Chapitre 55 - Apaisement

J’eus toutes les peines du monde à ne pas m’endormir dans l’amphithéâtre avant d’être enfin en week-end vendredi à 13 heures. La veille, il m’avait fallu patienter avant de trouver le sommeil. Le temps de reprendre une douche et de me mettre au lit, je m’étais couchée à deux heures du matin. J’avais ensuite peu et mal dormi.

En sortant de l’université, je suivis pour une fois quelques-uns de mes condisciples de fac et déjeunai au resto U. L’ambiance pouvait y être aussi détendue que les repas y restaient infâmes semaine après semaine, mais c’était agréable d’y refaire le monde et l’enseignement entre amis. Le petit groupe habituel d’une dizaine d’étudiants, auquel je faisais partie par intermittence, envisageait une sortie pour le samedi soir. L’idée semblait être d’écumer les bars et de danser. Ça m’allait très bien, et j’acceptai de me joindre à eux. Éric serait chez ses parents tout le week-end. Je n’avais pas envie de rester chez moi quarante-huit heures à ruminer mes extravagances.

 

Je débutai mon après-midi en me gavant de pop-corn au cinéma, devant « Nouveau départ », comédie romantique dégoulinant de sucre autant que mon cornet de maïs soufflé, mais à laquelle Scarlett Johansson et Matt Damon, qui faisait toujours une excellente alternative à Ryan Gosling dans mes fantasmes, apportaient leur charme. Éric n’avait pas mauvais goût concernant les femmes – d’ailleurs il sortait avec moi, non ? – mais tout de même, malgré l’indéniable beauté plastique de son it-girl favorite qui avait joué ton sur ton dans Gossip Girl, l’extraordinaire sensualité de Scarlett, sur grand écran, me sembla inégalable. Néanmoins, et puisque virer de bord n’était pas dans mes projets, mes yeux furent principalement accaparés par Jason Bourne, ou Will Hunting, enfin bref peu importait l’enveloppe, ce type me rendait dingue. La minceur du scénario, hautement prévisible, ne vint pas obscurcir ma délicieuse séance de régression et je sortis de la salle deux heures plus tard avec l’impression d’avoir quatorze ans et un kilo de plus.

 

J’allai ensuite flâner à la Fnac où je rattrapai mon retard sur les sorties de ces derniers mois dans les rayons musique et littérature.

Je résistai au fou-rire devant l’étalage de photos censément sexy de Matt Pokora. La parution récente de son dernier album s’accompagnait d’une promotion comme toujours de très bon goût, ciblée sur le physique du bellâtre mulhousien, dont Pierre Desproges aurait certainement dit que lui aussi affichait un inoxydable « sourire aussi élégant qu’une cicatrice de césarienne ratée ». J’étais très fière que Charlotte ne soit jamais tombée dans la vénération de l’idole des collégiennes. Ma sœur était bien trop indépendante d’esprit pour ça. Et elle ne vénérait que les chauves-souris.

En revanche, je mis dans mon panier le sublime « Old Ideas » de Leonard Cohen, que je me promettais d’acheter depuis déjà deux mois. Afin de ne pas donner l’impression d’avoir à la fois soixante-dix ans et la maladie de Benjamin Button, je cherchai quelques nouveautés d’artistes modernes. Je n’avais rien de spécial contre Madonna ou Katy Perry, dont il m’arrivait d’apprécier les titres, mais pas au point d’en acheter un disque… Jenifer venait de sortir un live qui visiblement ne s’écoulait pas aussi bien que prévu. Je ne me sentis pas l’âme charitable, et me demandai si, à tout prendre, je ne préfèrerais pas acheter du M. Pokora ! Le cinquième album de Susanne Sundfør venait de paraître, et était disponible en écoute gratuite. J’avais entendu parler de cette chanteuse norvégienne, sans jamais avoir pris le temps de la découvrir. Quelques extraits des premiers titres de « The Silicon Veil » suffirent à me bouleverser. Cette voix et ces sonorités influencées par le jazz, tout en incorporant avec intelligence les tendances électro actuelles, m’évoquèrent instantanément l’intemporalité d’une Tori Amos, voire de Kate Bush. Les fragments de texte qui pénétrèrent mon âme parlaient de fracture, de barrière dans notre relation aux autres. Certaines rencontres artistiques sont avant tout des instants de vie, comme si subitement quelqu’un venait, par son talent, nous signifier que non, nous ne sommes pas seuls.

