Quand elle courait dans l’obscurité, Azianne avait l’impression d’être une ombre et toute la ville lui paraissait irréelle. Comme si Atahari et les quelques guerrières dont elle croisait la route n’étaient rien de plus que des mirages créés par la soif du désert. Le départ n’existait plus alors, ni aucun des plans de la petite fille. La peur et les doutes se tenaient loin ; elle se sentait libre. Plus le temps passait, plus le moment où elle devrait fuir approchait, plus Azianne observait les moindres détails autour d’elle, comme pour les graver dans sa mémoire. Cette fissure à l’angle du mur de la maison d’Astou, cette mauvaise herbe accrochée à celle d’Evi, ou encore ce trou dans le sol qu’elle devait éviter pour ne pas trébucher. Elle emplissait ses narines des odeurs familières, relents d’épices et de poussières, d’air chaud adouci par le repos du soleil. Le sable frais frôlait ses pieds comme une caresse, les myriades d’étoiles éclairaient sa route de leur lueur onirique.
Une fois devant la ruelle qu’elle emprunta pour se rendre à la ruine, le charme se brisa et la réalité revint aussitôt l’étreindre. La petite fille souleva la trappe et la laissa ouverte afin de profiter de la faible lumière. Elle avait tout empaqueté, mais les affaires étaient éparpillées dans l’ordre où elles avaient été déposées et il était temps de ranger un peu tout ça. Azianne réfléchit à la manière dont elle chargerait son matériel et ses vivres sur le dos de Saade, les additionnerait à ce qu’elle porterait déjà avant d’arriver à la cache. Il y avait des choses qu’elle ne garderait pas, des ressources fictives pour la course, mais dont elle disposait véritablement ici pour leur voyage, et qu’il lui faudrait intervertir. Il y avait surtout celles qu’elle ajouterait, mais aussi ce que, par la force des choses, elle aurait en surplus et devrait abandonner.
Soucieuse du moindre signe d’approche et des bruits qu’elle ne pouvait manquer de faire et risquait d’attirer l’attention vers son repaire, Azianne réorganisa ses affaires de sorte à pouvoir équiper Saade le plus rapidement possible. Elle y passa plus de temps que prévu et dû accélérer comme le ciel s’éclaircissait. Alors qu’elle dissimulait de nouveau la trappe sous le sable mêlé de cendres et faisait demi-tour, elle délaissa aussi une part de ses inquiétudes et rendossa son rôle de petite fille modèle.
Elle rejoignit la maison juste à temps pour réveiller Liory avant que le reste de leur famille ne se lève à son tour. Ils durent se laver très vite et courir jusqu’au terrier de Takkie pour lui donner à manger. Elle était capable de se nourrir seule, à présent, mais leur participation limitait ses sorties et le risque qu’on la surprenne en plus de maintenir leurs liens.
Ouma Bahiya allumait déjà son poil quand ils rentrèrent et elle leur jeta un regard soupçonneux bien qu’endormie.
— C’était pressé, dit Azianne en désignant son petit frère.
— Pour ça, au moins, il pourrait se débrouiller, répondit ouma.
Azianne haussa les épaules et aida sa grand-mère.
— Tu courrais ?
— Oui.
— Une fois guerrière, plus aucun moordenaars ne te rattrapera.
— C’est mon intention.
Elles récupérèrent les chapatis brûlants.
— Tu es une bonne fille. Si seulement il n’y avait pas…
Ouma Bahiya regarda Liory, mais ne finit pas sa phrase. Elle se replongea dans les derniers préparatifs du petit déjeuner.
À l’école, Azianne avait l’impression que son esprit flottait dans une sorte de brume. Elle entendait, voyait, mais sans être vraiment présente. Tout lui paraissait étouffé et flou, lointain. Comme elle enviait ses amies et leur innocence, leurs éclats de rire et leurs chahutages ! Partir était un rêve qui l’avait longtemps porté et rassuré, mais désormais, c’était réel et beaucoup plus difficile.
