ferai mon possible pour être à la hauteur. Cependant, je me posais la question : la Forêt Interdite qu’il me faut traverser, pourquoi est-elle interdite ?
— Mais elle ne l’est pas ! s’exclame le majordome avec un haussement de sourcils. Elle ne l’a jamais été… par décret officiel, j’entends ; et personne ne sait plus pourquoi on la nomme ainsi. Quelque drame oublié, j’imagine, ou superstition pure et simple. Toujours est-il qu’on se retrouve avec un espace vert impossible à développer et fort peu de moyens pour remédier à la situation ! Laissez-moi vous prévenir, mon jeune ami, qu’il s’y promène cependant bon nombre d’individus plus ou moins recommandables, qui jouissent ainsi d’une grande tranquillité - certains diraient impunité - et, à mon avis, cela fait désordre… même si je ne remets pas en cause l’administration de notre roi.
— Je comprends, marmonne le chevalier tout en resserrant les sangles de sa selle.
— En particulier, reprend le petit homme en baissant la voix, vous pourriez tomber sur des rassemblements de magiciennes se livrant à d’étranges rituels. Je suis certain que le roi sous-estime le ferment négatif qu’elles représentent. Aussi, puisque vous passez par là, pourriez-vous ouvrir l’œil et recueillir, discrètement, un maximum d’informations sur cette région ? Pour vous dire le fond de ma pensée, vous nous serez plus utile à cette tâche qu’à la chasse au dragon.
— Je ferai de mon mieux, Monsieur, je vous le promets, déclare le chevalier en prenant la sacoche du majordome qu’il fixe à côté de son bouclier et de son épée. Et combien de temps faut-il pour rejoindre la forêt ?
— Oh ! Une demi-journée devrait suffire, peut-être un peu plus, mais moins d'une journée, ça dépend de votre allure. L'idéal serait d’y arriver en début d'après-midi car, si mes souvenirs sont exacts, on peut la traverser en quelques heures.
— Très bien. Et pour les Monts de la Mort, tente le chevalier, rien à voir avec un massacre, je suppose ?
— Ah ! Là, c’est autre chose. Ce nom fait référence à un épisode très précis et parfaitement documenté de l’histoire du royaume : une embuscade dans laquelle le gros des troupes du roi de l’époque, Bidule IV, faillit tomber. Le royaume aurait été envahi, pillé, dévasté, nous aurions été rayés de la carte, c’eut été la fin de la civilisation telle que nous la connaissions !
— Mon Dieu !
— Mais le roi avait envoyé en éclaireur quelques-uns de ses plus valeureux guerriers sous le commandement de son neveu. Ce sont eux qui tombèrent aux mains de l’ennemi et ils furent massacrés jusqu’au dernier. Heureusement, à l’article de la mort, le neveu réussit à prévenir son oncle en soufflant dans son olifant et on évita le pire. On raconte aussi, mais on manque là de témoins fiables, que, de l’olifant abandonné par le héros, se mit à couler une eau aux vertus miraculeuses. Cette source, bien que difficile d’accès, devint rapidement un lieu de pèlerinage très populaire, et très apprécié des magiciennes. Mais il est beaucoup moins fréquenté de nos jours, car, là aussi, nous manquons d’infrastructures.
Suivi du chevalier perplexe, le majordome attrape la bride du cheval et le mène hors de l’écurie.
— À mon avis, s’il y a un dragon, il est dans cette région ; la ligne de crêtes de ces montagnes forme notre frontière avec le royaume voisin, royaume qui, après avoir laissé échapper quelques informations alarmantes mais incohérentes, est devenu un véritable trou noir du renseignement. Inutile de vous dire que je n’aime pas ça !
Arrivé au milieu de la cour, le petit homme se retourne et tend les rênes au chevalier :
— En tout état de cause, une fois la forêt traversée, vous devriez trouver au pied des Monts de la Morts une auberge où vous pourrez vous arrêter pour vous renseigner. Ensuite, il est difficile de prévoir les conditions que vous allez rencontrer, il faudra vous adapter. Chevalier… il ne me reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance et un prompt retour.
Puis il tourne les talons et s’éloigne d’un pas pressé.
Dans la cour, qu’un soleil matinal commence à réchauffer, le chevalier vérifie une dernière fois son équipement, mais il doit se rendre à l’évidence : personne d’autre ne viendra le saluer, inutile de s’attarder. Il enfourche son fidèle destrier et repasse le pont-levis.
