Natesa arriva un matin nuageux, à bord d’un chariot qui contenait tous ses biens et ceux de Laomeht.
Le remue-ménage tira Imes du sommeil. Il s’extirpa du tas de foin qui lui faisait office de matelas et se lava au-dessus d’un seau d’eau dans un coin de la grange. Encore vaseux, il traversa la cour pour rejoindre la cuisine. Là, il eut la surprise de découvrir non pas une, mais deux étrangères.
La pièce n’était pas conçue pour accueillir autant de monde. Pour une fois, Sidon et Cléodine étaient d’humeur aussi joyeuse l’un que l’autre et s’entretenaient à bâtons rompus avec les nouvelles arrivantes. Dès que Laomeht remarqua Imes dans l’encadrement de la porte, il le harponna et entreprit de le présenter à sa chère et tendre, ajoutant encore au brouhaha.
Natesa ne ressemblait pas à l’image qu’Imes s’était faite d’elle. Petite et rondelette, elle avait une attitude directe et confiante. Elle canalisait avec une autorité indéniable les excès de Laomeht, mais s’exprimait avec une calme jovialité. Son rire résonnait comme un coup de tonnerre.
Étourdi par tout ce bruit et cette agitation, Imes en oublia de demander qui était la jeune femme aux vêtements sombres qui sirotait un thé à côté d’elle, indifférente à la conversation.
Prévenu la veille de l’arrivée de Natesa, Sidon avait déjà trait les lorons et renvoyé Perin pour la journée. Bientôt, Imes fut recruté pour sortir la lourde table de bois massif dans la cour et prêter son aide à la préparation d’un festin.
Sidon avait pris Laomeht au mot. Sa réunion de famille se ferait en grande pompe ou ne se ferait pas… non pas que cela déplut au principal concerné. Visiblement enchanté d’avoir rassemblé tous ses êtres aimés autour de lui, Laomeht plaisantait avec Sidon, déposait un baiser sur les lèvres de Natesa, voletait jusqu’à Cléodine et s’interrompait soudain le temps de serrer Imes dans ses bras. Pris de court, Imes stabilisa en catastrophe la pile d’assiettes qui avait failli lui échapper. Son frère s’était déjà éloigné vers d’autres horizons.
Il sourit. Malgré son choc initial lorsque Laomeht lui avait exposé ses intentions, il prenait plaisir à voir tout le monde d’aussi bonne humeur. Même Pan s’était autoproclamé guide des chucrets nouveaux venus. Imes le vit traverser la cour à la tête d’une file indienne de fourrures rouges et violettes.
La matinée touchait à sa fin lorsque le dernier invité descendit la colline. Laomeht courut à sa rencontre. Jebellan atteignit la ferme sous le feu de son bavardage survolté.
— Regardez qui arrive lorsque tout est déjà prêt ! s’exclama Natesa.
— Tu sais que je n’accepte les invitations que si je n’ai plus qu’à mettre les pieds sous la table. J’espère qu’on mange bientôt, j’ai une faim de javon.
Natesa tendit une joue péremptoire. Jebellan se pencha pour y déposer une bise. Leur différence de taille était presque comique.
— Tu en as mis, du temps, lui dit-il. Je n’en pouvais plus de l’entendre geindre. Il est insupportable quand tu n’es pas là.
— Tout ça parce que j’insiste pour te sortir une fois par jour ! protesta Laomeht.
— Je ne suis pas une plante en pot.
Natesa coupa court à leur chamaillerie d’un mouvement impatient de la main, bien qu’elle sourît avec toute l’assurance d’une femme qui se savait indispensable. Elle désigna à Jebellan le chariot immobilisé près de la grange.
— J’ai amené toutes les affaires que tu m’as demandées. Avec un cadeau en plus.
Jebellan dressa les sourcils. L’inconnue choisit cet instant pour émerger du corps de ferme.
— C’est-à-dire moi ? dit-elle. C’est charmant d’être comparée à un paquet.
— Tu parles d’un cadeau, convint Jebellan.
Son sarcasme le masquait bien, mais il paraissait agréablement surpris de sa présence. Le cœur d’Imes se serra.
Il se morigéna aussitôt. Il avait mieux à faire que d’espionner la conversation de personnes dont il ne connaissait presque rien et d’en tirer des conclusions hâtives sur leurs relations. Que la jeune femme soit pour Jebellan une sœur, une cousine, une amie ou une amante, cela ne le regardait pas. Il cessa de s’atermoyer sur la position des chaises et se retira.
— Qu’est-ce que tu fais là ? entendit-il Jebellan demander.
— Du tourisme, répondit-elle.
Imes passa la porte de la cuisine.
— Jebellan est arrivé, si tu veux aller le saluer, informa-t-il Cléodine d’une voix égale.
— Oh, volontiers. Tu devrais venir te présenter, Sidon. C’est un brave gars, Laomeht aurait pu trouver bien pire comme partenaire.
