Les murs de Massil, la plus grande cité commerçante de la Nayt se dressait devant eux. Tôt le matin, Rifar avait passé la frontière. Il avait remis les prisonniers osgardiens à la petite garnison. Et deux monsihons plus tard, ils arrivaient tous en vue de Massil.
Saalyn vint chevaucher aux côtés du chef de l’escorte.
— C’est ici que nous allons nous séparer, annonça-t-elle.
— Cela aura été un plaisir de chevaucher à vos côtés, répondit Rifar.
— Hélas, vous avez à faire à Lynn et moi à Ambès.
— Je peux vous poser une question.
D’un geste du menton, elle l’y invita.
— Vos rapports avec Ksaten. Elle est une guerrière libre émérite mondialement connue, voire crainte. De votre côté, vous avez abandonné le métier des armes depuis longtemps. Et pourtant, elle vous respecte, s’incline devant vos décisions.
— J’ai abandonné le métier de guerrière depuis longtemps. Je n’ai pour autant pas renoncé à mes connaissances. Une partie des techniques qu’elle pratique, c’est moi qui les lui ai enseignées. Et puis, j’ai aussi proposé sa candidature à Helaria.
— Helaria ?
— C’était lui qui dirigeait la corporation à l’époque.
— Je vois. Vous êtes une sorte de mentor pour Ksaten. Je comprends mieux.
— Une sorte, en effet.
Elle accompagna ses paroles d’un sourire.
— À mon tour de vous poser une question, reprit-elle. Cette caravane appartient à Posasten. Mais jusqu’à présent, c’est vous que j’ai vu prendre les décisions.
— Sur la route, c’est normal. Posasten est marchand. Il me paye pour assurer sa sécurité. C’est ce que je fais pendant les déplacements. Maintenant que nous sommes en ville, les choses vont changer.
— Comme ?
— Il n’est pas avare. Nous allons bien dormir cette nuit.
— Où comptez-vous descendre ?
— Je ne sais pas encore. Une bonne auberge en périphérie de la ville pour ne pas être trop loin de nos chariots.
Saalyn jeta un coup d’œil sur le gros bâtiment qui se dressait à l’écart des remparts. Tout comme la ville, il était fortifié. La longue lutte qui avait opposé l’Osgard à la Nayt pour le contrôle de ce territoire justifiait cet état de fait. Mais avec la paix qui régnait dans le pays, les occupants n’éprouvaient pas le besoin de surveiller les entrées.
— Nous allons nous installer dans un hôtel en ville, répondit Saalyn. Je propose que nous nous retrouvions dans un bon restaurant ce soir, histoire de passer une dernière soirée ensemble.
— Une soirée où nous pourrions vraiment profiter de votre présence puisque vous n’auriez pas à assurer le spectacle, fit remarquer Rifar.
— Voilà qui va me changer en effet.
— Avez-vous une préférence ?
— Je pensais à l’auberge de la fontaine sacrée.
Sous la surprise, Rifar bafouilla.
— La font… Vous voulez vraiment marquer le coup.
— Cela donnera à Ksaten l’occasion de mettre cette jolie robe qu’elle s’est achetée à Sernos. Elle n’a pas encore eu l’occasion de la porter.
— Je suis sûr que vous-même avez une idée semblable en tête.
Saalyn lui renvoya un petit rire.
— Toute femme normale ne se mettra jamais en situation d’être comparée à Ksaten.
— Mais vous n’êtes pas une femme normale, déclara Rifar.
— Vous le regrettez ?
— Absolument pas. Je dirais même : tant mieux.
Il fit une petite pause avant de reprendre.
— Et Meghare, elle a ce qu’il faut ?
Le regard acéré de Saalyn transperça Rifar.
— Il semble que notre jeune invitée vous a laissé une marque durable, souligna-t-elle.
— Non, se défendit Rifar. Je croyais juste qu’une domestique comme elle n’ait pas les moyens de s’acheter une belle robe.
— Votre attention est louable. Mais n’ayez pas peur. Entre Ksaten et moi, on lui trouvera bien quelque chose. Au besoin, nous avons la journée pour faire les boutiques avec elle.
Rifar éprouva un petit pincement au cœur. C’est ce qu’il espérait, se balader avec elle en ville et lui offrir ce qu’elle désirait.
— C’est plutôt de Daisuren que vous devez vous occuper, reprit Saalyn. Elle ne possède vraiment rien.