Ils empruntent une route droite et bien entretenue qui traverse des champs fertiles, des fermes prospères et des villages pleins d’animation.
Pour passer le temps, le chevalier et sa monture jouent à « si j’étais un... ».
– Si j’étais un arbre, commence le chevalier, je serais… voyons…
Se remémorant les mots de la princesse, il s’écrie :
— Je serais un chêne, immense, un géant dans la forêt que je dominerais et protègerais.
— Ha oui ? fait le cheval. Moi, je t’aurais plutôt vu en roseau, au niveau du gabarit, je veux dire…
Le jeune homme déteste qu’on lui rappelle qu’il n’est pas très épais. Et franchement, il y a des moments où ces conversations avec son fidèle destrier l’énervent prodigieusement :
— Laisse tomber, je n’ai plus envie de jouer.
— Je plaisante, Cow-boy, s’esclaffe le cheval, je te vois tout à fait en chêne… dans quelques années !
— Mais non, se désole le chevalier, c’est toi qui as raison : je ne ressemble à rien et je ne mérite pas la princesse ! Je ne pourrai pas convaincre la marraine si je ne trouve pas de dragon, mais ce sera encore pire si j’en trouve un : ces bestioles sont dangereuses, et je n’ai aucune envie de me frotter à l’une d’elles ! Si tant est qu’elles existent, ce qui est contesté de plus en plus souvent.
— La réputation des dragons est très surfaite, Cow-boy ! Ne te polarise pas sur cet aspect de ta mission, voit plutôt le Big Picture, comme on dit chez moi. Rappelle-toi de tes questionnements, de tes hésitations, de ce flou artistique dans lequel tu te promenais avant ton arrivée au château ! Maintenant, tu sais ce que tu veux, tu n’as plus qu’à devenir la personne qui correspond à ce désir. On a vu plus original, mais là n’est pas la question. Et ce que je pense de tes souhaits ne doit être pris en considération qu’en tout dernier recours… ou pas du tout dans l’idéal.
— J’aimerais bien, moi, ne pas m’occuper de ce que pense la marraine.
— Ce que pense la marraine, c’est que tu es un peu jeune et un peu vert. La solution est très simple : prouve-lui le contraire.
— Facile à dire…
Le chevalier n’a pas le temps de demander si le cheval a une idée précise de comment il doit s’y prendre car ils arrivent à un carrefour : la route principale tourne pour longer une haie touffue derrière laquelle s’étend une forêt d’arbres centenaires. Un chemin de pierre, étroit et plein d’ornières s’enfonce sous les arbres. Aucun panneau ni indication d’aucune sorte ne viennent rassurer le chevalier qui hésite :
— À ton avis, nous sommes bien à l’entrée de la Forêt Interdite ?
— Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre, avance le cheval.
— Bon, alors on y va ?
Un instant, le cheval hume l’air qui semble fraichir rapidement :
— Je propose même qu’on se dépêche de traverser ce bois et qu’on trouve un abri avant l’orage qui va nous tomber sur la tête avant la fin de l’après-midi.
Le sentier, qui ressemble plus à un lit de rivière asséchée qu’à un chemin, ralentit fortement les progrès des voyageurs. Au-dessus de leur tête, le vent se met à souffler et les ramures à gémir. Le ciel se couvre de nuages sombres et la lumière baisse brusquement. Le chevalier, qui ne veut pas distraire le cheval de sa difficile progression, sombre dans une triste rêverie…
… Ils sont perdus dans cette forêt maudite. La nuit les recouvre de son obscurité menaçante et un violent orage éclate. Transi et ruisselant, le chevalier entend tout à coup les hurlements de loups affamés qui se dirigent vers eux ! Bientôt, ils sont entourés de bêtes déchainées. Il a beau se défendre comme un lion, il est grièvement blessé avant que n’arrive un chasseur qui fait fuir la meute. On ne peut rien pour lui, il meurt peu après et on ne ramène à la princesse éplorée que son corps sans vie.
Le chevalier émerge de ses douloureuses pensées comme on se réveille d’un cauchemar. Le cheval s’est arrêté et broute tranquillement.
— Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ?
— Toujours dans cette forêt qui m’a l’air plus étendue que prévu et que nous n’aurons pas traversée avant le grain, j’en ai peur. Que penses-tu de demander asile ici pour la nuit ?
