J’enfonce mon bonnet sur ma tête. La température a baissé depuis la semaine passée. À mon grand regret, mes tours de garde ont bel et bien repris. J’aurais voulu encore en être dispensé, mais ce n’était pas de l’avis de Bévier qui me l’a clairement fait savoir. Je traverse la cour pour rejoindre mon poste. Je suis content d’avoir rajouté une écharpe. On gèle. Je sens que la nuit va être longue. J’escalade l’échelle avec un peu de peine. Mes douleurs au dos n’ont pas complètement disparu. Mon escouade patiente en haut au grand complet. Mes hommes se taisent en me remarquant. Après un bref salut, ils se taisent en attendant que je les répartisse.
- Une chose avant de commencer. Qui sont les nouveaux ? demandé-je.
La relève est finalement arrivée hier. Ce n’est pas trop tôt. Plusieurs bras se lèvent. J’ai un pincement au cœur en pensant à ceux qui sont morts durant le combat. Chacun à leur tour, ils se présentent. Je sors mon carnet et écris leurs noms. Après quelques réflexions, je divise le groupe pour former les équipes.
- Soldats Loon, Godrin, Havel et sous-lieutenant Wallas, vous restez avec moi pour cette garde, terminé-je. Les autres, vous pouvez y aller. Je vous souhaite une bonne nuit. Soyez vigilant.
- Colonel Wolfgard, m’interpelle un soldat.
Je relève la tête.
- Oui, lieutenant Kolin ?
- Heureux de votre retour parmi nous. Vous nous avez manqués.
Je lui donne une claque amicale dans le dos.
- Vous aussi.
Après que les groupes se sont dispersés, le silence retombe. Mes quatre subordonnés s’installent à leur place. J’en fais de même. J’espère que la nuit sera calme. J’appelle Wallas.
- Oui, mon colonel ?
- Tu étais souvent de garde pendant mon absence ?
- Presque tous les soirs. Vu que je connais assez bien le travail.
- S’est-il passé quelque chose de spécial ?
Il glisse une main sous le menton.
- Rien de notable. Le colonel Bévier se plaignait régulièrement de vous et de son boulot.
- Cela ne m’étonne pas, soupiré-je. Bévier a toujours été un douillet. Il déteste ce genre de mission.
Wallas ricane, mais stoppe net après un regard de ma part.
- Aucun problème, le rassuré-je. C’est stupide. On ne devient pas militaire si on ne supporte pas ça.
- Le colonel Darkan pense comme vous, rajoute-t-il en s’asseyant à mes côtés.
Cela me surprend qu’il mentionne Elena.
- J’ignorais que tu connaissais Darkan.
Mon subordonné hausse les épaules.
- Elle vient souvent monter la garde avec nous depuis le combat. J’apprécie discuter avec elle. Elle n’est pas du tout comme on la décrit. Je sais que vous ne vous entendez pas spécialement. Je n’ai pas à décider pour vous, mais vous devriez essayer de sympathiser.
- J’en doute fort, me contenté-je de répondre évasivement.
J’ai un pincement au cœur. Je ne devrais pas, mais je suis tout de même un peu jaloux. Il m’a fallu tellement de temps avant qu’elle ne me fasse confiance. D’un côté, cette jalousie est mal placée. Jusqu’à nos séances de tir, je n’en avais strictement rien à faire d’Elena, alors de là à vouloir sa confiance, c’était le cadet de mes soucis. Cette confiance, Wallas semble l’avoir obtenue directement. Cela ne m’étonne pas qu’elle vienne ici. Elle ne cesse pas de me dire qu’elle n’en peut plus d’être confinée dans cette base. Le grincement de l’échelle met fin à notre discussion. Lorsque l’on parle du loup, celui-ci émerge du noir. Elena ne regarde toujours pas dans notre direction et achève d’escalader les derniers échelons de l’échelle. Elle redresse la tête et la surprise se dessine sur son visage.
- Ah, c’est toi, se contente-t-elle de dire avec froideur.
Je sais que nous devons jouer la comédie. Il n’empêche que cela fait tout drôle. Cela fait longtemps qu’elle ne m’avait pas traité de cette manière. Je me plante devant elle.
