La bosse frémit au contact bouillant et se déchira comme du papier mouillé. Kéti retint son souffle et retira lentement la pointe métallique. Une étrange poche d’eau claire apparut à la place de la chair, brillante, presque lumineuse. Elle tenait sur le front moite d’Ilane comme une grosse goutte posée sur sa peau. Comme une perle palpitante. C’était le dévoreur de rêves, douillettement niché dans son cocon de chair. Kéti rapprocha l’aiguille et perfora doucement la membrane aqueuse.
La voix blanche de Nione fut coupée par un hoquet de surprise. Quand la jeune femme recula la pointe, un filament d’eau y resta accroché. Sa tête transparente chercha une prise sur l’aiguille de Kéti et commença à s’enrouler tout autour.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Continue d’appeler Ilane et laisse-moi faire !
La jeune femme commença à tirer doucement sur l’aiguille, de façon à faire sortir la créature du front de son hôte. Le corps visqueux accompagna le mouvement délicat de Kéti, s’étirant à mesure que l’aiguille s’écartait. Nione frissonna. Cette chose paraissait démesurément longue pour vivre dans une tête. Il remarqua de fines veinures bleutées au travers de la chair gélatineuse. Ce myrage semblait organique, parfaitement vivant, comme tout être appartenant à ce monde.
C’est alors que le filament se rétracta brusquement et stoppa le geste de Kéti. Celle-ci continua de tirer avec plus de fermeté mais le dévoreur parut résister. Soudain, les lèvres d’Ilane lâchèrent un râle inquiétant. Ses paupières commencèrent à frémir et son corps se contracta tout à coup, projetant de l’eau sur le sol. Nione s’effraya.
— Qu’est-ce que tu attends ? Enlève-lui cette saloperie !
— Si je l’arrache, je risque de tuer ton frère ! gronda la chuchoteuse pour calmer les ardeurs du jeune homme. Occupe-toi de lui ! C’est maintenant qu’il a besoin de toi !
Nione se mordit les lèvres et tâcha d’étouffer sa terreur. Il reprit ses appels désespérés en détournant le regard de cette horrible chose qui s’accrochait aux rêves de son frère. Sa voix sonna grêle à ses oreilles. Ses mots, bien que vibrants, lui semblaient totalement vains. Il se sentait oppressé par l’impuissance. Tandis qu’il continuait de parler, Nione vit avec horreur des veinures bleutées lézarder la peau d’Ilane. Elles se propageaient sur son visage comme des coulées suintant de sa blessure au front. Les gémissements devinrent plus forts, plus déchirants. Bientôt, le jeune frère commença à se débattre.
— Retiens-le ! cria Kéti tandis qu’elle tenait la tête d’Ilane d’une main et jouait de son aiguille de l’autre.
Nione contenait Ilane comme il pouvait, les muscles tendus à se rompre. Il était trempé par l’eau du bain et ses cheveux lui collaient au visage. Il serra les dents. Les ongles de son frère lui déchiraient les bras. La figure déformée par la tension, Kéti continuait de faire tourner l’aiguille pour sortir le dévoreur sans l’arracher. Son corps dégoulinait de sueur malgré sa position relativement statique.
Soudain, elle sentit un relâchement et vit la bulle d’eau s’extraire du front d’Ilane. La chuchoteuse lâcha un cri de surprise. Les yeux de Nione s’emplirent d’un éclat d’espoir lorsqu’ils virent le corps translucide du myrage au bout de l’aiguille de Kéti.
— Ca y est ? Tu as réussi ?
Mais son visage devint livide lorsqu’il remarqua de fins filaments toujours enracinés dans le front d’Ilane. Kéti tira doucement et le jeune frère réagit par une violente contraction. Plus elle tirait, plus les veinures s’épaississait sur le visage d’Ilane, serpentant désormais jusqu’aux épaules.
— Dis-lui de le lâcher ! fit-elle sèchement vers Nione.
— Quoi ?
— C’est ton frère qui le retient ! Dis-lui de le lâcher maintenant ! Il faut qu’il renonce !
Nione raffermit encore sa prise sur Ilane et cette fois, le supplia :
— Ilane, je t’en prie… Tu dois lâcher prise maintenant… Lâche ce myrage et réveille-toi, je t’en prie …
— Cesse les cajoleries ! Ton frangin a besoin d’un coup de pied aux fesses !
Nione la regarda ahuri.
— Bouscule-le sinon il mourra ! C’est toi le grand frère, alors mets-toi en colère !
Cette fois, le jeune homme prit une profonde inspiration et durcit la voix :
— Ilane ! Ca suffit maintenant ! Lâche ce foutu myrage et arrête de ramener toute l’attention à toi !
— C’est bien ! Continue encore plus fort ! encouragea Kéti.
— Ce parasite est en train de te bouffer le cerveau ! cria Nione. Tel que je te vois, tu n’es déjà plus qu’un légume qui se dessèche de jour en jour ! C’est ça que tu veux, Ilane ? Mourir tou seul dans ton lit ? C’est ça que tu veux ? La solitude et le noir éternel ? Tu es bien sûr de toi ? Ha ! Ça m’étonnerait bien ! Personne ne veut ça ! Et surtout pas toi ! Sinon, à quoi ça servirait d’avoir échappé aux lames des écorcheurs ? A quoi ça servirait de chercher refuge, si c’est pour crever tout seul dans ton coin ! Ca n’a pas de sens Ilane ! T’as tout fait pour rester en vie alors maintenant réagis, crétin !