Le chevalier lève le nez : ils se tiennent à l’orée d’une clairière au fond de laquelle se tient une maisonnette dorée qui exhale un parfum entêtant d’épices et de pâtisserie. Sa vue met l’eau à la bouche du chevalier qui se sent soudain l’estomac dans les talons.
Mais il n’avait pas prévu de passer la nuit dans cette forêt, il préférerait s’arrêter à l’auberge dont a parlé le majordome.
— Et si on se contentait d’une tasse de thé ? murmure-t-il. Et, par acquis de conscience, on demandera notre chemin.
— Qu’est-ce qui te fait penser que nous n’y sommes pas, sur le bon chemin ? demande le cheval en s’engageant dans la clairière.
— Heu, rien, mais, comme ça, on sera sûr…
— Tu as raison, mieux vaut être sûr deux fois qu’une, dans la mesure où un deuxième avis dont on n’a pas besoin ne peut pas faire de mal ?
Sur le perron, le chevalier lève le poing pour frapper à une porte qui ressemble à s’y méprendre à une grosse plaque de chocolat. Mais celle-ci s’ouvre à la volée et une petite vieille au nez crochu gémit d’un air affolé en direction de son visiteur :
— S’il vous plait, ne me cassez pas ma porte ; au prix où est le chocolat, je ne pourrais jamais la remplacer. Si vous avez faim, j’ai un pain qui sort du four, avec du fromage, c’est beaucoup mieux que toutes ces sucreries qui vous gâtent les dents et vous empoisonnent le sang… et dont j’ai moi-même abusé dans ma jeunesse, ajoute la vieille en adressant au jeune homme un large sourire édenté.
Écœuré, le chevalier recule.
— Ne craignez rien, s’écrie la vieille. Je ne ressemble en rien à ma sœur ! J’ai hérité de sa maison et suis venue habiter ici après ce malheureux accident, brûlée dans son four dans des circonstances non élucidées. Remarquez, elle l’avait peut-être un peu cherché, ce n’était pas quelqu’un de très fréquentable. Moi, je suis végétarienne et je ne mange que du bio !
Le chevalier écarquille les yeux, perplexe : cette histoire lui rappelle quelque chose, mais quoi ? Il n’a pas le loisir d’approfondir sa réflexion car la vieille reprend :
— Cet héritage était l’occasion de quitter la ville et sa pollution et de me rapprocher de ma fille, mais je me suis peut-être un peu précipitée : cette vieille bicoque a besoin de réparations que je ne suis pas capable d’effectuer seule et elle est très mauvaise pour la santé. Mais entrez-donc, vous serez à l’abri si jamais l’orage éclate.
C’est à ce moment-là que le chevalier se souvient d’un fait divers qui était passé dans la gazette locale quelques mois plus tôt : deux jeunes enfants avaient été kidnappés par une mégère qui avait eu l’intention de les manger ! Du grand n’importe quoi, avait-il pensé à l’époque ! Mais il se sent soudain peu enclin à accepter l’invitation de la vieille femme, qui, se méprenant à nouveau, ajoute :
— Ce n’est pas parce que je soigne ma santé que je ne suis pas une pâtissière de talent : je confectionne des gâteaux d’anniversaire on ne peut plus sain et dont tout le monde raffole !
— Je n’en doute pas, Madame, et vous êtes bien aimable, répond le chevalier, mais je suis un peu pressé et voulais seulement un renseignement : sommes-nous sur le chemin des Monts de la Mort et en sommes-nous encore loin ?
— Oh, là, là, mon Pauvre Petit, je n’en ai pas la moindre idée. Comme je disais, je ne suis pas de la région. Vous devriez demander à monsieur Ogre ; il habite de l’autre côté du ruisseau, connait cette forêt comme sa poche et est fort serviable.
Au chemin de traverse qui se dirige vers le ruisseau, le chevalier hésite :
— Tu ne crois pas que ce serait une bonne idée d’aller vérifier notre route ? On n’est jamais trop sûr…
— Nous sommes sur le chemin principal et il va dans la bonne direction, il me semble, répond le cheval, mais pourquoi pas ?
Une fois le ruisseau traversé, le chemin s’enfonce dans une forêt de plus en plus touffue. Au bout d’une heure, ils n’ont toujours pas trouvé la demeure d’Ogre. Ce dont ils sont sûrs, c’est qu’ils sont perdus.
— De toute façon, dit le cheval, rendre visite à un ogre, surtout à la nuit tombée, ça me semblait un peu risqué ; tu n’es plus un enfant, mais tu fais jeune pour ton âge.
