Chapitre 6: Vérités.
Gabrielle comprit immédiatement que beaucoup de choses étaient en train de se jouer au moment même où elle avait passé la porte au bras d'Armand. La façon dont les regards s'étaient posés sur elle en premier, puis sur Armand, avant de la détailler de la tête aux pieds. Mais ce qui retint son attention fut évidemment Marguerite, debout de l'autre côté de la table, derrière d'autres vampires, les yeux brillant d'émotion, les mains serrées. Mais alors qu'elle voulut se dégager du bras d'Armand pour aller la rejoindre, elle sentit une présence dans son esprit qui la paralysa.
« Ne panique pas, c'est moi. lui dit la voix douce d'Armand. Il y a certaines choses que je ne peux pas dire à l'oral devant tout le monde, alors je vais passer par ce moyen-ci. Je sais que c'est assez désagréable et perturbant, mais ça vaut mieux. Tu ne peux pas aller voir Marguerite tout de suite, je t'expliquerai plus tard ce qu'elle fait là.
- Elle est encore humaine?
- Oui. »
Gabrielle avala alors sa salive et ne bougea pas.
« Bonjour à tous et désolé pour le retard, j'ai eu un imprévu.
- C'est ce que nous voyons! Tu empestes... grinça un des vampires.
Tous semblèrent d'accord avec les paroles du vampire blond.
- Mes excuses, je reviens dans une minute pour arranger cela. Je vais laisser Gabrielle s'installer, je ne voulais pas vous faire attendre plus longtemps.»
Beaucoup d'entre eux semblaient avoir patienté ici depuis un moment. Des verres de vin reposaient sur la table, presque tous vides, mais personne ne dit rien à ce propos. Les uns après les autres, ils s'installèrent autour de la table, semblant ne pas prendre de place au hasard. Armand amena Gabrielle à une chaise.
« Installe-toi ici, et restes y. Je reviens très vite.»
« Daniel, je te laisse commencer?
- Très bien. »
Armand s'éclipsa dans un coup de vent et Gabrielle se retrouva seule avec tous ces inconnus. A côté d'elle, était assis un vampire très brun aux cheveux courts soigneusement arrangés et crantés, il se tenait bien droit et dégageait quelque chose de très impressionnant. Elle aurait préféré être à côté de quelqu'un qu'elle connaissait, comme Daniel. Ou encore Elizabeth qui était installée de l'autre côté, toujours aussi belle et élégante, ou Maïeul dont le regard bienveillant balayait les convives. Elle reconnut également Astrid, qui évitait soigneusement sa présence, tant mieux. Marguerite était assise sur une chaise au fond de la salle, contre un mur. Gabrielle fronça un peu les sourcils quand elle détailla sa tenue: ce n'était pas celle qu'elle portait en temps normal, mais une sorte de chasuble argenté posé sur une robe noire à manches longues.
« Bien, maintenant que nous sommes tous là, et surtout Gabrielle, nous allons pouvoir discuter. Armand voulait vous réunir pour que nous puissions parler de notre avenir, de faire un point sur la situation avec les humains et d'expliquer la présence de Gabrielle.
Mais alors que Daniel terminait sa phrase, Armand était déjà de retour, refermant les portes de la salle de réception derrière lui. Il était débarrassé du sang, fraîchement habillé de sa veste noire et or, recoiffé. Sans un mot, il vint s'asseoir à côté de Gabrielle, laissant Daniel continuer à parler. Elle remarqua soudainement que personne ne présidait la tablée. Armand n'était-il pas censé être leur chef?
- Cela fait plusieurs nuits que vous êtes arrivés au Point-Du-Jour pour vous mettre à l'abri. La situation en ville s'est calmée, mais les esprits des humains sont toujours échauffés. Les bûchés ont été éteints et l'armée a repris le dessus sur les émeutiers. Les humains dénombrent des centaines de morts et encore plus de viols, de vols, de dégradations et d'incendies dans toute la ville, les hôpitaux sont débordés. Ils ont installé des camps de fortunes dans les jardins publics. Paris est toujours considéré en état de siège et il est impossible pour les humains de sortir ou rentrer de la ville. En ce qui nous concerne, les derniers chiffres de nos frères qui ont été découverts et massacrés n'ont fait que grimper, mais il est toujours provisoire. Nous sommes à presque trente d'entre nous qui ont été brûlés, vingt-huit exactement.»