Rifar avait oublié Daisuren. Elle avait manifesté son désir de rester avec la caravane, pour à terme rejoindre l’Yrian. Pour remplacer ses haillons, quelques gardes parmi les plus petits lui avaient prêté des vêtements. Mais ils étaient trop grands et ne convenaient pas à une soirée. Sans compter qu’elle allait devoir se procurer des habits plus adaptés à sa taille et à son sexe.
— Arda a perdu ses bagages, fit-il remarquer. Elle pourra peut-être prendre Daisuren avec elle quand elle ira se rééquiper, proposa-t-il.
— Excellente idée.
Tout en chevauchant, Rifar jeta un bref coup d’œil vers le désert empoisonné qui commençait officiellement au nord de la route. À Massil, il n’était pas très dangereux. C’était plus à l’est, vers Ambès, que les poussières de feu rendaient indispensables de se recouvrir le nez même par temps calme. Aussi loin au sud-ouest de son cœur mortel, seul le vent obligeait à prendre des précautions. Les natifs du coin portaient cependant la capuche et le petit rabat de cuir, pour le moment ouvert, mais prêt à être rabattu sur le visage si cela s’avérait nécessaire. Sur une colline faisant face à la ville, il remarqua quelques agents qui s’affairaient à planter des sortes de buissons bas.
— C’est nouveau ça, remarqua-t-il. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une barrière destinée à protéger Massil et le sud du pays des poussières de feu, expliqua Saalyn.
— C’est ridicule. Comment des plantes aussi basses peuvent-elles protéger la ville ?
— C’est simple. Leurs branchages couvrent le sol et empêchent le vent d’emporter les poussières. Et leurs racines stabilisent le sol.
— Et ça marche ?
— C’est un projet expérimental. Il va falloir attendre un peu pour le savoir.
Ils étaient arrivés devant la porte nord de la ville. Au-dessus de l’arche, s’affichaient gravé dans la pierre les termes « comptoir 2 » en alphabet ocarian, le matricule que les feythas avaient donné à la ville avant que les Naytains ne lui donnent son nom actuel.
— Nous nous séparons ici, annonça le caravanier.
— À ce soir, promit Saalyn.
— Je n’y manquerai pas.
Saalyn, Ksaten et son petit groupe se dirigèrent vers Massil où la garde vérifiait les voyageurs entrants. Rifar détailla l’un d’eux. Sa stature, sa musculature et son équipement — une lance à la pointe acérée, une cuirasse et un casque — n’incitaient pas à la plaisanterie. Puis il rattrapa la caravane qui avait continué sa progression vers la route de Lynn et le caravansérail où ils allaient passer la nuit.
À l’heure dite, Rifar, Dalbo, Posasten, le capitaine Acron et Vlad, le jeune homme qui avait abordé Ksaten le premier soir, se présentèrent à l’auberge indiquée par Saalyn. Ni Daisuren ni Arda ne les accompagnaient. La prêtresse ayant perdu ses bagages s’était rendue en ville pour s’habiller. Elle avait entraîné sa consœur osgardienne, qui n’avait jamais possédé de toilettes de sa vie, avec elle. Le jeune frère de la noble Naytaine les accompagnait, autant comme escorte que pour suppléer à sa garde-robe disparue.
Les trois Yrianis avaient sorti de leur paquetage une tenue habillée typique de leur pays : une chemise blanche à jabot, une veste noire et un pantalon noir surligné d’une bande bleue sur la couture. Cette austérité était rompue par une large ceinture colorée — violette pour Rifar, rouge pour Dalbo et jaune pour Posasten — qui leur enserrait la taille, soulignant sa sveltesse.
Le groupe se reconstitua devant l’auberge. Rifar fut stupéfait en découvrant les deux femmes. Daisuren ne ressemblait plus à la fillette pouilleuse qu’ils avaient recueillie. Sa sage robe blanche couverte de rubans lui donnait l’air de la petite fille qu’elle était. Et elle en avait pris un peu l’attitude. C’était amusant, Rifar l’avait toujours considéré comme une adolescente alors qu’elle avait à peine atteint la puberté.
La transformation la plus spectaculaire était toutefois celle d’Arda. Elle avait troqué la tunique et le pantalon qu’on lui avait prêtés par une longue robe bleu sombre qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Sa jupe, fendue d’un côté, découvrait sa jambe gauche à chaque pas. Et le haut était constitué de deux bandes de tissu partant de la taille, lui couvrant les seins, pour s’attacher derrière son cou, lui laissant le dos nu. La robe paraissait simple, mais elle tombait si parfaitement qu’elle avait dû nécessiter des ajustages. Seule une personne riche pouvait se les offrir. Apparemment, l’éparchie de Bayne était prospère.