— Pas si jeune, quand même ! rétorque le chevalier. Ceci dit, il va falloir se rendre à l’évidence, nous ne serons pas sortis de la forêt ce soir. La journée a été longue, nous avons peu de chance de retrouver notre chemin dans le noir, mieux vaut trouver un endroit où établir le camp.
— Formidable, déclare le cheval, une nuit à la belle étoile ! Et là, un splendide chêne à l’épaisse ramure pour nous protéger… de pas grand’ chose, en fin de compte. L’orage est parti gronder ailleurs.
Le chevalier inspecte l’imposant végétal dont les racines énormes affleurent au-dessus du sol. Ces replis forment des sortes de nids où le chevalier pourra se reposer assez confortablement.
— Parfait ! Bivouaquons ici. Demain, nous aviserons.
Après un souper frugal, le jeune homme se niche confortablement entre les racines protectrices et laisse son esprit vagabonder. Il se revoit au château, accoudé au balcon intérieur d’où il regarde des couples de danseurs virevolter dans le grand hall d’entrée au pied du majestueux escalier.
Il cherche la princesse des yeux et tout à coup, la voilà, en chemise de nuit au milieu des dames en robe de bal. Elle est pourtant la plus élégante, la plus charmante. Elle s’avance vers l’escalier, s’arrête devant la première marche et lève la tête. Leurs regards se croisent et le jeune homme sent son cœur bondir dans sa poitrine.
Il se doute qu’il rêve, à présent, mais décide que c’est sans importance du moment qu’il ne se réveille pas.
Tres intéressante l'histoire du massacre sous Bidule IV sur le Mont de la Mort: tres bien décrite, en détails, sans noyer les informations. Tres efficace, bravo! On veut presque en savoir plus, meme si la longueur est parfaite...
Egalement concernant la Foret, et l'avertissement du majordome que c'est sans doute la qu'il y aura le plus a observer... cela m'intrigue! Accroche tres efficace également.
Par contre, cette histoire de magiciennes revient sans cesse, que ce soit entre la princesse et sa marraine, ou dans une conversation avec le majordome au début de l'histoire. Pourtant on n'a le sentiment de ne toujours rien en savoir, rien de concret en tout cas... Il faudrait etre plus précise sur les enjeux, tant pour la princesse qui refuse de devenir magicienne, que sur la présence possible des femmes dans la Foret.
Pourquoi sont-elles un probleme? Si la princesse allait en devenir une, c'est bien qu'elle aurait une utilité a l'etre, pourtant les magiciennes sont présentées presque comme une menace, une force "rogue" au sein du royaume qui échappe a tout controle... Il faudrait clairifier, et sans doute restructurer toutes les allusions aux magiciennes jusqu'a maintenant.
La princesse ne vient pas dire au revoir au chevalier????? Impossible!
Le cheval comme "motivational speaker" qui parle du Big Picture: j'adore! Il en faudrait encore plus, a mon avis! C'est drole et cela provoque d'avantage la sympathie du lecteur que ce pauvre chevalier, toujours a hésiter, se plaindre, ou broyer du noir...
La maison de la sorciere en pain d'épice: Super! Et la soeur est végétarienne et folle du bio: encore mieux! Belle trouvaille.
Tes descriptions de la foret qui change comme le jour et la nuit sont tres belles, et mériteraient a etre développées encore plus. On sent l'atmosphere tres particuliere du lieu.
Quelques suggestions :
vous pourriez tomber sur des rassemblements de magiciennes faisant des rituels étranges => au lieu de "faisant", pourquoi pas "se livrant à" ?
Inutile de vous le dire que je n’aime pas ça => j'enlèverais "le"
je suis capable de vous créer un gâteau d’anniversaire dont tout le monde redemande avec des ingrédients excellents pour la santé => le relatif "dont" est un peu étrange ici, ou alors on pourrait écrire : "dont tout le monde veut une deuxième part" ou plus simplement "dont tout le monde raffole"
Hâte de lire la suite !
Peut-être il y manque une partie ..
J'adore toujours les retrouvailles avec ces personnages connus à côté de l'humour du cheval qui le rend attachant !
Le texte est toujours aussi agréable à suivre, avec un clin d’œil aux contes de fée traditionnels.
Peut-être un peu d'action à venir dans le prochain chapitre ?
J'ai noté une coquille au passage :
Arrivé au milieu de la cours -> cour