J'entre dans le studio 3, encore un peu endormie : même si il était déjà dix heures, je m'étais levée juste avant de venir, sans prendre la peine de manger. J'avais hâte de reprendre mon entraînement après ce week end de pause.
Je reste clouée sur le pas de la porte quand je vois Bertie, assis à son piano électrique, en train de jouer le morceau que j'avais enregistré.
- Ah… Pardon désolée… Je dis puis me retourne pour partir, mais il crie :
- Stop ! Ne pars pas, t'avais sûrement réservé.
- Euh non, mais je peux aller dans un autre studio. Je répond d'une voix saccadée.
- Problème ! Dit il avec un bruit de buzzer et continue :
- Tous les studio sont pris, mais tu sais, tu peux danser ici. Dit il, avec un trait d'humour et d'hésitation dans la voix.
- Et toi tu vas où ?
- Je reste ici !
- Euh pardon ?
- J'ai entendu que tu dansais sur la musique que je joue, rien de mieux qu'un pianiste en live non?
Mince, il avait entendu. Pendant un moment, je m'imagine la scène et un sourire passe sur mon visage. Mais c'était impossible pour moi : je n'avais pas assez de nerfs pour danser devant ce charmant spectateur. Bertie, par contre, avait l'air entièrement convaincu de sa proposition.
- Non merci, c'est très gentil mais ça va aller. Je m'efforce de répondre.
- Aller s'il te plait ! Dit il déçu.
- Non merci. Je répète et pars du studio.
Mais il court vers moi et m'attrape par le bras. Je suis choquée.
- C'est quoi ces manières, on ne part pas comme ça, je suis là pour accompagner les danseuses, c'est mon job d'été.
Je tourne la tête et vois une fille sortir du studio 4.
- Ah eh bien voici un studio libre, je vais y aller, merci quand même. Je dis avec mon bras toujours coincé dans sa main.
Heureusement, il me lâche et se hâte de retourner vers son piano.
Mon coeur battait très vite, je ne savais pas pourquoi. Je vais donc vers le studio 4, tracassée. Mais à peine ai-je posé mes affaires, que j'entends la porte s'ouvrir. Je lève la tête : Un piano se frayait un passage à travers l'embrasure. Je sens un poids tomber dans mon estomac, je ne pouvais donc pas être tranquille ?
- Moi aussi je change de studio. Dit Bertie avec un sourire en coin comme si je devais trouver ça drôle.
- Mais t'es sérieux là ? Je m'exclame excédée.
- Ouais.
- J'aimerai bien m'entrainer toute seule. Je suis de plus en plus en colère.
- Aller…
Alors que son piano était totalement dans la salle, je prends mon sac que je jette furieusement sur mon épaule et coince mon longboard sous mon bras. L'envie de danser m'était à présent échappée. Je me hâte vers les vestiaires dans lesquelles une bande de filles se peignaient les ongles en discutant devant les miroirs. Je n'avais qu'une envie : partir d'ici. Lorsque je sors, Bertie était appuyé contre le mur des vestiaires. Sans qu'il n'ait le temps de dire quelque chose, je sprint vers la sortie. Il se met à courir aussi.
- Attend !
Dans la rue, je jette ma planche au sol et saute dessus. C'est alors que j'entend derrière moi un vacarme. Je tourne la tête et vois le garçon étalé par terre. Il ne bougeait plus. Je m'arrête, paniquée, pleine de pitié et de regrets. D'un côté, si je l'aidais maintenant, j'aurais l'air bizarre après toutes mes tentatives de fuite mais d'un autre côté, je ne pouvais pas le laisser seul dans la rue. Avant que je prenne une décision, je vois monsieur Moneau, sûrement en train de revenir des courses, vu son chargement, se diriger vers le pianiste qui était à présent assis et refaisait ses lacets.
- Alors, encore en train de courir derrière les filles ? Dit monsieur Moneau amusé. Bertie avait toujours la tête baissée, le regard rivé sur ses chaussures. Il devait m'avoir aperçu dans son champs de vision mais il ne levait pas la tête.