Autour d'elle, l'affliction se lisait sur tous les visages. Gabrielle réalisait tout ce qu'il s'était passé durant son absence en si peu de temps. C'est bien ce qu'elle avait compris, la ville avait déjà été barricadée quand Pierre était encore en vie, mais si l'armée avait repris le dessus, les choses allaient sûrement se calmer? Les chiffres que Daniel avait donné à propos du nombre de disparus semblaient surréalistes, des centaines de morts, et sûrement bien plus encore de vol et de viols... Mais quand cela concernait les vampires, ce chiffre de vingt-huit lui semblait dérisoire et immense, en même temps. Il lui avait déjà dit qu'ils n'étaient que très peu et dispersés... vingt-huit, était-ce si élevé? Armand semblait écouter ses pensées et lui répondit silencieusement.
« Paris comptait exactement soixante et un vampires. En Europe, sur un territoire restreint, nous avons dénombré environ mille d'entre nous, avec une marge d'erreur évidement car certains ne veulent pas être trouvés.»
Gabrielle n'eut pas le temps de réagir ou même tourner les yeux vers Armand que quelqu'un prenait la parole.
« Si tu nous expliquais le rapport avec ça, on gagnerait du temps, grinça Astrid, en montrant du menton Gabrielle.
Quelques murmures s'élevèrent. Mais Armand s'était mis à sourire, penchant la tête sur le côté. Ses yeux ne reflétaient pourtant aucune joie, mais plutôt l'ombre d'une flamme qui brûlait de colère., Daniel sembla comprendre que la jeune femme ne s'adressait pas à lui mais à Armand qui lui répondit immédiatement.
- Si tu le laissais parler, peut-être qu'il aurait déjà pu en venir aux faits. Il soupira, et détourna les yeux d'Astrid.
Armand ne dit plus rien et regarda vers Daniel pour l'inciter à reprendre la parole.
- Nous avons donc perdu beaucoup d'entre nous, et la découverte de notre existence a rendu notre avenir très... incertain. Cependant, les choses se sont apaisées car le gouvernement des humains a pris de nouvelles mesures, suite à la mort du leader de la Ligue contre les vampires, leur organisation s'est un peu disloquée. Ils n'ont encore trouvé personne pour les guider et organiser leurs actions. La Ligue voulait monter à l'Elysée pour que l'État prenne position, et soit plus ferme envers les vampires. Mais les choses ont été avortées. Et maintenant, la Ligue est sur le point de nommer un nouveau chef.
- Était, le coupa Armand. C'était précisément la raison de mon retard. Le candidat potentiel à malheureusement perdu la tête...
Alors qu'autour de la table on s'était mis à rire ou au moins hausser les épaules de soulagement, Gabrielle comprit bien que la phrase d'Armand était à prendre au sens littéral du terme. Cela expliquait donc tout ce sang... Ce qu'il se passait était très intéressant, d'un point de vue extérieur elle pouvait sentir les rapports de force, les positions de chacun. Chaque fois qu'Armand prenait la parole, tous regardaient vers lui, et les autres lui laissait la place pour s'exprimer. Et même si c'était Daniel qui semblait présider cette réunion, même lui savait quand se taire.
- Nous avons encore un peu de temps pour faire partir ceux qui le souhaite et prendre un coup d'avance pour s'organiser sur ce qui doit être fait pour notre survie. Ce qui nous amène donc logiquement à la présence de Gabrielle. La raison pour laquelle vous aviez reçu l'ordre de ne pas l'approcher, c'est qu'il y a quelques jours Gabrielle Loiseau-Deslante a tué elle-même, Pierre Loiseau, son mari. L'ancien chef de la Ligue.
Les regards convergèrent de nouveau sur elle, et l'envie qu'elle avait de glisser sous la table et même sous le tapis ne fit qu'enfler toujours plus. Ce n'était pas de la honte qu'elle ressentait, mais du malaise. Elle ne méritait pas qu'on la mette "à l'honneur" de cette façon.
- Il lui a donc fallu quelques jours pour se remettre de ses émotions. Et elle-même ayant découvert notre existence récemment, il lui fallait un temps pour digérer tout cela.
- Même si, soyons honnête, ce n'est toujours pas suffisant... ajouta Armand, soupirant.
- Pourquoi avez-vous tué votre mari? Ce n'est pas que l'idée me déplaise, mais bon... demanda un des vampires.
Gabrielle sentit une boule se former dans sa gorge. Elle ne devait pas se laisser dépasser, exposer les faits, voilà ce qu'elle devait faire. Armand lui jeta un petit regard, l'encourageant à répondre.