Sidon grogna un assentiment tiède. Cléodine pinça les lèvres, mais resta autrement impassible. Elle adressa un rapide sourire à Imes, qui nota avec un pincement au cœur que la gêne de leur dernière conversation ne s’était pas encore dissipée. Elle sortit, le laissant prendre sa place aux fourneaux.
Sidon s’affairait sur un rôti de bonne taille. Le silence régna quelques instants dans la cuisine.
— Il est vraiment si bien que ça, ce type ? demanda-t-il soudain.
Imes suspendit ses gestes, surpris. Un millier de réponses lui traversèrent l’esprit. Jebellan était impulsif, peu sociable et difficile à cerner. Lors de leurs chasses, c’était le plus souvent lui qui fonçait tête la première et Laomeht qui surveillait ses arrières. Aucun de ses faits ne pousserait Sidon à le voir d’un œil favorable.
— Il a le record de charognards tués sur tout le flanc ouest, dit-il seulement.
Ce qui en soi était extrêmement impressionnant, étant donné son jeune âge. Le rythme auquel Jebellan et Laomeht effectuaient des sorties donnait le tournis.
Pensif, Sidon acquiesça. Lorsqu’ils posèrent les derniers plats sur la table et que tout le monde se rassembla dans un joyeux tumulte, Imes le vit serrer la main de Jebellan et échanger quelques mots avec lui. Il ne s’attarda cependant pas et, peut-être par le hasard des préférences de chacun en matière de compagnons de table, prit un siège à l’extrême opposé de celui du chasseur.
N’ayant pas d’inclination particulière, Imes laissa patiemment les autres choisir leurs places. Il le regretta lorsqu’il réalisa que la seule chaise restante faisait face à Jebellan. Ses muscles se nouèrent. Il songea presque à fuir, à trouver un prétexte pour manquer le repas.
Il ferma les yeux et prit une inspiration pour se donner du courage. C’était ridicule. Il n’était plus un enfant se cachant sous la table lorsque des visiteurs inopportuns apparaissaient à la ferme.
Il se glissa sur le siège. Jebellan rencontra son regard. Il n’eut pour lui qu’un hochement de tête à peine perceptible, le salut le plus sommaire qui soit, avant de reporter son attention sur sa voisine. Sa voisine dont, songea Imes avec irritation, il ignorait toujours le nom.
La tension dans ses membres se dissipa peu à peu. Il était partagé entre le soulagement et la déception.
— Rôti ?
Assise à sa droite, Orelle proposa timidement le plat à Imes. Il la remercia et se servit.
L’ambiance enjouée se poursuivit tout au long du repas, menée par Laomeht, Natesa, Sidon et Cléodine. Imes se contenta d’écouter et de manger, ne parlant que lorsqu’on lui posait une question. Il saisit enfin au vol le nom de l’inconnue : Viviabel. C’était une prêtresse de Port Beau, qui ne pensait rester qu’une quinzaine ou deux avant de repartir à son poste. Sidon s’excusa avec embarras de ne pas pouvoir lui proposer un logement, mais elle balaya le sujet d’un revers de la main laconique. Elle parlait peu et souriait encore moins. Ses paupières tombantes obscurcissaient un regard perçant. Imes se fit violence pour ne pas se demander où elle allait coucher durant sa visite.
Finalement, à force de boutades et d’allusions à peine masquées de la part de Sidon, Laomeht consentit à se lever.
— D’accord, d’accord, rit-il. Je vois que certains d’entre vous sont impatients que j’en vienne au but !
Il s’éclaircit la gorge et couva la tablée d’un regard lumineux.
— Tout d’abord, je veux vous remercier d’avoir tous accepté de venir, parfois de loin, pour répondre à mon caprice aujourd’hui. Ça me fait incroyablement plaisir de vous voir réunis ici. Vous êtes tous dispensés de me faire des cadeaux pour la Fête du Centième, vous m’avez déjà offert tout ce que je voulais !
Sidon rit de bon cœur. Cléodine jeta sa serviette sur Laomeht et protesta qu’il n’avait certainement pas hérité d’elle cette propension à la mièvrerie.
— Je ne t’offre jamais de cadeau, de toute façon, dit Jebellan.
— Ton amitié m’est un cadeau de tous les instants, répondit sentencieusement Laomeht.
— Frappe-le pour moi, glissa Jebellan à Natesa, assis entre eux.
— Chut. Si tu le laisses te titiller, on y sera encore ce soir.
Laomeht lui adressa un sourire éblouissant et lui offrit sa main. Natesa la saisit et se leva, les yeux brillants.
— Je vais abréger, dit-il, je pense que vous vous doutez déjà tous de la première nouvelle que j’ai à vous annoncer. Natesa et moi allons nous marier.
Imes joignit ses applaudissements aux acclamations qui s’élevèrent de la tablée. Ce n’était en effet pas une surprise, mais il était heureux pour eux. Cléodine bondit et fit le tour de la table pour embrasser sa future belle-fille.