Je rajoutai ensuite à la pile grossissante de mes achats, le disque de Bob Sinclar qui était paru fin janvier. Celui-ci serait pour Éric. Il me semblait plausible qu’un amateur de David Guetta puisse apprécier une variante sous cette forme.

Je trouvai ensuite de nombreux livres, accumulant mes emplettes comme je les avais toujours faites en la matière : peu m’importaient les genres, j’attendais simplement qu’une quatrième de couverture me mette l’eau à la bouche, fût-ce celle d’un roman, d’un polar, d’une épopée historique, d’un essai sociologique… J’avais un week-end entier devant moi, toute seule, et j’avais envie de lire. Je tentai même le roman en VO, attrapant dans le rayonnage bilingue le dernier Stephen King, « 22/11/63 », qui n’avait pas encore été traduit en français. Les aventures de ce personnage remontant le temps d’une cinquantaine d’années pour tenter d’influencer le cours de l’histoire en empêchant l’assassinat de Kennedy me captivèrent et me tentèrent. Revenir en arrière et changer le cours des événements, voilà un thème qui me parlait… Neuf cents pages en anglais ? Même pas peur !

Je passai enfin en caisse vers 19 heures et payai davantage de livres, de disques, de DVD également, que mon train de vie d’étudiante ne pouvait s’offrir en une année. Remonter le cours des évènements et en bouleverser le déroulement, certes, mais avec quel argent aurais-je payé si j’avais subitement annulé mes faits et gestes de ces deux derniers mois ? Que dirait Stephen King de tout cela ?

 

Avant de rentrer je m’installai sous une terrasse couverte et commandai une salade gourmande et une bière. J’appelai Éric.

 

-Salut ma chérie.

-Salut beau gosse, tu vas bien ?

-Je suis dans le train, là.

-Ah tu partais dès ce soir ?

-Oui, c’est aussi simple comme ça.

-T’as pris tes cachetons de Tranxène ?

-Quitte à me déstresser je préfèrerais un bon massage tantrique.

-Ben voyons !

-Avec toi, évidemment !

-Encore heureux. Tu rentres quand, alors ?

-Tout dépend de mes parents. S’ils se mettent sur la gueule, je suis capable de les planter et de les laisser se démerder.

-Tu crois que ça peut aboutir à de telles extrémités ?

-Non, ça va être verbal, insidieux, comme d’habitude. Je vais me concentrer sur le déménagement de mon père, en essayant de ne pas rentrer dans leur jeu.

-Bon courage !

-Ouais… a priori je rentre dimanche soir. Si j’arrive pas trop tard je t’appelle ?

-Bien sûr. Je te ferai un massage tantrique avec uniquement le petit body turquoise.

-Je suis dans le train, là…

-Et c’est interdit de bander dans un wagon de la SNCF ?

-Mais toi t’es où, j’entends du bruit ?

-A une terrasse, en face d’une bière et j’attends ma salade.

-T’es toute seule ?

-Ouais, abandonnée de tout le monde, t’as vu ça ?

-Y’avait pas Mélanie pour te tenir compagnie ?

-Alors déjà, ça fait un bail que j’ai plus peur dans le noir ni quand je suis seule, et puis j’ai d’autres copines que Mélanie, et justement demain je sors. Pour aujourd’hui, je suis très bien comme ça, assise avec moi-même.

-J’aimerais bien être avec toi.

-Si tu rentres vraiment trop tard dimanche, on se voit quand ?

-Mardi soir, si tu veux.

-Je veux.

-Bon, ben je vais faire quelques séances de méditation bouddhiste avant d’arriver.

-Pense à mon body turquoise.

-T’es dure, là.

-Pas toi ?

-Je t’embrasse.

-Moi aussi.

 

Je raccrochai, souriant toute seule de la discussion. Un couple de trentenaires assis à la table d’à côté riait de m’avoir entendue. J’avais parlé un peu trop fort. Tant pis ! Dans le meilleur des cas, monsieur aurait des idées toutes neuves pour un futur cadeau coquin à offrir à madame.