- Comme tu peux le voir, répondis-je tout aussi glacial. Que viens-tu faire ici ?
- Vous aider à monter la garde, mais je crains d’être indésirable.
- Effectivement, craché-je. Nous n’avons nullement besoin d’une vipère dans ton genre. Fous le camp.
Elena me regarde quelques secondes, interdite.
- Fous le camp ! m’écrié-je à nouveau.
- T’inquiète, je ne compte pas m’éterniser davantage, réplique-t-elle avec un geste dédaigneux.
Elle tourne les talons et entreprend sa descente. Je l’entends jurer. Spontanément, j’accours pour l’aider. Lorsque j’arrive à sa hauteur, je remarque qu’elle a glissé. Je sais que venant d’elle, c’est fait exprès. Je soupire.
- Décidément, tu m’emmerdes jusqu’au bout.
Je m’apprête à la secourir, mais comme par magie elle retrouve l’équilibre. Elle repousse mes mains et me répond avec un grand sourire :
- Va au diable, Wolfgard.
Je ne peux réprimer le sourire qui se dessine sur mes lèvres. Elle laisse tomber un papier au sol et l’instant d’après, elle a disparu. Je ramasse son message en me relevant. Je reprends un air sérieux. Wallas s’approche.
- Vous ne devriez pas la traiter de cette manière, me reproche-t-il poliment.
J’opte pour le vouvoiement.
- Mêlez-vous de vos affaires, sous-lieutenant.
- Comme je vous l’ai dit, j’apprécie le colonel Darkan.
- Vous avez bien du mérite, ricané-je.
Je déteste ce que je suis en train de faire. Wallas ne se laisse pas démonter et rajoute avec calme.
- Si vous preniez la peine de la comprendre, vous ne vous comporteriez pas comme cela. Accordez-lui une seconde chance, insiste-t-il.
- Sachez, soldat, que je l’ai déjà fait et, croyez-moi, je le regrette encore.
- Vraiment ? s’étonne-t-il.
- Pour moi, quelqu’un qui vous trahit le sourire aux lèvres sans aucun remords ne mérite pas ma clémence. J’étais comme vous, naïf, et je me suis fait avoir. Un bon conseil, tenez-vous le plus loin possible de cette femme, vous ignorez de quoi elle est réellement capable.
Wallas a légèrement pâli. Je m’en veux d’agir comme cela, mais Elena a été claire. Tant que l’on ne connait pas les véritables motivations de Tellin, nous ne prenons aucun risque. Les autres soldats doivent continuer à penser que nous sommes brouillés. Dommage pour Wallas, c’est un type bien, un des rares qui existent encore dans cette base. Mon subordonné s’est éloigné de moi. À l’évidence, il ne souhaite plus me parler cette nuit. Cela tombe bien, je désire être seul. Je passe une couverture sur mes épaules et m’installe confortablement. Je jette un coup d’œil au message d’Elena. « Derrière les gradins après ». J’avale le bout de papier après l’avoir lu. Laissons le moins de preuves possible. Elle parle sans aucun doute de la salle d’entrainement. Elle est venue exprès pour m’en informer. Le fait qu’elle était souvent ici lors des dernières semaines n’éveille en rien les soupçons. Je pense que pour le moment, nous nous débrouillons bien. Il serait plus prudent de ne plus se voir, mais aucun de nous deux n’en a envie. Une bourrasque me fait frissonner. Je resserre ma couverture autour de moi. Faites que ce tour de garde ne pose aucun problème.
Un coup de feu déchire le silence de la nuit. Je me redresse en sursaut. Une nouvelle salve de balles est tirée. Le talkie-walkie grésille à côté de moi.
- Urgent ! Sous-lieutenant Kolin demande colonel Wolfgard, m’appelle-t-on à travers l’appareil.
- Ici colonel Wolfgard. Transmettez !
- Attaque provenant de la forêt ! m’apprend mon subordonné avec inquiétude.
On tire à nouveau.
- Pierre vient de se prendre une balle, m’informe mon subordonné. À vous.
- J’arrive tout de suite. Terminer !