A peine Nione eut-il finit sa phrase que Kéti appuya sur la poitrine d’Ilane et le poussa au fond de l’eau.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Si ton frère a du mal à se décider, je vais l’aider !
Nione voulut repousser la chuchoteuse mais celle-ci tint bon.
— Arrête ! Il va se noyer !
— Très bien ! Rien de tel qu’un petit flirt avec la Mort pour se remettre les idées en place !
Sous la contrainte de Kéti, Ilane se débattit comme un diable. Un bouillon de bulles remonta à la surface tandis que le jeune frère agrippait le bras qui le tenait au fond de l’eau. Derrière la chuchoteuse, Nione lui criait de lâcher prise. Mais elle l’ignora, gardant ses doigts serrés sur l’aiguille qui tirait toujours sur le myrage. Les mains d’Ilane battaient l’air et l’eau du bain jaillissait tout autour. Soudain le dévoreur céda et Ilane émergea brusquement. Surprise, Kéti rattrapa maladroitement la bille translucide qui sauta de son aiguille. Tandis qu’elle refermait ses doigts tremblants sur le myrage, elle entendit le jeune homme recracher l’eau. Nione se précipita sur son frère :
— Tu as failli le tuer !
— Non, haleta Kéti. J’ai à peine poussé ! Il n’avait qu’à remonter de lui-même… Et c’est ce qu’il a fait.
Nione dégagea les cheveux du visage de son frère qui reprenait son souffle.
— Il a fait son choix, murmura Kéti dans un demi-sourire.
Trempé jusqu’aux os, Nione prit son jeune frère dans ses bras, incapable de dire quoi que ce soit. Très vite cependant, Ilane se recroquevilla dans la bassine, les mains sur ses yeux.
Kéti réagit sur le champ en attrapant un linge qu’elle jeta en direction de Nione.
— Il n’a pas ouvert les yeux depuis plus de dix jours, la lumière du feu lui fait mal !
Nione couvrit alors le visage de son frère avant d’enfouir le sien dans ses cheveux, des larmes plein les yeux. Il n’en revenait pas de pouvoir à nouveau le serrer contre lui tant ces dernières heures lui parurent sombres et sans espoir. Ilane respirait difficilement et ne prononçait pas le moindre mot. Il se tourna vers Nione et se laissa bercer. Le cœur encore battant, Kéti lâcha un profond soupir de soulagement en les voyant tous deux. Les yeux lui piquaient et le sang lui battait douloureusement les tempes. C’était enfin terminé. Du moins, pour ce qui était de ses compétences. Il appartenait encore à Ilane de vouloir vivre ou non. Et il y avait une façon de le savoir rapidement.
La chuchoteuse écarta ses doigts pour observer attentivement l’état du dévoreur. Un sourire éclaira son visage fatigué. Il semblerait que le gamin n’eût pas totalement baissé les bras.
— Tu es sûre que ça va aller ? demanda Nione en cajolant son frère qui restait silencieux, prostré dans ses bras.
— Laisse-lui le temps.
La jeune femme se leva péniblement et tendit sa main devant les yeux de Nione. Au creux de sa paume frémissait une petite boule d’eau si claire qu’elle semblait chatoyer. L’ainé ouvrit des yeux fascinés sur le myrage, aussi beau qu’une pierre précieuse. Ainsi replié dans la main de Kéti, il paraissait si petit et inoffensif.
— Il est… magnifique… J’ai peine à croire que cette petite chose ait pu causer tant de tourments… Il me semblait tellement plus grand et plus horrible quand tu le tenais au bout de ton aiguille…
— On voit toujours les choses autrement quand on cesse de les observer par le filtre de la peur.
Kéti releva sa main à hauteur du regard embrumé de Nione :
— Regarde bien.
Il plissa les yeux et contempla de près le corps translucide du myrage au travers de la lumière du feu. Il reconnut les fines veinures qui palpitaient dans sa chair transparente, témoins d’une vie réelle et fragile. Mais un autre détail l’interpella. D’étranges reflets s’animaient parfois sur sa membrane aqueuse, comme lorsqu’une huile vient glisser à la surface d’une eau calme. Des formes évanescentes qui tantôt lui rappelaient une silhouette, tantôt un visage.
— Ce sont les réminiscences du dernier rêve d’Ilane.
Nione leva sur Kéti des yeux médusés.
— Généralement, les dévoreurs digèrent les rêves en une seule journée, reprit-elle. Ce qui veut dire que ce rêve-ci n’a que quelques heures. En d’autres termes, ton frère rêve encore, et crois-moi, c’est bon signe pour la suite.
Nione libéra un sourire de profonde gratitude et resserra son étreinte sur Ilane. Le cadet, encore engourdi, ouvrit des yeux rougis par l’épuisement.
— Merci, murmura Nione en pressant le bras de Kéti.
Celle-ci, bien que toujours gênée par les manifestations tactiles, lui rendit un sourire sincère et véritablement soulagé.
2 petits détails m'ont fait tiquer : l'usage des termes flirt et filtre de la peur. J'ai trouvé que ça sonnait un peu moderne par rapport à l'ambiance générale du texte.