Je fis un tour aux toilettes de la brasserie, qui étaient propres et me permirent de réaliser ma petite idée. J’enlevai rapidement mon chemisier à fleurs ainsi que le soutien-gorge blanc et restai seins nus, en jean, dos au carrelage beige. Je pris mon smartphone, tendis la main aussi loin que je pus et pris une sorte de selfie, quelques années avant que cela ne devienne un phénomène de société. Je fis un petit clin d’œil qui se voulut coquin au moment où l’appareil déclencha le flash puis regardai l’écran. Après deux nouvelles tentatives je finis par obtenir l’effet souhaité. La photo cadrait mon visage et ma poitrine nue. Un bras passait négligemment derrière ma tête, mon œil ouvert envoyait une invitation malicieuse, et ma bouche bien rouge mimait un baiser.

Je retournai m’assoir. Ma salade était arrivée. J’envoyai la photo à Éric, en pièce jointe d’un mms dans lequel je rédigeai sobrement « pense à moi ».

 

En arrivant dans mon studio, j’entendis à quelques gloussements évocateurs provenant de l’autre côté du mur, que Mélanie n’avait plus ses règles. Chacune son tour ! J’avais les miennes depuis le matin. Elles s’intercalaient dans le week-end où Éric était absent, juste après ma soirée chez Kevin, avec un surprenant sens du timing.

Je rangeai mes achats en riant toute seule du bruit de fond provenant du studio d’à côté, me demandant qui d’Amine ou de Vincent avait le plaisir de profiter des magnifiques rondeurs de ma sicilienne de voisine. A moins que ce ne fût ce troisième jeune homme dont elle m’avait parlé, comment s’appelait-il déjà… ? Il faudrait que je mène l’enquête dès demain.

 

Je m’installai sur mon canapé, emmitouflée dans un énorme pull anti-sexy au possible, avec un thé aux agrumes, et me plongeai dans un roman jusqu’à quatre heures du matin où je me forçai à me coucher tout en ayant encore envie de lire.

 

Mélanie me réveilla à midi en tambourinant à ma porte. J’allai ouvrir dans un état second.

 

-J’arrête par de t’appeler depuis tout à l’heure, mais tu décroches pas, t’es sur vibreur ou quoi ?

-Ouais mon canard sextoy n’a plus de pile, alors j’ai pris le dernier truc qui vibre…

-Mais c’est quoi cette tête ? Je te tire du lit ?

-Oui.

-A midi ?

-Oui.

-T’as trompé Éric avec qui ?

-Avec mon smartphone je te dis. A chacun de tes appels j’ai eu un orgasme. Tu veux pas m’appeler un dernier p’tit coup ?

-Ok c’est la grande forme, je vois. Mais ouvre donc tes volets, il fait un temps magnifique !

 

Aussi à l’aise que chez elle, Mélanie fit coulisser les stores et le soleil d’avril inonda mon studio. Je la suivis en trainant les pieds dans mes grosses chaussettes en laine.

 

-C’est quoi ce débarquement ? Faut sauver Pompéi une deuxième fois ?

-Pompéi c’est pas en Sicile, ignare.

-Comme s’ils ne bouffaient pas des spaghettis quand même…

-Mais tu t’es couchée à quelle heure, pour être encore dans les vapes à midi ?

-Chais pas, moi, un truc genre quatre heures.

-Mais qu’est-ce que t’as foutu ?

-Depuis quand t’es ma mère, rappelle-moi… ?

-Allez va à la douche, je te fais un café.

-Non mais je rêve, là…

 

Je pris une douche et enfilai un t-shirt et un vieux jean. Quand je sortis de la salle de bains, un café m’attendait à côté de deux croissants.

 

-Sans rire, tu m’as officiellement adoptée ?

-Allez, profite, c’est tout !

-Ils viennent d’où ces croissants ?

-Vincent en a acheté une bonne douzaine ce matin avant de partir de chez moi, et comme c’est pas dans mes plans de prendre deux kilos, je partage.

-Ma cellulite te dit merci. Donc c’était Vincent ?

-Les croissants ?

-Non, les orgasmes…

-Ah, oui, t’étais là ? Je suis passée en toute fin d’après-midi mais y’avait personne.

-J’ai passé l’après-midi et le début de soirée dehors. Mais on dirait que tu me cherches depuis vingt-quatre heures, dis-donc !

-Figure-toi que je me demandais comment ça s’est passé avec Kevin, andouille !

-Tu t’inquiètes pour moi ?

-Oui, ma poulette !

 

Le café était dosé à l’italienne. Nul doute qu’après deux tasses comme ça je serais prête à faire le tour de la ville sur un pied… Mais il était bon et il me fit du bien. Les deux croissants disparurent sans le moindre sentiment de culpabilité lié à une cellulite dont les miroirs de l’armoire de Kevin n’avaient mis en évidence aucune trace alarmante.