Je donne mes ordres aux restes de l’équipe puis dévale l’échelle. Quand je suis en bas, j’ordonne à un soldat de prévenir Tellin. Celui-ci décroche son téléphone et appelle notre supérieur. Je n’attends pas la réponse et je cours vers la tour Sud. Décidément, moi qui espérais une nuit calme, c’est raté. J’enjambe l’échelle et me retrouve en moins de deux à côté de Kolin. Il fait à nouveau tranquille.
- Au rapport, lieutenant Kolin.
- Les tirs ont commencé après qu’une lueur rouge s’est allumée. Nous ignorons combien ils sont et qui ils sont. J’imagine que ce sont les rebelles qui reviennent à l’assaut.
J’opine. Je ne vois pas qui cela pourrait être à part eux.
- Comment va Pierre ? m’inquiété-je.
- Une balle dans le bras. Rien de préoccupant. On l’a déjà envoyé à l’hôpital se faire soigner.
- Tant mie...
Un tir adverse me coupe. Je m’abaisse par réflexe. Nous ne pouvons rien faire pour l’instant. C’est trop dangereux. Pendant que je réfléchis, on hurle mon nom. Je me penche et découvre Tellin en bas. Je me dépêche de descendre. Je le salue.
- Rapport, colonel, m’ordonne-t-il.
Je lui relate les évènements. Il hoche la tête tout en me fixant. Lorsque j’ai fini, quelques secondes s’écoulent avant qu’il reprenne la parole pour me dire :
- Vous allez partir en éclaireur. Nous devons en savoir davantage avant d’agir.
J’écarquille grand les yeux. Il veut que j’aille me renseigner dehors. Il n’est pas bien ?
- Je vous demande pardon, mon major général, mais si je sors maintenant, je risque de me faire descendre aussitôt, dis-je avec prudence.
- C’est un ordre, colonel. Passez par l’entrée Ouest. Vous revenez le plus rapidement possible. Si par malheur vous êtes pris, ce que je ne vous conseille pas, vous mettez fin à vos jours. Compris ?
Je déglutis. Je n’ai pas le choix. Il serait capable de m’exécuter pour lâcheté. Ce qui lui plairait vu mes antécédents.
- À vos ordres, chef.
Lorsque j’arrive devant la porte ouest, je peine à ne pas trembler. Je dois à tout prix réussir et prouver à Tellin que je suis digne de confiance. Le soldat de garde me laisse sortir le plus discrètement possible. Je m’accroupis. Les bois s’étendent face à moi. Rien ne bouge. J’avance prudemment. Je sursaute au moment où un tir de notre camp se fait entendre. L’ennemi riposte immédiatement après. Ils sont encore là. J’aurais préféré que Tellin s’abstienne. Je presse le pas. Plus vite, j’aurai les informations, plus vite je serai rentré.
J’arrive plus rapidement que prévu à l’orée de la forêt. Je m’accroupis davantage pour réfléchir à un plan. La seule sortie pour quitter le périmètre de la base doit être constamment surveillée. Le mieux serait de passer sous la barrière sans me faire remarquer, mais comment faire ? Celle-ci est toujours électrifiée. Je m’en rapproche et là je découvre avec stupeur que le courant n’est pas mis. Pourquoi ? Je me faufile entre les fils barbelés. Il faudra que je tire cela au clair en rentrant. Le seul élément qui me prouve que des personnes se trouvent dans les bois, c’est cette lumière et les froissements de corps sur le sol. J’en déduis que ce sont les tireurs qui surveillent les mouvements de la base. Je ne vois absolument rien. Il fait beaucoup trop sombre. J’ignore comment m’y prendre. Je pourrais profiter de la pénombre, mais les rebelles doivent être équipés pour cette situation. Ils ont préparé leur coup, nous pas. Je décide de continuer mon avancée. Si je rentre sans information, Tellin me loge une balle entre les deux yeux. Maintenant, c’est une certitude, je hais cet homme. Je sors un poignard de ma veste pour être prêt au combat s’il y en a. Depuis la dernière bataille, je ne m’en sépare plus. Je préfère éviter de me retrouver dans une situation similaire sans être armé. Je reprends ma marche. Comme j’ignore par où commencer, je me dirige vers la lumière. C’est peut-être un piège, mais sans cela je suis perdu. Tout en faisant le moins de bruit possible, j’accélère. Un craquement derrière mon dos me stoppe net.