Pour ne pas qu'il se sente humilié, je pars vite. Je suis tiraillée toute la mâtiné et je n'arrive pas à manger une bouchée du reste des pâtes à la bolognaises du jour précédent. Je me sentais si mal et trouvais mon comportement si puéril.
Je pose mon vélo contre la camionnette. J'entre par la porte située au fond de celle-ci. Je suis accueillie par Lucie qui est en train d'ouvrir les volets du stand.
- Sif ! S'exclame elle en me prenant dans ses bras.
- Comment ça va ? Continue elle.
- Ça va, ça va, j'arrive au bon moment à ce que je vois.
- Oui maintenant le peuple va affluer et dévorer toutes nos délicieuses glaces !
- J'espère.
Pendant tout le service, je ne suis aucunement concentrée sur ma tâche, toujours tracassée à propos du pianiste mais je réussis à faire de "belles et généreuses" boules, ce qui est aussi notre slogan. La queue est relativement longue. C'était au tour d'un monsieur accompagné de deux jeunes filles.
- Qu'est ce que vous désirez ? Je demande poliment.
Je le regarde avec des yeux ronds lorsque j'entend qu'il prononce mon prénom.
- On se connait ? Je dis hésitante.
- Pardon ?
- On se connait ? Je répète. Je n'avais aucune idée de qui il pouvait être mais lui, ne semblait pas hésiter sur notre connaissance.
- J'aimerai juste une glace au citron.
Nous étions nous connus par notre goût commun de la glace au citron ?
- D'accord mais qui êtes vous ? Je ne me souviens plus de vous avoir vu quelque part.
Les filles à ses côtés, se mettent à rigoler sans discrétion.
- Je ne vous connais pas non plus, j'ai juste commandé une glace au citron.
C'est là que je me rends conte que j'avais sûrement confondu mon prénom avec mon parfum de glace préféré. J'essaye de me rattraper :
- Ah oui bien sûr, bien sûr…
Les filles continuent de rire pendant que je formais une boule de glace et que je la déposais délicatement sur le cornet en gaufrette.
- Autre chose ? Je demande.
- Oui, une glace à la framboise et une à la mangue. Dit une des filles.
- Première journée finie ! S'exclame Albane qui nous avait rejoint entre temps. Nous venions de ranger et laver le matériel. Elle ferme la fenêtre à travers laquelle nous passions les commandes aux clients. Lucie croise les bras et me donne un coup d'épaule.
- Qu'est ce qui ferait plaisir à la jeune fille ? Une glace au citron peut être ?
- Oh oui ce serai super !
Elle me la tends et je passe ma langue sur la glace. Ma première de l'été.
- Comment une glace peut elle être aussi délicieuse ? Je demande au moins pour la centième fois, depuis l'été dernier, quand j'avais goûté pour la première fois une de leurs glaces.
À chaque fois que je posais cette question, les deux soeurs rigolaient mais elles n'avaient jamais vraiment répondu. Une fois ma glace finie, je dis au revoir et enfourche mon vélo, le même sentiment coupable dans le ventre que durant tout l'après midi.
Pendant que je roule sur la route qui mène de la plage à la maison je réfléchis pour la millième fois à l'incident de ce matin : Pourquoi Bertie avait il autant insisté pour m'accompagner au piano? Si il n'avait pas autant insisté, je ne me serai pas énervée… Je n'avais pas été dans cette période difficile, j'aurais peut être accepté. Et peut être aussi, si je n'avais pas été bouleversée par la couleur de ses yeux à chaque fois que je le voyais. En ce moment, la danse, c'était pour moi comme une thérapie, elle m'aidait pendant une courte durée à oublier.
Maintenant je me sentais bête. C'était logique d'aider les gens quand ils leurs arrivait quelque chose…
Après maintes et maintes réflexions, je conclus que ce garçon était vraiment la personne la plus étrange que je n'avait jamais vu.
Arrivée à la maison, je dépose juste mon vélo dans le garage et file dans ma cabane. Dès que j'entre, je me jette sur mon lit sans allumer une lumière.