 

-Ça va, avec Vincent ?

-Oui, plutôt bien.

-Cool. T’avais pas un nouveau mec sur le feu ?

-Jules, oui, mais ça ira comme ça ! Hésiter entre Amine et Vincent c’est déjà du luxe, alors…

-Tu deviens sage ?

-Peut-être que tout arrive.

-Tiens, j’ai un truc pour toi.

 

Je pris sur une chaise un coffret que j’avais mis de côté en rangeant mes achats de la veille. C’était un best-of de Carmen Consoli, l’une des rares chanteuses siciliennes que je connaissais vaguement.

 

-C’est pour moi ?

-Ben oui.

-Mais c’est super chou, je l’adore, en plus !

-Tu me feras découvrir, alors.

-Mais tout de suite, ma poulette.

 

Mélanie alluma ma platine et le rock italien acheva de me réveiller.

 

-En quel honneur ?

-Peut-être simplement parce que je t’aime…

-Je vais devoir te rouler une grosse pelle, et on va être gênées toutes les deux.

-Désolée pour tes fantasmes lesbiens, je suis indisposée.

-Merci, en tout cas, c’est gentil.

-Mais de rien. Merci à toi d’être là.

-Même envahissante, comme ça ?

-Même !

-Bon, tu me racontes, ton footballeur ?

 

Je narrai le fil de la soirée à Mélanie qui hurla de rire aux évocations successives du lit en cuir et à led bleues, du dvd des extraits de match et de la brouette thaïlandaise. Elle trouva par contre de très bon goût l’ensemble Aubade que Kevin m’avait offert, et fut impressionnée par le récit de mon grand écart.

 

-Tu sais le faire depuis longtemps ?

-Je sais LES faire depuis l’âge de sept ans.

-Les ?

-Le latéral, que j’ai exposé à Kevin, et le facial, quand tes jambes partent en face et derrière ton buste, et non pas à droite et à gauche.

-Donc une soirée réussie ?

-Financièrement fructueuse, sexuellement mitigée, avec du bon et du moins bon, et humainement discutable.

-Discutable ?

-Je crois que je vais arrêter un peu mes conneries, et me contenter des massages.

-Qu’est ce qui t’a décidée ?

-Tu veux vraiment savoir ?

-Ben oui. 

-Je me suis VUE.

-Comment ça ?

-Dans son putain de miroir.

-Et alors ?

-Ça fait un choc.

-Bah ! T’as pas trop à craindre de ton image.

-Je ne parle pas de mon minois ou de mon cul. Je me suis vu baiser.

-Tu n’avais jamais eu cette occasion ?

-Euh non, pourquoi, tu fais des sextape toi ?

-Non, mais le faire devant un miroir ça m’est arrivé.

-Bon, mais c’est pas de ça que je parle, t’as pas compris ce que je voulais dire.

-C’est pas toi que tu n’as pas aimé voir, c’est la situation autour.

-J’ai vu Lola.

-C’est pas un peu facile, de résumer ça comme ça ?

-Bien sûr que si, mais c’est surtout plus synthétique que de dire « j’ai au fond de moi une souffrance non résolue et non identifiée qui dédouble une partie de ma personnalité et qui crée une espèce de personnage dual sans la moindre inhibition, qui accède à ce naturel que j’aimerais pouvoir ressentir en toutes circonstances, qui joue à la fois les avant-gardistes en terme de fantasme à réaliser et les exploratrices pour ceux que je n’avais même pas imaginés, qui n’est jamais coincée contrairement à moi, qui n’a peur de rien et qui assume tout ce qu’elle fait, mais qui malheureusement oublie que la vie est faite de renoncements, de deuils et d’adaptation au principe de réalité, et non pas d’une unique soumission à celui de plaisir ».

-Je te l’accorde.

-Bien. Donc ce que je t’explique, c’est que j’ai vu ce que ce personnage de Lola, quand elle prend le pouvoir en moi, quand je prends son prétexte, plutôt, est capable de faire. Alors évidemment, j’y étais, chez Kevin. Mais là, me voir telle quelle… Ça m’a choquée. 

-Bon, t’as eu une grosse prise de conscience, donc.

-Quelque chose dans ce genre.

-Et du coup t’es sortie de chez lui et t’as dit « stop » ?