Meghare avait adopté une tenue assez semblable à sa compatriote, à ceci près que les bandes se croisaient juste sous la poitrine et la couvraient davantage. Tradition locale à la province de Burgil ou hasard ? Vu la façon dont les deux femmes se détaillèrent, presque hostile, Rifar pencha pour la seconde possibilité.
Saalyn, qui en tant que stoltzin, on aurait attendu à laisser exploser sa beauté, paraissait presque sage en comparaison. Sa courte robe au décolleté carré ne dévoilait pas grand-chose. Elle aurait même paru chaste si le tissu n’avait pas été si fin qu’il laissait deviner la couleur de sa peau à travers.
Toutefois, la plus resplendissante restait Ksaten. Rifar, ainsi que tous ses hommes, l’avait vue nue. Ils avaient pu se rendre compte à quel point elle était belle. Elle ne semblait pourtant pas porter attention à ce fait ni en tenir compte dans ses relations avec les hommes. Jusqu’à ce soir. La jeune femme… Non ! Elle était déjà guerrière depuis longtemps quand son arrière-grand-père tétait encore sa mère. La stoltzin avait choisi une jupe en cuir brun, étroitement serrée, qui s’arrêtait à mi-cuisse. Elle exhibait des jambes que le caravanier aurait passé des heures à caresser. Ni musclées comme celles de Saalyn, ni fines comme celles de Bayne. Sa carnation se situait d’ailleurs à mi-chemin de ces deux femmes. Aux pieds, elle avait chaussé des sandales du même cuir que sa jupe. Il remarqua qu’elle avait verni ses ongles en rouge. C’était une habitude courante en Orvbel, mais rare en Helaria. Il fallait croire que les communications n’étaient pas totalement fermées entre les deux États. En haut, elle portait une tunique à manches longues boutonnée jusqu’au cou. Elle aurait été très chaste, voire austère, si elle n’avait été taillée dans un tissu transparent.
C’est vers elle, en tant que cheffe du groupe, que Rifar se dirigea. En approchant, il ne put s’empêcher de la détailler de haut en bas. Si elle le remarqua, elle n’en dit rien. Il ne put donc voir le regard intrigué de Saalyn vers Posasten. En tant que chef et commanditaire de la caravane, c’était à lui que cet honneur aurait dû revenir.
— Maître, vous êtes éblouissante, la félicita Rifar.
— Je vous remercie, répondit Ksaten d’une voix mélodieuse.
— J’étais loin de me douter que sous vos atours de guerrière se cachait une silhouette si ravissante.
— Alors vous êtes aveugle, répliqua-t-elle en riant. Lors de notre escale au lac, vous ne m’avez pas quitté des yeux.
Ah ! Elle l’avait remarqué. Sans comprendre pourquoi, il se sentit gêné. Il jeta un bref coup d’œil vers Meghare. Sous le poids de son regard, il se sentit rougir. Pour se donner bonne contenance, il offrit le bras à la guerrière libre sur lequel, très au fait des convenances, elle posa une main légère. Il remarqua du coin de l’œil Posasten qui faisait de même avec Arda. C’était logique, elle était la personne de plus haut rang parmi eux. Son capitaine, en revanche, délaissa sa compatriote pour préférer Saalyn. Qu’est-ce qu’un guerrier entraîné pouvait bien trouver à une chanteuse ? Cet oubli fut vite réparé par Dalbo qui proposa à Meghare de l’accompagner. Il ne restait plus que Daisuren à n’avoir aucun cavalier. Quand Dercros lui offrit son bras, elle hésita, jetant un regard plein d’espoir vers Nillac qui l’ignora. À son corps défendant, elle accepta le bras du jeune stoltzen.
— Vous n’aimez pas beaucoup les stoltzt, remarqua-t-il. Pourtant nous sommes très peu en Osgard.
Elle ne répondit pas tout de suite.
— Mon père disait que vous étiez des démons, maître en magie noire.
— Il nous confondait avec les gems. Nous avez-vous vus, Ksaten, ma sœur ou moi-même, lancer le moindre sort ?
— Saalyn. Elle se battait trop bien pour une femme.
— Ce n’est pas de la magie. Elle est guerrière depuis six cents ans presque. Peu de gens en ce monde atteignent son niveau.