La course de chameaux se tiendrait dans six jours, c’était terriblement proche, et ils devraient fuir avant qu’elle n’ait lieu pour conserver leur plus grand alibi. Dans sa tentative d’atténuer la boule qui se formait dans son estomac, Azianne se concentra sur son objectif et le moyen d’y parvenir. C’était dommage pour le cours de mathématique, mais savoir combien de gelds et de viander il lui resterait après ses hypothétiques achats au marché n’était pas le plus important pour l’heure.
Au lieu de travailler sur son problème, la petite fille s’imagina quelques jours plus tard. Quand ils partiraient, il ferait nuit, Azianne trouverait bien à convaincre ouma de lui laisser faire un dernier tour d’Atahari avec Saade, surtout si proche de la compétition. Comme toujours, ce ne serait pas facile de garder Liory avec elle, mais elle se débrouillerait. Ils suivraient l’itinéraire de la course, au moins au départ. La petite fille avait répété le trajet tellement de fois à l’aube et au crépuscule que personne ne s’étonnerait de la voir là, mais elle devrait tout de même faire attention aux guerrières. À force, elle commençait à connaître leurs habitudes, les rues qu’elles fréquentaient le plus souvent, les heures où elles s’y trouvaient. Ils devraient fuir tous les regards quand ils bifurqueraient vers la ruine. Azianne devrait faire vite pour équiper la chamelle, et ensuite, reprendre sa route tout aussi discrètement. Personne ne devrait rien remarquer. Mais s’il y avait un moment où ils ne devraient vraiment pas être surpris, ce serait celui où ils franchiraient la porte. Même alors, ils ne seraient pas tirés d’affaire : on pourrait les voir longtemps depuis le mur. Le mieux, ce serait qu'on ait plus important à faire…
Une idée traversa aussitôt à Azianne, qu’elle chercha à réprimer. C’était mal, comme beaucoup de ce qu’elle faisait dernièrement, non, davantage encore. La ruine avait déjà brûlé, il n’y avait personne à proximité directe, mais si les restes de poutres venaient à s’enflammer de nouveau, les guerrières devraient intervenir. Tous les regards seraient dirigés vers le danger, surtout de nuit, alors que le premier froid plongeait les moordenaars dans un sommeil léthargique. Franchir la porte à ce moment-là serait presque un jeu d’enfant : personne ne ferait attention au désert avant un moment.
Mais si l’incendie se propageait ? S’il atteignait les habitations adjacentes ? Il faisait chaud à Atahari, le bois était toujours très sec, et chaque foyer incontrôlé représentait une véritable menace. Azianne s’imagina blesser des gens, détruire des maisons : jamais elle ne pourrait se le pardonner. Si tout se déroulait bien, jamais elle ne le saurait non plus. Elle devrait vivre avec ce terrible doute pour le restant de sa vie.
La petite fille grimaça. Peut-être que, si le danger se voyait rapidement, alors, il serait éteint sans causer trop de dégâts ? Des feuilles produiraient une énorme fumée noire presque aussitôt repérable ; ils devraient s’éloigner très vite, mais ça limiterait les risques.
— Azianne !
Elle sursauta et sa maîtresse tapota sur sa tablette. Azianne n’avait presque rien gravé et, dans un soupir, elle se replongea dans son histoire de marché et de gelds. Il faisait étouffant, soudainement, dans la classe. Comme si de hautes flammes dévoraient la structure du toit et se répandaient. Azianne secoua la tête et évacua les images de son esprit.
« J’ai deux gelds et trente et un veranders, si j’achète un kilo et demi de farine et un régime de bananes, combien me restent-il ? »
La petite fille vérifia le coup des denrées et entama ses calculs.
Ce soir-là, malgré les tortures que lui infligeait sa conscience, elle ramena du feuillage dans la ruine et fit l’inventaire du bois à brûler.
*
— Alors, tu es prête ? questionna Evi.
Azianne était beaucoup moins seule sur le parcours de la course que lorsqu’elle avait commencé ses entraînements. La plupart des participantes, des adultes, s’exerçaient quand elle était à l’école, mais c’était déjà la deuxième fois qu’elle tombait sur Evi, et elle avait en plus croisé l’une de ses deux autres jeunes rivales.