-Pas comme ça, non… Je suis rentrée en taxi, je ne voulais pas qu’il sache où j’habite.

-T’as bien fait.

-Ouais. Et dans le taxi, tu sais, t’es assise un peu comme une conne à l’arrière, et tu te refais le film.

-Et la deuxième vision n’était pas meilleure que la première.

-Disons que j’ai tout déroulé avec l’image du miroir en tête, quoi…

-N’aie pas honte de toi, ma poulette.

-Non, j’ai pas honte, j’ai fait ce que j’ai fait. Mais s’entêter serait stupide. Et suicidaire.

-Tu es consciente que les trois gus avec qui tu as couché vont sûrement vouloir recommencer.

-Je leur expliquerai. Ils se contenteront des massages.

-Très bien, ma poulette ! Je suis soulagée, pour tout te dire.

-Oui ?

-Oui, je voyais bien que ça te travaillait, tout ça.

-J’imagine, oui.

-T’as fait tes expériences, t’as pris de l’avance niveau fric, bon…  voilà, te tracasse pas davantage, maintenant.

-Merci pour les croissants.

-De rien. Tu fais quoi de ton week-end ?

-Je vais sortir avec des amis de la fac, ce soir, et demain je bosserai mec cours. Éric rentre demain soir, mais il ne sait pas si ce sera possible qu’on se voie. Et toi ?

-Ce soir je suis avec Amine, je dors chez lui et je rentre dans l’après-midi.

-Gourmande.

-Oui… Sinon mon client a choisi lundi de la semaine prochaine pour le quatre mains.

-Ah, oui, je me demandais, justement… Donc c’est quand ?

-Le lundi 23 à 13h15.

-Mais je serai en vacances, donc si toi ça t’arrange de le faire un peu avant, vas-y.

-Alors je vais lui proposer de l’avancer à 12h30, si ça te va.

-Mais oui, parfaitement, et après j’enchaine avec mes propres rendez-vous.

-Ok je le rappellerai.

-Il s’appelle comment ?

-Jean-Christophe. Il a trente-huit ans, je le connais depuis un an, il vient régulièrement.

-Impec !

 

Quand Mélanie fut rentrée dans son appartement, je continuai de me laisser bercer par ce besoin de légèreté que je ressentais depuis la veille et mes errances en ville. Une partie de moi était soulagée par cette décision que mon état d’esprit plus serein avait permis de mûrir et qui s’était imposée comme une évidence. J’avais fait ce que j’avais fait. Et il faudrait sans doute que je vive avec ça sur la conscience désormais. Mais il n’est jamais trop tard pour s’arrêter d’être conne !

 

Je retrouvai sous une pile de linge mon maillot de bain noir une pièce, qui me servait à nager et non à batifoler entre amis ou à la plage, où le bikini s’imposait davantage. Mes envies subites de lire toute la nuit se complétaient d’un besoin de retourner nager, ce que je n’avais plus fait depuis plusieurs mois.

Une demi-heure plus tard j’entrai dans la piscine municipale, desservie par le tram, et enchainai les longueurs pendant près d’une heure jusqu’à avoir deux kilomètres dans les jambes et les bras. Epuisée, je ressortis dans la douceur printanière, cheveux courts encore légèrement humides.

Evidemment, jeune femme seule un samedi après-midi, en maillot de bain, même une pièce, et même noir sans échancrure ni rien de spécialement sexy, je m’étais faite aborder trois fois par quelques gars venus autant draguer que nager. Attirer les mecs n’était pas dérangeant en soi. C’est la façon de faire qui conditionne le ressenti d’une femme. Deux d’entre eux furent courtois, proposèrent leur bagou et tentèrent leur chance, puis acceptèrent mon refus poli et souriant. Le troisième se montra plus désagréable et insistant, comme si le fait de ne pas succomber à son charme évident en m’allongeant cuisses ouvertes sur le carrelage des vestiaires, était une injure à sa nécessaire suprématie et à son charisme forcément suffisant. Il me suivit jusqu’à l’arrêt de tram, sans que je sache s’il voulait m’impressionner, m’intimider, ou simplement prendre la même rame que moi parce que c’était son chemin à lui aussi. L’affluence eut raison de son harcèlement, autant que ma plus totale indifférence. Je ne montrai ni agacement, ni anxiété, et à aucun moment mes yeux ne se posèrent sur lui. Je ne savais que trop bien qu’avec ce genre d’individus, toute réaction, quelle qu’elle soit, les conduit à accentuer leur pression et à prendre prétexte pour tourner en agressivité le moindre battement de cil et le moindre signe d’impatience. Quand je montai dans le tram, il ne me suivit pas, et se contenta de lâcher un dérisoire « vas-y connasse, fais pas ta star, tu te prends pour qui ? » qui s’évanouit dans l’air comme un pet malodorant.