Dans la voix du jeune homme, on pouvait ressentir la fierté qu’il éprouvait pour son aînée.
— D’ailleurs Ksaten est presque aussi bonne. Il n’est pas rare qu’une femme devienne une bonne guerrière en Helaria.
— Ksaten s’entraîne aussi depuis six cents ans.
— Non, Ksaten est beaucoup plus jeune. Elle n’a pas encore atteint son deuxième siècle.
— Et pourquoi Saalyn a-t-elle arrêté au bout de six cents ans ?
— Si je vous le disais, elle me donnerait la fessée. Avec Ksaten, cela pourrait être amusant. Mais ma sœur, cela serait juste humiliant.
Loin de la faire rire, la plaisanterie renfrogna l’adolescente.
— Papa disait aussi que vous étiez des êtres immoraux qui s’accouplaient entre frères et sœur, voire père et fille.
— Votre père disait beaucoup de choses. Pourtant vous vous êtes enfuie de chez lui, pourquoi ne pas oublier aussi ses paroles.
— Parce que…
Elle fut incapable de donner une raison acceptable.
— Parce que c’est comme ça, déclara-t-elle enfin.
— Eh bien, mademoiselle « c’est comme ça », allons manger. Un bon repas nous attend. Il paraît que les Naytains font la cuisine comme personne.
Saalyn avait bien organisé les choses. Quand ils arrivèrent dans la salle, un garçon les guida jusqu’à une table déjà réservée. Une armée de domestique leur tint la chaise le temps de s’asseoir. Des amuse-gueule leur furent servis et un serveur vint leur proposer un apéritif en attendant la commande. Voilà qui changeait des habituelles auberges qu’ils fréquentaient lors de leurs voyages. Rifar se demanda s’il avait bien fait de laisser la chanteuse choisir le restaurant. Son budget risquait d’être dépassé. À quelques chaises de là, Posasten se faisait la même réflexion.
Pendant que les plats se succédaient, les discussions allaient bon train. Meghare se trouvait en face de Rifar. Tout naturellement, il lui adressa la parole. Il ne connaissait pas le fromage qui garnissait l’entrée. Mais Meghare si, et elle semblait se régaler. Elle était Naytaine, elle connaissait les plats de la région. Il décida de lui faire confiance. Et il eut raison. La pâte molle avait un petit goût très doux et parfumé que l’on n’attendait pas d’un fromage, en Yrian en tout cas.
— Il n’y a rien de comparable là d’où je viens, dit-il à Meghare.
— Vous n’avez pas de fromages ? s’étonna-t-elle.
— Si, mais pas tel que celui-là. Les nôtres sont formés d’une pâte dure et très lisse. En plus, ils sont recouverts de cire.
La jeune femme lui envoya un sourire amusé.
— Je crois voir de quoi vous parlez. Nous en importons un peu. Certains aiment ça.
— Vous dites cela comme si vous le trouviez pas bon.
— C’est bien le cas. Heureusement, l’Yrian se rattrape par d’autres produits.
— Que savez-vous de la gastronomie yriani, vous une…
Il allait dire domestique, mais il se retint à temps.
— … Naytaine, termina-t-il plus prudemment.
Si la jeune femme avait remarqué le hiatus, elle ne le releva pas.
— Je viens de passer deux ans à Sernos, lui rappela-t-elle.
— C’est vrai, j’avais oublié. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous étiez allé y faire.
— Des études.
La réponse surprit Rifar qui recula imperceptiblement.
— Voilà quelque chose que l’on n’attend pas tellement d’une personne de votre qualité. Cela demande beaucoup d’argent pour s’en offrir.
— Mon père est assez aisé pour cela. Et il considère que c’est un investissement sur l’avenir que d’acquérir des connaissances dans le commerce.
— Votre père est donc commerçant.
— Il pratique cette activité en effet.
— Ce n’est pas un oui franc, fit remarquer Rifar. Il ne l’est donc pas vraiment.
— Il est plutôt producteur. Mais il est obligé de travailler avec des négociants pour vendre ce qu’il récolte.
— Et que produit-il, si ce n’est pas indiscret ?
— À Burgil ! Du vin ! Pontifia-t-elle ? Et d’autres produits de la vigne.
— Est-il propriétaire de ses terres ?
— En partie oui.
Le père de Meghare était donc un paysan prospère. Ce qui expliquait comme une domestique avait pu s’offrir des études à l’étranger.
— Je comprends mieux vos choix de vie, continua Rifar. Mais n’est-ce pas un raisonnement à court terme ?