- C’est toi Orso ? demande un inconnu.
Je me retourne vivement. Pour éviter qu’il n’ameute les siens, je l’assomme. J’hésite à l’achever. Cela me répugne de le faire, mais s’il se réveille avant que je sois rentré, je suis foutu. Je décide de le laisser en vie, mais je le bâillonne et l’attache à un arbre avec une corde que j’ai trouvé dans son sac. Pour plus de précautions, je lui redonne un coup sur la tête. Je suis trop gentil. Si ses collègues me trouvent, ils n’hésiteront pas une seconde. Je reprends mon avancée sans un regard en arrière. Le temps presse. J’arrive enfin à la source. Celle-ci se situe dans un creux. Des voix étouffées me parviennent. Je me redresse pour voir l’intérieur du trou. Un groupe de personnes est assis autour d’un feu alors que d’autres sont debout à scruter les alentours. Je change de position pour éviter d’être repéré, mais pour ça, il faut que je m’éloigne un peu. L’attroupement du centre m’intrigue. Ses membres ont tous une couverture sur les épaules et sont recroquevillés sur eux-mêmes. Je sors mes jumelles que j’ai toujours avec moi pour voir plus clair. Je suis surpris par le visage de certains. On dirait qu’ils souffrent d’une malformation. L’un d’entre eux se lève et se rapproche d’un homme debout. Sa protection tombe au sol. Pour un rebelle, je trouve qu’il est habillé bizarrement. Une sorte de vêtement d’hôpital lui recouvre le corps. Avant qu’il ne puisse parler, un nouveau groupe de rebelles arrive accompagné par de nouvelles personnes abordant également des malformations et les bras chargés de matériel en tout genre. Je commence à comprendre d’où ils viennent, mais j’ignore comment ils ont fait pour sortir. Je saisis pourquoi nos adversaires nous ont tiré dessus, ils voulaient faire diversion pour faire évader des cobayes de la base. Un des rebelles parle un peu plus fort que ses collègues :
- Ce sont les derniers. Nous ne pouvons pas en sauver plus aujourd’hui.
L’homme en face de lui hoche la tête.
- C’est déjà énorme. Prévenons l’autre pour qu’il coupe le courant.
Le rebelle qui vient de revenir sourit avant de répondre :
- C’est fait et cela ne devrait plus tarder. Nous aurons dix minutes pour nous tirer d’ici au plus vite.
Une autre personne saute dans le trou un fusil en bandoulière et court vers eux.
- Tim, appelle-t-il, pressé.
- Que se passe-t-il ? demande le dénommé Tim.
- J’ai retrouvé Yvan assommé. Orso s’en occupe. Un de ces foutus soldats doit se trouver dans les parages.
- Quoi ? s’exclame Tim. Il faut nous…
La fin de sa phrase est couverte par les sirènes de la base qui se mettent à hurler. Le courant est coupé. Un sentiment de soulagement apparait brièvement sur le visage des rebelles avant que leurs traits ne se durcissent à nouveau. Je m’enfuis. Cela ne sert à rien de rester ici plus longtemps. Je progresse à l’aveugle. Des pas pressés martèlent le sol. Ce sont sans doute les tireurs qui se replient. Je me réfugie derrière un arbre et me tasse le plus possible pour les laisser passer. Ce serait idiot de me faire repérer maintenant. Lorsque la forêt est de nouveau silencieuse, je reprends mon chemin. Les sirènes continuent à émettre. C’est le moment de rentrer. Je me lève d’un bond et m’élance. À un tournant, je heurte brutalement quelqu’un. Nous nous étalons au sol. Je me dépêche de me remettre sur pied et sors mon poignard. Je relève le nez pour apercevoir mon adversaire. Mon arme me tombe des mains sous le coup de la surprise. Ce n’est pas possible. Je crois rêver. Je me redresse, mais je suis coupé dans mon élan par un violent coup à la tête. Je tombe à genoux. J’ai juste le temps de croiser le regard désolé de mon opposant avant d’être assommé.