Elle patientait dehors, dans la lumière printanière d’avril nouveau, sur le parvis de la demeure des Trath, que les préparatifs se terminent. Elle observait le manège des domestiques qui chargeaient les chariots jusqu’à ras-bord, les palefreniers qui vérifiaient les harnachements des chevaux, et Myhrru qui donnait des directives à ses chevaliers. Une foule de curieux s’était amassée autour d’eux. Aucune annonce officielle n’avait été faite à propos du départ de la princesse, mais les rumeurs circulent toujours trop vite.
Ira, passive, en retrait, sentait pourtant les regards des badauds sur elle, la crainte qu’elle leur inspirait, la méfiance, voire le rejet. Elle comprenait parfaitement. On ne l’avait pas portée aux nues pour son aide, personne n’était au courant de ce qui s’était passé cette nuit-là. Certains découvraient même qu’elle faisait finalement partie des invités de la couronne, sans aller jusqu’à la considérer comme une amie. Elle était autorisée à circuler, mais sans aucune arme. Si cette décision l’avait vexée en premier lieu, en reconsidérant la question, elle l’accepta. En effet, elle n'était pas certaine de pouvoir totalement maîtriser ses nerfs légèrement susceptibles. Une simple provocation d’un imbécile enivré, et il risquait de finir la gorge tranchée par son impulsivité, mieux valait être prudent, par conséquent.
Elle était habituée aux regards mauvais, mais ceux qu’elle avait en face d’elle n’étaient rien en comparaison de celui, pourtant invisible, de Kerst. L’image fugitive de son visage difforme passa devant ses yeux. Elle ferma les paupières pour la chasser avec une grande inspiration incontrôlée. Elle soupira longuement.
- Tu t’ennuies déjà ?
- Et toi, tu es toujours en retard, Iwan ?
- C’est une de mes qualités, oui, fit-il en riant.
Ira esquissa un sourire. Iwan s’installa à côté d’elle. Il portait son armure de chevalier. Adelle et Lars firent enfin leur apparition. On approcha leurs chevaux, ainsi que ceux de Myhrru et Dubhan, qui partaient aussi pour Heimdall. Ira nota l’absence de la Reine et de Marth. Elle avait remarqué le désarroi du jeune chevalier, désormais capitaine à la place de feu son père Eamon, depuis qu’il avait appris que sa princesse s’en allait bien loin de lui pour en épouser un autre. Un inconnu, qui plus est. En les regardant tous deux mettre le pied à l’étrier, elle trouva pourtant qu’ils étaient bien assortis. Ils lui faisaient penser à deux colombes gracieuses et pures qui convolaient avec élégance. Adelle eut un regard furtif pour Ira. Cette dernière repensa à leur longue conversation de la veille.
« - Quels sont tes projets, Ira ?
- Je n’en ai aucune idée. Depuis que je suis libre de ne plus assassiner des gens, je me sens un peu désœuvrée, je dois l’avouer.
- As-tu conscience que certains ne comprennent pas ton ironie ?
- Je m’en fiche.
Adelle esquissa une grimace.
- La seule chose que je sache faire, c’est me battre. Pas vraiment utile comme compétence en société.
- Tu pourrais devenir chevaleresse. La présence de Myhrru va manquer dans les rangs de la Garde, suggéra Adelle.
Ira manqua de s’étouffer tant cette idée était saugrenue.
- Je pense que la Reine y trouvera à redire. Et puis, hors de question de me retrouver à ses ordres. De toute façon, il va falloir du temps pour que je me fasse oublier. Je ne pense pas pouvoir entreprendre grand-chose d’ici là.
- Tu as sans doute raison. Cela te laissera le temps d’y réfléchir. Sinon, j’ai peut-être une proposition à te faire…
- Je n’irais pas à Heimdall, même si cela serait plus facile, j’en suis consciente, l’interrompit Ira.
- Pour quelle raison ?
Ira fixa longuement Adelle, promenant son regard d’un œil à l’autre, pesant ses mots et ses pensées. Elle finit par baisser les yeux vers la table sur laquelle fumaient leurs tasses de thé au miel. Son regard se perdit dans la contemplation de la brume blanche et chaude qui ondulait sans un bruit.
- J’ai vécu pendant vingt ans dans une cave, lâcha-t-elle avec amertume. Vingt ans sous l’égide d’un monstre qui m’a privé d’une vie normale, d’une famille. De ce monde qu’il me tarde de découvrir avec d’autres yeux que celui d’une criminelle en fuite, de la lumière du soleil, des odeurs de la nature, de la joie d’avoir des amis, du goût des bonnes choses.
Elle saisit sa tasse et la fit tourner doucement pour mélanger le breuvage, puis elle la pencha légèrement pour la montrer à Adelle.
- Je n’avais jamais goûté de miel, ni de thé, avant de venir au château, peux-tu le croire ? Je ne connaissais que des racines sans goût, sans texture, de la viande sèche et dure. Je n’avais jamais ri de bon cœur. Pendant vingt ans, j’ai vécu aux aguets, dans la crainte, la douleur, le froid, l’humiliation permanente. Je ne peux prédire que mes blessures guérissent un jour. Chaque cicatrice que je verrais sur mon corps me rappellera cette souffrance. Tu sais que je me souviens de chaque occasion ? À quoi chacune de ces marques correspond ? C’est un supplice. Quand je pense que ce sont mon frère et mon père qui m’ont infligé tout ça, la douleur est trop forte. Je voudrais parfois en crever tellement que j’en ai mal aux tripes. Je pourrais tomber dans la folie. Je voudrais m’ouvrir les veines et me laisser crever, laisser partir mon désespoir avec mon sang, et m’endormir pour ne plus penser à rien. Mais à quoi ça servirait tout ça ? Toutes les morts qu’il a causées, les vies qui se sont sacrifiées pour qu’on l’arrête, lui ? À quoi servirait la lutte que j’ai menée pour me libérer de son emprise ?