— Comment ça ? s’étonna Meghare.
— Vous n’envisagez pas de rester toute votre vie avec votre père ?
— Bien sûr que non. Personne n’est éternel. Un jour que j’espère le plus lointain possible, il ne sera plus là. J’hériterai alors de ses affaires. Mes études représentent, au contraire de ce que vous dites, une assurance sur la vie.
— Je pensais à quelque chose plus en accord avec votre sexe.
— Mon sexe ?
— Un jour, vous vous marierez. Et à ce moment-là, vos études ne vous serviront plus à rien.
Meghare se renfonça dans son siège. Le sourire qui éclairait son visage un instant plus tôt avait disparu. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Pourquoi ? demanda-t-elle sèchement.
— Le rôle de la femme dans le foyer est d’enfanter des héritiers, de s’occuper de ses enfants et de faire marcher la maison.
— Et qui s’occuperait de mes affaires ?
Le ton glacial de la réponse fit comprendre à Rifar qu’il s’engageait sur une pente glissante. Il continua néanmoins.
— Votre mari, répondit-il.
— Ainsi je devrais laisser à l’homme que j’ai épousé le soin de s’occuper de l’héritage de mon père.
— C’est son rôle. Tout comme le vôtre est d’enfanter. Nous ne pouvons pas le faire, seules vous autres, les femmes, pouvez vous en charger. En échange, grâce à notre musculature plus développée nous assurons votre bien être et votre sécurité.
Meghare éclata de rire.
— C’est le raisonnement le plus pété que j’ai entendu.
Du menton, elle désigna leur compagne guerrière libre.
— Regardez Ksaten. Elle n’a ni gros muscle ni silhouette massive. Et pourtant, elle est crainte, bien plus que vous. Et si les hommes avaient vraiment à cœur d’assurer notre bien-être, elle n’aurait aucune raison d’exercer son métier actuel. Or elle est là, et elle a beaucoup de travail.
Rifar allait ouvrir la bouche, mais elle l’interrompit d’un geste de la main.
— Si vous voulez suggérer que les hommes sont intellectuellement supérieurs aux femmes, j’ai le contre-exemple parfait : la bibliothécaire Calen. D’ailleurs, avez-vous lu un de ses livres ?
Il hésita avant de répondre.
— Je ne dispose pas des connaissances nécessaires.
— Comment ! Vous, un homme, ne comprenez pas la production intellectuelle d’une femme ? ironisa-t-elle.
Sa diatribe terminée, Meghare, accoudée à la table, posa son menton sur ses mains croisées.
— Mais nous avons assez parlé de moi, monsieur le caravanier, dit-elle. Parlons maintenant de vous.
— De moi, s’étonna le caravanier. Je vous ai déjà tout dit.
Malgré la surprise, Rifar était satisfait d’avoir échappé à une mise au point qui se serait avérée sanglante. Meghare était plus vindicative qu’il ne l’avait cru jusqu’alors.
— Vous m’avez raconté que votre famille exploitait des terres près de Miles, et rien d’autre.
— Il n’y a pas grand-chose de plus. Je me charge de vendre la production familiale.
— Donc vos chariots sont pleins de blé.
— Ma famille ne fait pas que cultiver du blé. On a d’autres productions comme du chanvre ou des oléagineux. En fait, le blé est plutôt rare autour de Miles. Comme cette plante résiste bien aux pluies de feu, elle peut être cultivée partout. On se concentre sur des cultures plus fragiles.
— Comme le chanvre qui résiste encore mieux que le blé, riposta-t-elle.
Néanmoins, Meghare sentit la répugnance de Rifar à parler de son négoce. Elle n’insista pas. Il devait y avoir des moments douloureux là derrière pour qu’il ait choisi de s’éloigner de sa famille en escortant une caravane. Une rupture qui remontait loin vu l’expérience qu’il avait pu acquérir dans ce métier.
Pendant le silence de Meghare, Rifar repensa à ce qu’elle lui avait dit concernant la place d’une épouse dans le foyer. Son père lui avait inculqué certaines valeurs concernant la place des hommes et des femmes dans la société. Et cette Naytaine les remettait en question. Il jeta un coup d’œil sur Ksaten. C’était une Helariasen, à la culture radicalement différente de celle de son pays. Jamais à Miles une femme n’aurait osé s’exhiber de la sorte. Il mata sans vergogne les seins que ne masquait pas son corsage transparent. Seins qui d’ailleurs retenaient l’attention de son jeune palefrenier. Il était encore puceau. À l’évidence, cette nuit, il cesserait de l’être.