Evi rapprocha son chameau de Saade autant qu’elle put et Azianne haussa les épaules. Heureusement, elle ne comptait pas se rendre à la ruine aujourd’hui.
— Au moins, je connais le parcours par cœur, et elle aussi, répondit la petite fille en désignant la chamelle de sa tante.
— Pareil ! On fait la course ?
Un sourire de défi apparut aussitôt sur le visage d’Azianne. C’était d’ailleurs dans son intérêt d’accepter si elle ne voulait pas éveiller les soupçons de son amie : jamais elle n’aurait refusé en temps normal. Elle se redressa sur le dos de la chamelle et vérifia la position de Liory.
— D’accord. Mais ne renonce pas à la course si je gagne.
— Aucune chance !
Sans même décompter pour marquer le départ, Evi fit accélérer sa monture. Azianne l’imita dans la seconde et Liory s’accrocha fermement.
Evi avait pris un peu d’avance, mais Azianne était déjà presque à sa hauteur quand elles rejoignirent la rue principale. Là, les choses se compliquèrent. Pour la course, le passage serait dégagé et les spectateurs alignés le long des maisons, ce qui n’était pas le cas aujourd’hui. Les deux petites filles durent faire des écarts pour ne renverser personne. Azianne entendit plus d’une mama les houspiller et les traiter de dangers publics, mais elle doubla enfin son amie.
Malheureusement, elles ne purent pas continuer bien longtemps et ne surent donc pas laquelle des deux l’aurait emporté. Il y avait trop de monde, Azianne dû arrêter sa monture la première et Evi à peine quelques mètres plus loin.
— Ça va ? demanda Azianne à son petit frère.
Liory hocha la tête, mais elle l’avait tout le même senti inquiet.
— Dommage, dit Evi en arrivant à leur hauteur.
Elles reprirent leur route au pas, surtout pour échapper aux cris d’une ouma rouge de colère qui les désignait le bras levé. Azianne acquiesça à l’intention de son amie.
— Je vais aller rendre Ipa. Tu reviens après ? demanda Evi.
C’était sans doute l’une des dernières occasions d’Azianne de s’amuser, alors, elle accepta et les rejoignit dans la rue avec Liory une fois Saade installée pour la nuit.
Les courses poursuites étaient la distraction préférée de tous, mais les enfants finissaient toujours par retrouver des activités plus calmes. Tous en cercle, ils écoutaient Djébana énoncer les animaux et tapaient dans leurs mains s’ils vivaient dans la vallée de Vryheid. À la moindre erreur, on était éliminé, et les plus petits, dont faisaient partit Liory et son copain Sekou, quittèrent vite la ronde. Il fut décidé ensuite de jouer au singe, ce qui ravit le frère d’Azianne, et cette fois, ce fut Malia qui donna le ton. Le ridicule des imitations ne tarda pas à déclencher les éclats de rire. Les poings sous les aisselles, les genoux levés et les bouches en O étaient accompagnées de cris aigus de plus en plus insolites, et le jeune Sekou finit par perdre l’équilibre et atterrit les fesses dans la poussière. Celui qui arrivait à reproduire le plus longtemps les mimiques, les vocalises et la gestuelle du chef devenait le nouveau guide, la reine ou le roi des singes.
L'après-midi fila très vite, et ce fut avec regret qu’Azianne vit le ciel s’assombrir. C’était si agréable d’être de nouveau une petite fille ! Les portes des maisons s’ouvrirent les unes après les autres et le cercle de joueurs diminuait sous les appels des oumas. Bientôt, ce furent à leur tour de rentrer et d’adresser des saluts aux amies.
