Le week-end a été un véritable supplice.
Après une énième prise de tête avec mon paternel vendredi soir, on ne s'est pas adressé la parole des deux jours qui ont suivi. Il a du mal à accepter que je commence ma carrière en psychiatrie et n'a eu de cesse de me répéter qu'il aurait pu tirer quelques ficelles pour me permettre d'intégrer un service « plus gratifiant ». Au vu de son peu de compréhension, cette discussion s'est finie dans les cris et les claquages de portes. Depuis, j'évite soigneusement de le croiser dans la maison, ce qui n'est pas compliqué puisqu'il n'y est jamais.
Son travail lui prend tellement de temps, que même le week-end il a toujours des affaires à traiter ou des dossiers à compléter. Un bon nombre de ses clients ayant des entreprises à l'étranger, il est également en déplacement de façon régulière. Si, d'aussi loin que je m'en souvienne, mon père a toujours été un bourreau de travail, le décès prématuré de ma mère n'a pas arrangé les choses. C'est tout de même dommage de gaspiller le peu de temps que l'on a en commun à se prendre la tête pour des divergences qui n'ont pas lieu d'être.
Seule avec mes tourments, je n'ai pas osé contacter Tanya qui, je le sais, n'en pense pas moins que mon père. Et puis, c'est sûrement égoïste de ma part, mais je n'ai pas envie de l'entendre déblatérer sur son "super nouveau service" où ils sauvent des vies à longueur de journée.
Liam, quant à lui, est parti en week-end avec des potes. Comme tous les ans en septembre, ils se font deux jours en tente dans un camping tiré au hasard dans une canette de bière coupée en deux. Cette année ils ne vont pas bien loin puisque le destin a choisi la campagne normande. Vu les fûts de bière qu'ils ont chargé dans la petite Toyota de Liam, ils ne vont pas être bien sobres, alors autant dire que Liam n'aura surement pas l'oreille attentive pour mes petits problèmes familiaux et professionnels.
Du coup, j'ai passé deux jours entiers dans ma chambre, à faire tout un tas de recherche sur la pédopsychiatrie. À part tomber sur des définitions, je ne suis pas plus avancée que vendredi soir après ma première immersion dans le service. Au contraire, tout se bouscule dans mon esprit et je reste dans un flou total concernant mes nouvelles fonctions.
Sur internet, tout ce que j'ai pu trouver me donne l'impression d'avoir été engagée dans un centre aéré ou dans une sorte de colonie de vacances. Je sais pertinemment que ma réflexion n'est pas très professionnelle, mais clairement quand on lit « Atelier » ou « Activité » on ne se dit pas que l'on est à l'hôpital. Quoi qu'il en soit, je ne peux pas faire marche arrière, donc il ne me reste plus qu'à espérer trouver autre chose d'ici la fin de mon CDD.
Bien sûr, les offres d'emploi ne manquent pas sur les sites d'embauche, sauf qu'il est souvent mentionné « expérience exigée ». De nos jours, ce n'est vraiment pas simple d'être jeune et en recherche de boulot. C'est quand même fou de se dire que les patrons veulent le beurre, l'argent du beurre et la crémière. Il faut être jeune, pour ne pas coûter trop cher, mais avec de l'expérience pour être utile dès la prise de poste et s'adapter à une grille matin/soir/nuit... En gros, il faut avoir la vie sociale et familiale d'un homme des cavernes. Malgré toutes ces caractéristiques, je ne renoncerais pour rien au monde, car chaque métier a son lot de contraintes et le tout est d'aimer ce que l'on fait pour accepter de les supporter.
Finalement, lundi arrive plus vite que le temps de dire "ouf" et c'est la boule au ventre que je me pointe devant mon nouveau service pour débuter ce fameux "premier jour". J'ai cette impression étrange de sauter dans le vide sans filet, ce qui me terrifie. Je ne suis pas prête, et je ne le serai jamais. J'ai juste envie de rebrousser chemin et me faire porter disparue.
« Tu peux le faire », me rassuré-je avant de pousser les deux grosses portes en bois. Je franchis à peine le seuil que la scène qui se présente devant moi me choque.
Dans la grande entrée, meublée exclusivement de fauteuils aux revêtements en plastique bleu, une petite rouquine, assez menue, est allongée face vers le sol et se fracasse le crâne contre le carrelage. Elle crie d'une voix stridente alors que la fameuse Marina, qui m'a fait si forte impression vendredi, tente de la prendre dans ses bras, pour la calmer. Lorsque ma collègue arrive enfin à la contenir, la fillette se met à lui donner des coups de tête en signe de désapprobation.
Je suis clouée sur place, incapable de bouger ne serait-ce qu'un doigt de pied, par peur de déranger. Je n'ai jamais vu une telle violence émaner d'un si petit corps, je ne pensais même pas cela possible.
— Tu vas rester planter là longtemps avant de venir m'aider ? m'interpelle venimeusement Marina.
Dans la précipitation, je laisse tomber mes affaires sur le sol et je m'approche d'un pas timide. Je veux bien l'aider, mais je n'ai jamais eu à gérer une telle situation.
"Explique-lui", me conseille ma conscience. "Elle va t'expliquer. Tu sais l'eau a coulé sous les ponts, depuis vendredi. Elle s'est sûrement fait une raison à ton arrivée".
Je ne suis pas aussi optimiste qu'elle mais je n'ai pas vraiment le choix.
— Je... Je... Je ne sais pas quoi faire, dis-je confuse et d'une voix tremblante.
Elle souffle d'agacement tout en continuant de tenir fermement la fillette.
— Évidemment ! De tous mes collègues, il fallait que ce soit la petite nouvelle qui arrive la première.