Un léger toussotement l’arracha au délicieux spectacle. C’était Saalyn. Elle se pencha légèrement vers lui.
— Contrairement à vous, je n’ai pas beaucoup d’expérience dans la séduction féminine, mais je ne crois pas qu’il soit bien vu d’admirer une autre femme pendant que l’on discute avec une première.
Effectivement, Meghare n’avait pas l’air heureuse de l’attention que portait Rifar à la guerrière libre. Son regard alternait entre Ksaten et le caravanier.
— Vous avez raison, répondit-il sur le même ton, mais Ksaten est une si belle femme qu’il est facile de s’oublier en sa présence.
— C’est parce que trop d’hommes se sont oubliés avec elle qu’elle a choisi le métier des armes. Elle ne supportait plus de se retrouver sans défense face aux goujats.
Le mot était fort. Il choqua Rifar. Mais Saalyn s’était déjà écartée de lui et avait recommencé à s’intéresser au contenu de son assiette.
Rifar examina de nouveau Ksaten, si fragile en apparence, et si crainte aussi que la seule évocation de son nom lui garantît des nuits paisibles. Il se demanda si elle avait été violée, ce qui aurait expliqué son attitude vis-à-vis des hommes. Mais sa biographie n’évoquait pas de tels faits. Elle s’était souvent mise en danger au cours de ses missions. Parfois elle avait été capturée. Et à l’occasion soumise à la torture. Les stoltzt guérissant de toutes les blessures non mortelles, les trafiquants n’hésitaient pas à mater leurs plus belles esclaves en les soumettant aux pires souffrances. Avec les humaines, qui gardaient des cicatrices, ils prenaient plus de précautions pour éviter de faire perdre toute valeur à leur marchandise.
La voix de sa partenaire le tira de sa rêverie.
— Ma compagne de voyage vous inspire-t-elle ?
— Je crois que je comprends pourquoi le métier de guerrier libre est surtout pratiqué par les stoltzt, répondit-il sans quitter Ksaten des yeux. Ce qui peut arriver de pire à une si belle femme serait de perdre sa beauté. Or avec une stoltzin, cela ne peut pas arriver, contrairement à une humaine. À la voir si belle, mais en même temps si pleine de haine envers les hommes, je me demandais si elle avait été torturée.
— La bonne question n’est pas si, mais combien de fois. Un jour, vous lui demanderez quels trésors d’imagination peuvent déployer les hommes quand il s’agit de faire souffrir. Elle en a eu plus que sa part.
— Comment savez-vous ça ?
— Cela fait plusieurs douzains que l’on voyage ensemble. On a eu du temps pour parler. Mais laissons là ces propos déprimants. Ne préférez-vous pas me faire danser ?
Ravi de cette proposition qu’il n’espérait plus après leur précédente discussion, Rifar se leva et fit le tour de la table. Il tira sa chaise et tendit la main à la belle Naytaine. Puis il l’entraîna sur la piste au centre de la salle. Vu le standing élevé du restaurant, l’orchestre ne jouait que des chansons calmes et lentes, peu propices aux voltes ou autres acrobaties.
Rifar enlaça sa partenaire qui lui passa les bras autour du cou. Le corps souple de la jeune femme se colla contre le sien. Ses mains posées, une sur la chute de rein, l’autre dans le dos, commencèrent à descendre le long du corps. Quand elles atteignirent les hanches, Meghare les interrompit pour les ramener à leur point de départ. Il remarqua que Ksaten avait entraîné le palefrenier sur la piste et l’encourageait, au contraire de sa partenaire, à explorer son corps. Saalyn elle-même les rejoignit en compagnie de Dalbo. La guerrière libre ne semblait pas insensible au charme de son ami, et s’il l’avait bien jugée, ces deux-là dormiraient peu cette nuit.
Comme la soirée avançait, l’étreinte de Meghare se faisait plus lourde, comme si elle s’abandonnait davantage entre les bras de Rifar. Les mains du jeune homme reprirent leurs caresses sans qu’elle ne l’arrête comme précédemment. Ses doigts rencontrèrent un bouton qu’il défit sans qu’elle s’y oppose. Les mains se glissèrent sous le tissu, découvrant la peau douce de la jeune femme.
Quand les lèvres de Rifar se posèrent sur celles, douces, de Meghare, elle ne se déroba pas et lui rendit son baiser.