— Félicitations ! Avez-vous déjà décidé d’une date ? Oh, c’est formidable !
— Rien n’est encore organisé, il reste encore beaucoup de monde à prévenir. Vous êtes les premiers au courant !
Jebellan s’approcha de Laomeht pour lui serrer la main et lui glisser quelque chose de sarcastique. Bientôt, seuls Imes et Orelle restèrent assis, comme une bulle de calme parmi la joie. Dans la cohue, Laomeht chercha les yeux de son frère. Accoudé à la table, Imes lui adressa un hochement de tête et un sourire. Il connaissait bien peu Natesa, mais du peu qu’il avait vu d’elle, il n’avait aucune raison de s’opposer à leur union. Laomeht rayonna et reporta son attention sur Sidon.
— Bon, finit par dire Cléodine quand on se lassa de discuter lieu et faireparts. Et cette seconde nouvelle, alors ? Si elle est aussi bonne que la première, j’ai hâte de l’entendre !
Laomeht se crispa. C’était une différence infime, et Imes ne la perçut que parce qu’un naturel taiseux l’avait prédisposé à l’observation de son entourage. Jebellan pencha légèrement la tête, la longue cascade de ses cheveux attachés soulignant le mouvement. Lui aussi semblait avoir remarqué quelque chose. Imes imagina-t-il le regard nerveux que Laomeht jeta à son partenaire ?
— Eh bien, c’est… sans doute plus inattendu, j’imagine.
Laomeht s’interrompit pour s’éclaircir la gorge. Percevant peut-être sa gêne, les autres se turent. Natesa revint à ses côtés et noua leurs bras ensemble. Son soutien lui permit de redresser les épaules.
— Natesa et moi avons longuement discuté de ce que nous attendons de notre relation, dit-il avec plus de fermeté. Il y a des choses qu’on tolère avant le mariage et qui sont bien moins faciles à gérer au quotidien lorsqu’on pense fonder une famille… et nous sommes bien décidés à en fonder une.
Il échangea un regard secret avec sa fiancée. Un mauvais pressentiment saisit Imes. Il eut soudain à nouveau envie de fuir, de ne pas assister à ce qui allait suivre. Mais malgré le bourdonnement dans ses oreilles, il entendit parfaitement les mots que prononça Laomeht.
— C’est pour cette raison que j’ai décidé de prendre ma retraite de chasseur.
J'aime beaucoup l'idée, d'autant que je suis surtout sensible à la psychologie et aux parcours des personnages. Mais je reste très marquée par cette idée d'hôte, de cétacé mystique qui héberge toute une civilisation... Je me demande si et comment les deux se combinent ! J'imagine qu'Imes va être amené à certaines actions hors de sa zone de confort ?
A bientôt !
En tout cas, je me suis laissée porter par la fluidité de ton écriture.
Merci d'avoir laissé autant de commentaires, je suis contente que tu aies plus accroché cette fois-ci !
Et Jebellan, il savait ? J'imagine que j'en saurai plus rapidement.
Je sens bien qu'Imes va remplacer son frère comme chasseur et qu'il va former un duo avec le beau Jebellan... mais ça ne peut pas être si simple, j'imagine qu'il va y avoir bien des galères avant ça !
Par rapport à ce que je te disais dans mon commentaire précédent à propos des enjeux, je me dis que finalement tu as décidé de construire ton histoire autour des enjeux personnels d'Imes et pas forcément autour du sauvetage du monde ou d'un autre truc énorme dans le même genre. C'est inhabituel en fantasy (enfin fantasy/SF, j'ai du mal à classer ton univers ;) ), mais pourquoi pas !
A très vite !
En tout cas, ce sont les fans de Laomeht qui vont être tristes. Et sa mère ne va certainement pas comprendre, elle qui a préféré plaquer sa famille plutôt que de renoncer à sa carrière. Son fils fait l'exact inverse !
J'ai en tout cas beaucoup aimé toute la dynamique du chapitre, les interactions de chacun sont bien rendu et on se représente bien la cohue que sont toujours les préparatifs d'une réunion de famille.
Je veux qu'Imes devienne le partenaire de Jebellan.
THAT MUST HAPPEN.
Et cette Viviabel m'intrigue aussi... J'espère que ce sera pas une épine de plus dans le coeur de ce pauvre Imes.
Je m'attendais tellement à l'annonce d'un bébé que je l'avais pas vu venir, le coup de la retraite !
Est-ce que ça veut dire qu'Imes va pouvoir prendre sa place ? *O* °sort°
Encore un chapitre génial ! J'ai hâte d'être le 15 !!
J'aime beaucoup la relation entre Laometh et Jebellan. Avancée toute en filigrane, par de petites touches subtiles. Comme s'il n'y avait rien de plus à dire, ce serait naturel et sans besoin de commentaire. Une complicité qui se lit sous les mots. Vraiment, j'aime beaucoup.
Merci, je suis contente de réussir à faire passer ce genre de choses. <3