Elle fit une pause. Sa gorge se noua brusquement. Les mots se coincèrent dans ses lèvres. De ses yeux toujours fixés sur la table perlèrent de grosses larmes chaudes qui s’écrasèrent sur le bois sans même mouiller ses joues.
- Je suis là. Je suis en vie. Et quand je regarde d’où je viens, finalement, c’est un petit miracle, reprit-elle d’une voix vibrante. Rien ne pourra être pire, jamais. Je ne veux pas qu’il gagne cette ultime bataille. C’est moi qui l’ai tué. Il ne m’aura pas dans la mort. Je botterai le cul de son fantôme autant de fois qu’il le faudra mais un jour, j’en suis sûre, ça passera. J’oublierai sa voix, son visage, ses coups, ses mots, sa…
Elle cacha ses yeux avec la paume de ses mains car elle avait toutes les peines du monde à maîtriser ses pleurs. Adelle, assise en face d’elle, hésita à parler, à bouger. Elle l’observa, dans toute sa vulnérabilité, qu’elle n’avait jamais laissée paraître. Elle prit alors la mesure de sa carapace. Un bouclier énorme, construit au fil des ans, au rythme des mots blessants et des actes violents, qui se fissurait alors que l’apaisement se faisait une place dans son cœur exsangue. Ce mur se disloquait à présent à travers ses larmes qui semblaient ne jamais vouloir se tarir, secouant son corps frêle de sanglots violents et douloureux.
Adelle se leva alors pour s’approcher d’Ira. Elle s’assit sur la chaise à côté d’elle et passa son bras autour de ses épaules maigres qui tressautaient. Ira releva la tête avec stupeur. Adelle posa ses mains sur celles humides qui avaient fait couler trop de sang, et lui sourit avec douceur, et sincérité.
- Tu as raison. Ça s’arrangera. Le temps fera son œuvre, tu peux me croire. Tu es forte. Et tu n’es plus seule, désormais. »
Ira, en y repensant, se sentait un peu honteuse de s’être laissé aller ainsi devant Adelle. À plus forte raison que quelques mois auparavant, elle avait pénétré dans sa chambre pour la tuer. C’était de toute évidence une illustration parfaite du temps bienfaiteur évoqué par la princesse.
- Il est l’heure, nous sommes prêts, annonça Myhrru.
Adelle et Lars saluèrent la foule. Les chariots se mirent en route. Myhrru adressa un signe à Iwan. Ira sourit à la vue de cette chevaleresse trop émue et maladroite pour s’attarder. Elle songea que parfois, l’amitié n’a pas besoin de mots superflus pour s’exprimer. Peut-être qu’elle en ferait l’expérience un jour.
Adelle s’avança vers eux, équipée d’une nouvelle épée et d’une tenue de voyage simple, ne laissant rien deviner de son statut.
- Bon voyage, lui lança Iwan.
- Merci. Vous serez toujours les bienvenus à Heimdall. Je suis certaine que Myhrru sera ravie que vous nous rendiez visite, dit-elle avec malice.
- Surtout Iwan, rectifia Ira avec un sourire un brin ironique.
- Si j’ai pu m’habituer à toi, nul doute qu’elle en fera autant.
Ira hocha la tête, pas vraiment convaincue. Myhrru était du genre buté. Très buté. Elle était mal placée pour lui en vouloir. Après tout, elle l’avait pratiquement coupée en deux. À sa place, Ira n’aurait pas été aussi conciliante.
- Adieu, puisse Chronos veiller sur vous.
Adelle talonna son cheval pour rejoindre le convoi qui l’emmènerait vers sa nouvelle vie, le cœur léger. Iwan et Ira restèrent immobiles à les regarder partir, disparaître dans le lointain, puis ils attendirent que la foule se disperse.
- Bien, que vas-tu faire, maintenant ? demanda-t-il en se tournant vers elle.
- Mais qu’est-ce que vous avez tous à vous préoccuper de ma vie ?
- Je suis désolé, je ne voulais pas t’offenser…
- … Je plaisante.
Iwan soupira et son sourire délicieux éclaira son visage.
- Je ne sais pas, à vrai dire, reprit Ira. Dans un premier temps, je crois que je vais simplement aller manger un morceau. Le déjeuner doit être prêt à cette heure. Je meurs d’envie d’aller embêter les cuisiniers.
- J’ai une meilleure idée, fit Iwan, les yeux brillants de malice.
- Ah oui ?
- … Que dirais-tu d’une promenade en ville ?
Le corps d’Ira tout entier s’emplit d’une bulle chaude et réconfortante, qui lui dessina un visage empli de joie et de gratitude. Elle regarda Iwan dans tout ce qu’il était, et à travers le filtre de ses yeux, il apparaissait comme la lumière du printemps : doux, vivant, porteur de vie et de l’espoir d’une nouvelle année, d’une nouvelle saison heureuse et féconde. Elle saisit sa main dans un geste bien audacieux pour elle. Elle était à son image, enveloppante, chaleureuse, rassurante.
- C’est une excellente idée.