*
Maintenant que la séparation approchait, Azianne regrettait de ne pouvoir laisser un message d’adieu à sa famille. Il y avait tant de choses à dire ! Des excuses en premier, pour avoir tant menti, pour les entraînements qui ne feraient jamais d’elle une protectrice d’Atahari, pour la course de chameaux à laquelle elle ne participerait pas. Pour les vols aussi : les vivres, les couvertures, les vêtements pour Liory, les outres, les armes, le cercle de sel, bientôt, et puis pour Saade. Pour la fuite en lui-même, car ils ne se reverraient jamais. Elle voulait remercier ouma, mama et tannie Yeleen pour leur gentillesse envers elle, leurs soins, tout ce qu’elles lui avaient appris. Mais c’était trop risqué : si quelqu’un tombait trop tôt sur un tel message, leur départ serait compromis. Une tablette survivrait-elle à la chaleur d’un incendie sous la trappe de la ruine ? Sa famille réussirait-elle à la trouver ? La petite fille n’avait aucune certitude, sinon celle qu’elle ne pouvait disparaître sans au revoir. C’était périlleux malgré tout : on ne devait surtout pas la surprendre alors qu’elle gravait, ni tant que son travail ne serait pas à l’abri.
Tant pis. Et puis prendre le risque que tout échoue, même si elle avait du mal à l’admettre, était tentant aussi : que les esprits décident.
Il était très tôt encore, peut-être plus que d’ordinaire lorsqu’elle se leva. Toute cette histoire avait déjà fait d’elle une enfant de la nuit. Il y avait de quoi graver dans ses affaires d’école ; elle saisit son sac et sortit dans la cour. Elle s’installa non loin de Saade et du terrier de Takkie, isolé de la fraîcheur nocturne par la paille. Elle ne voyait pas grand-chose, elle dut attendre un peu pour s’y habituer.
Maintenant qu’elle avait son stylet en main, c’était plus difficile de trouver les bons mots, surtout derrière le voile de ses larmes qui risquaient de gâcher un travail pas encore commencé.
Elle écrivit d’abord : « pardon », puis elle expliqua la profondeur de son amour pour Liory, le sentiment qu’il lui serait impossible de vivre en l’abandonnant. Un jour Azianne aurait peut-être des enfants, peut-être des fils, et cette existence, ce renoncement était à la fois insurmontable et injuste. Elle avait toujours voulu être courageuse, c’était aussi pour cela qu’elle partait affronter les dangers du désert et les moordenaars au lieu de se laisser emprisonner dans une situation qui risquait de la détruire. Si elle n’était pas capable de se battre, d’abandonner même certains de ses rêves pour ce qui lui semblait bien, alors, jamais elle n’arriverait à se respecter et à s’estimer, même lorsqu’elle serait devenue femme et guerrière.
Elle aimait sa famille, immensément, rien qu’à l’idée que plus jamais elle ne parlerait avec eux, que plus jamais elle ne croiserait leurs regards… Son cœur se déchirait. Mais ils s’en sortiraient très bien ici, ils continueraient d’être libres, contrairement à Liory s’ils restaient à leurs côtés. Tous auraient estimé que le protéger faisait partit de son devoir d’aînée s’il était né fille. Azianne croyait, elle, que c’était aussi le cas, que son sexe ne changeait rien à tout ça. Leurs ancêtres masculins avaient fait une erreur, plusieurs, même, mais son petit frère n’avait pas à payer pour eux. Il était innocent de ces actes, et cela, il le serait toujours.
Alors qu’elle traçait, la détermination d’Azianne grandissait, la certitude que c’était juste. Partir à la recherche d’un peuple cité seulement dans les histoires d’ouma était une folie, s’exposer aux monstres et aux climats extrêmes tout autant, surtout avec une si maigre expérience et un tout jeune garçon. Mais elle n’avait pas le choix si elle désirait rester elle-même.
Quand Azianne se redressa, elle n’avait presque plus peur. Elle rangea son stylet dans ses affaires d’école, glissa la tablette dans ses vêtements et courut jusqu’à la ruine. Sur la route, elle s’entraîna à fuir la vigilance des guerrières, et à sa connaissance, elle réussit. En tout cas, personne ne l’apostropha ni ne la salua.
La petite fille dissimula son ultime message avec un seul et unique soupir, comme un soulagement. Elle avait décidé que ce serait sûrement leur dernière journée à Atahari : si la chance et les esprits étaient avec eux, ce soir, Azianne et Liory franchiraient la grande porte de la ville.
Leur plus dangereuse aventure était sur le point de commencer.