 

-C’est pénible, n’est-ce pas ?

-Oui, répondis-je à la quadra qui avait assisté à la scène finale quand les portes de la rame s’étaient ouvertes.

-Ils méritent des baffes.

-Ils ne méritent en tout cas pas qu’on réagisse, mais c’est surtout triste d’avoir si peu de respect pour les femmes et pour soi-même.

 

Je rentrai chez moi, le corps délassé par la natation. Nager avait toujours un effet bienfaisant sur moi, et je me sentais sereine. Ce calme apparent était pour beaucoup dans mon absence de surenchère avec la petite tête vide qui m’avait asticotée au sortir de la piscine. Installée sur mon canapé avec mon bouquin, un chocolat chaud et quelques biscuits, je plongeai dans la narration jusqu’à ce qu’il me faille allumer mes lampes pour continuer à lire. C’est alors que mon smartphone sonna. Il était près de huit heures. C’était Charlotte.

 

-Salut p’tite sœur.

-Ça va ?

-Très bien et toi ? T’es pas avec Loïck, un samedi soir ?

-Si, je suis en voiture, papa m’emmène à une soirée pour l’anniversaire d’une fille de la classe et je le retrouve là-bas.

-Fais-lui une bise.

-A Loïck ou à papa ?

-Aux deux.

-D’accord ! Dis, j’ai vu avec Loïck et en effet ce serait bien que je vienne chez toi le week-end du 28.

-Ça me va très bien. Tu arrives quand ? Le vendredi soir ?

-Oui je passe deux nuits, ce coup-ci, si ça ne te dérange pas.

-Au contraire, ça me fait plaisir, Charlotte.

-Tu reprends les cours le lundi 30, c’est ça ?

-Oui.

-Donc j’arrive vendredi 27 en fin d’après-midi et je repars dimanche.

-On fera comme en février, je repars avec toi et je passe l’après-midi avec les parents.

-Génial. Je te dirai quel train je prendrai.

-Oui, y’a pas l’feu.

-Je te laisse, on va arriver. Tu sors, toi aussi ?

-Oui mais plus tard.

-Bonne soirée alors, gros bisous.

-Je t’embrasse, Charlotte.

 

Après ces heures de cocooning qui m’avaient fait le plus grand bien, j’étais ravie de retrouver quelques potes d’amphi en ville. J’enfilai ma jupe à losanges colorés avec des collants opaques, un chemisier blanc, et mes bottines basses à talons, et sortis passer une soirée dans la continuité de ces quarante-huit heures régénératrices au fur et à mesure desquelles j’avais vraiment l’impression d’avoir repris le contrôle de ma vie après que celle-ci eut touché le fond quelque part dans la maison d’un footballeur.

Le rendez-vous avait été donné dans un bar des rues piétonnes de l’hyper-centre, non loin de celui où j’avais rencontré Éric un soir de déprime. Je ne connaissais pas celui-ci, et découvrit un lieu original, grouillant d’une musique orientée rock voire ponctuellement metal, dont les basses cognaient dans tout le corps avant même d’en avoir franchi le palier. L’ambiance y était chaleureuse et, malgré la musique provenant de l’arrière-salle, il était possible d’y tenir une conversation. L’atmosphère gentiment gothique tournait autour d’un arbre remarquablement imité, reconstitué derrière le comptoir zingué, et dont les branches se ramifiaient dans toutes les directions, recouvrant une partie du plafond de la salle d’une magnifique parure feuillue. Les lumières provenaient de petits abat-jour posés sur les tables et de quelques spots encastrés dans les murs en pierre blanche. La spécialité locale semblait être le cocktail, qui se déclinait à l’infini dans des verres aux formes improbables remplis de breuvages aux multiples couleurs et décorés de fruits frais et de pailles fluorescentes.    

Je bus quelques verres et passai l’essentiel de la soirée à danser, redécouvrant avec plaisir les titres de Nirvana et un semblant d’insouciance.