"Roxane 1- Conscience 0" m'exclamé-je intérieurement. Il est très clair que la rousse n'a toujours pas digérée l'arrivée d'une nouvelle jeune diplômée. Elle roule des yeux avant de poursuivre sur un ton sec.
— Prends ses jambes et tiens-les fermement. On va l'emmener jusqu'à sa chambre.
Je m'exécute rapidement, par peur de lui faire perdre patience, et nous portons ainsi la petite fille à travers le long couloir bien lugubre, qui mène à l'espace nuit. Alors que l'on approche de son lit, la fillette se débat violemment et un pied m'échappe, ce qui fait perdre l'équilibre à ma collègue.
— Je t'ai dit de la tenir fermement ! crie-t-elle les yeux rougis par la colère. Tu sais ce que veut dire fermement quand même ?
Sa mauvaise humeur résonne en moi comme une agression et les larmes me montent aux yeux. Je les contiens malgré tout, pour éviter de lâcher totalement prise, et je réussis à reprendre le pied de la gamine. Nous la posons sur son lit et, sur les conseils de Marina, nous l'enroulons dans sa couverture. Je ne comprends pas vraiment comment cela va permettre de l'apaiser, mais je ne la questionne pas et m'exécute pour éviter de subir de nouvelles foudres. Une fois la fillette emmitouflée, Marina la cale de dos contre sa poitrine et se met à la bercer.
Ce n'est qu'à cet instant que je me rends compte de la disposition de la chambre de la fillette. Une pièce carrée, aux murs si vieux que la peinture blanche donne des reflets jaunes. Un lit d'enfant en bois et une armoire, haute mais étroite, viennent meubler la chambre. Une grande fenêtre aux menuiseries boisées et au simple vitrage permet d'apporter la lumière du jour dans la pièce. Comme cet espace semble triste ! Comment peut-on laisser des enfants évoluer dans un tel endroit ?
— Hey oh, la nouvelle ! Va chercher Paul au lieu de rêvasser ! me commande la rousse sans même me regarder. Il est en salle de jeux. Dis-lui que je suis dans la chambre de Kimberly.
Je m'attelle de ce pas à ma tâche et pars à la recherche de notre collègue, bien contente de fausser compagnie à cette désagréable femme. Grâce à la visite que j'avais faite avec monsieur Ruminier, je le trouve rapidement et l'alerte sur la situation.
— Reste là avec le groupe, je pars aider Marina ! somme-t-il en en se levant précipitamment.
— Mais... commencé-je, en regardant toutes les petites têtes autour de moi, je...
— Rho, ça va, ils ne vont pas te manger, sort-il d'un ton condescendant. Je ne vais pas perdre mon temps à te les présenter alors que notre collègue est seule pour gérer une crise.
"Et bienvenue à toi" ironise ma conscience, alors que Paul sort de la pièce.
Sans même avoir été préparée, ni présentée, me voilà entourée de huit mioches qui ont, pour la plupart, les yeux braqués sur moi. Je note dans un coin de ma tête de ne plus jamais arriver en avance au travail.
— C'est quoi ton nom ? m'interpelle un petit garçon en tirant sur mon pull.
Mes yeux se posent sur un petit blondinet qui ne doit pas mesurer plus d'un mètre dix et qui, pour me regarder, a la tête basculée vers l'arrière, révélant ainsi ses grands yeux ronds plein de malice. Même de ma hauteur, je ne peux m'empêcher de remarquer que ses vêtements sont bien trop grands pour lui. Il est si proche de moi que j'ai l'impression que nos corps vont fusionner. Cette proximité soudaine ne me met pas à mon aise. Je me baisse, prête à lui répondre de sa hauteur mais c'est sans compter sur le reste de la troupe qui se rapproche telle des mouches attirées par du miel. Je me retrouve vite encerclée, ne sachant plus où donner de la tête. Je décide de focaliser mon attention sur le petit blond.
— Je m'appelle Roxane et toi ?
Avant même que le petit bonhomme ait le temps de me répondre, c'est un garçon brun, plus âgé, qui prend la parole.
— Ah, c'est toi la nouvelle soignante, réagit-il d'un ton pas des plus amicaux. Paul et Marina ont parlé de toi ce matin, ils disaient que tu n'as pas l'air très futé.
— Ça veut dire quoi futé ? questionne le petit garçon qui s'est raccroché à mon pull.
— Simplement, qu'elle n'a pas la lumière à tous les étages, répond-il en tournant son index proche de ses tempes. Elle est débile, quoi, finit-il par lâcher.
— Bastien ! J'espère que ce n'est pas de notre nouvelle collègue dont tu parles, intervient une voix dans mon dos.
Je me relève, me retourne et me retrouve confrontée à Leya, qui n'a pas l'air d'avoir apprécié les paroles du dénommé Bastien. Ne voulant pas qu'il ait des ennuis à cause de moi, je décide de prendre sa défense. On ne peut reprocher à un enfant la méchanceté des adultes.
— Ne lui en veux pas, dis-je tristement. Il semblerait que ce soit plutôt des paroles émises par d'autres collègues.
— Oh... fait-elle en secouant légèrement la tête vers l'avant, vraisemblablement peu surprise. Je vois très bien. Bon, les enfants, tous en chambres pour le temps calme.
Face à la demande de ma collègue, les enfants obtempèrent sans trop de difficultés. Vu la facilité déconcertante avec laquelle ils regagnent tous leurs espaces, ce doit être un rituel courant.
— Ne t'en fais pas, me chuchote-t-elle soudain, avant d'entrer dans la salle de soins. Dans cette équipe, tout se règle.
J'ai encore perdu l'occasion de me taire. À peine une heure que je suis là et je déclenche une rébellion. L'intégration dans l'équipe ne va pas être de tout repos.