Nous restâmes jusqu’à la fermeture du bar, à trois heures du matin, et je rentrai, pieds martyrisés et tympans bourdonnant, me vautrer sur mon lit sans prendre la peine de me démaquiller, ce dont ma transpiration s’était du reste chargé tout au long de ce début de nuit.         

 

Ce ne fut pas Mélanie qui me réveilla, cette fois-ci, mais Éric. Mon portable sonna vers 11 heures et je réussis à décrocher avant qu’il ne passe sur messagerie. Ma voix me fit l’effet de sortir de la bouche d’un vampire qui aurait abusé du coton hydrophile pour épancher les ruissellements sanguinolents en provenance de ses dents acérées.

 

-Oué ?

-Euh… Léa ?

-Attends, je vais lui demander… ouais, c’est elle.

-Ça va ?

-Me réveille.

-Merde excuse-moi.

-Ch’te pardonne.

-Mais tu as l’air complètement barrée.

-Pas que l’air. Tu me laisses une minute ?

-Oui, bien sûr.

-Je te rappelle.

 

J’allai dans ma salle de bain et m’aspergeai le visage d’eau glacée. Mes yeux brillaient comme s’ils avaient été fiévreux et mon mascara les entourait grassement en écoulements sombres de chimie non waterproof. J’avais une tronche tout à fait dans le ton du décor de cathédrale abandonnée du bar de la veille. Je me tartinai rapidement de lotion démaquillante, et me rinçai à nouveau à l’eau froide. De brillants, mes yeux étaient passés à rouges. Associés à mon teint blafard, ils me faisaient de plus en plus ressembler à la maîtresse de Dracula.

Je repris mon smartphone et rappelai Éric, allongée sur mon lit.

 

-C’est bon, ça va mieux.

-Mais qu’est-ce que t’as fait hier soir ?

-Un bar, avec ceux de mon amphi. Me suis couchée à 4 heures.

-Trop bu ?

-Non, même pas, mais dansé, et entre les cocktails, la chaleur de l’endroit, la musique…

-T’es explosée.

-Voilà. Bon mais toi, dis-moi ?

-Ça va, ils prennent sur eux. Je crois qu’ils ont honte de me donner un tel spectacle, et du coup ça les freine dans leurs règlements de compte.

-Une réaction humaine, donc, c’est bien. Et t’es où, là ?

-Dans le studio que mon père a loué. Je vais l’aider à déballer ses affaires.

-J’imagine qu’il n’est pas en grande forme.

-Tu imagines bien. Donc c’est difficile de rentrer trop tôt, tu comprends ?

-Bien sûr.

-Je repasserai chez ma mère en fin d’après-midi, histoire de ménager tout le monde, et je rentre ensuite. Difficile de savoir à l’avance quel train je réussirai à choper.

-Tu me diras et on avisera.

-Au fait pour la photo…

-Oui … ?

-C’est malin !

-Me dis pas que tu n’étais pas content…

-C’est bien ça le problème, je l’étais même beaucoup plus que je ne l’aurais souhaité dans un TER !

-Oh je suis désolée, vraiment, si j’avais su, j’aurais jamais fait une chose pareille.

-C’est ça, fais ta maligne, tu vas voir ce que tu vas prendre…

-Des promesses !

-T’es super belle.

-T’es devant la photo, là ?

-Euh oui.

-Tu bandes ?

-Oui.

-Si tu ne rentres pas trop tard, je m’occuperai de ça.

-Des promesses…

 

Je me levai et mis un peu de temps avant que mon cerveau ne soit dans un état compatible avec mes activités d’étudiante. Après un copieux petit-déjeuner, j’allumai le portable de Lola et passai en revue les quelques sms et appels reçus. Deux messages retinrent mon attention. Je répondis à leurs auteurs de m’appeler dans la journée pour obtenir les renseignements souhaités et planifier un rendez-vous le cas échéant.

Enfin, je me mis au travail et fermai la parenthèse de mes deux journées débridées au cours desquelles je venais de solder une semaine d’escorting, dont j’avais décidé qu’elle serait la première et la dernière.

 

Léa repassait au premier plan, tentant la médiation forcée avec son double.

                                                                                      

We are in capsules

Slip away

Disloyal

To the doctors

 

The sea in hungry

All the waves

The sea is hungry

Slip away

 

We are unwanted

Slip away

We are not needed

Slip away

 

To the dead see

Ring the bells

Cut the wires

Ring the bells

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