- Pierre était ... un homme violent. Pas seulement envers moi. J'avais voulu fuir la ville, fuir le pays pour échapper à ce mariage. Mais il avait décrété que je ne lui étais plus d'aucune utilité et avait décidé de me faire disparaître. J'ai retrouvé un certificat de décès à mon nom. Puis quand j'ai voulu le confronter à ce qu'il avait fait et ce que j'avais découvert. Marguerite, ma femme de chambre et mon amie, qui est assise là-bas peut en témoigner, elle sait tout cela et l'a vécu avec moi.
Celle-ci se leva pour prendre la parole.
- Ce que Gabrielle ne vous dit pas pour tenter de me préserver, c'est que Monsieur Deslante m'avait violée et battue également.
Gabrielle fut bouleversée de la voir dire cela tout haut, d'une voix claire et affirmée. Après tout, elle avait raison de ne pas avoir honte, c'était Pierre qui aurait dû mourir de honte pour ce qu'il avait fait. Mais elle ne pouvait s'empêcher de ressentir de la fierté en la voyant la soutenir. Elle reprit alors la parole avec une voix un peu éraillée. Autour d'elles, les visages étaient contrits, ou simplement indifférents. Sans surprise, les femmes vampires semblaient être les plus concernées.
- Qu'il s'attaque à moi était une chose, j'étais sa femme et je me disais que je devais endurer cela. Mais pas à mon amie. Quand, devant moi il a avoué l'avoir fait, et ... la façon qu'il a eu d'en parler, le plaisir qui montait dans sa voix. Je l'ai frappé, je n'ai pas pu m'en empêcher. Les choses ont dégénéré et j'ai tué Pierre, car il en voulait à ma vie. Je n'ai fait que me défendre.
- J'aime toujours quand ce sont les femmes qui prennent le dessus à la fin. sourit Elisabeth.
- Encore un de moins... approuva une autre femme vampire.
- J'espère qu'il a souffert. Les humains sont vraiment des animaux.
Aucun ne semblait choqué, ou même simplement en désaccord.
- Nous avions tous, évidemment, entendu parler de vous Gabrielle. Mais vous retrouver ici, c'est une surprise.
- C'est mon amie, expliqua Armand. Elle s'est retrouvée mêlée à tout cela malgré elle, je ne pouvais pas la laisser seule après qu'elle ait tué Pierre. Dehors, elle aurait été en danger, n'importe quel vampire aurait pu lui tomber dessus. Mais surtout la police, Daniel n'a pas encore quitté ses fonctions, mais même avec sa présence et son intervention, on l'aurait arrêtée pour la faire parler. C'était l'épouse du chef de la Ligue, mais également une de mes proches. Et Gabrielle avait déjà ... elle avait déjà compris ce que j'étais, elle avait également parlé avec Ellias. Elle aurait été une cible de choix. Impossible de la laisser dehors.
- C'est certain qu'avec un parfum comme ça, personne ne l'aurait épargnée. Commença un des vampires.
- Oh Seigneur, oui...
- Vraiment Armand, je comprends pourquoi tu as voulu la garder pour toi...
- C'était donc elle la renarde.»
Autour d'eux, les vampires commençaient à digresser, de petites conversations naissaient ça et là, la plupart portant sur l'odeur du sang de Gabrielle. Armand profita de ce moment pour s'adresser à Gabrielle par son esprit.
« Pour le moment, cela ne se passe pas trop mal. Ça va?
- Je ne sais pas trop. C'est très déstabilisant.
- Les vampires ne partagent pas les mêmes valeurs et les mêmes standards que les humains. Tuer n'est pas un souci. Le motif est bien plus important. Même si tu avais tué Pierre pour la moitié de ce qu'il a fait, c'était suffisant. Les femmes chez les vampires ont pris un pouvoir d'égal à égal et la façon dont les humaines sont traitées par leurs maris et les autres hommes choque toujours. Les vampires ont une force physique égale peu importe leur sexe, les hommes ne peuvent plus prendre l'ascendant sur elles.
- Je ne me sens toujours pas légitime malgré tout.
- Continue comme ça, tu ne leur déplais pas. Certains ont bien envie de te mordre, mais... Je suis également dans cette situation, je ne peux pas leur en vouloir.»
Gabrielle fut certaine de sentir une chaleur délicieuse envahir son esprit. Mais avant que Armand ne puisse continuer à s'entretenir avec elle, une voix s'éleva, un peu plus forte, au milieu du léger brouhaha.
« Et donc c'est pour cela que tu nous imposes la présence d'une humaine ici? En plus d'empester les couloirs, nous devons passer notre temps à l'éviter et la préserver parce qu'elle a tué le bon humain au bon moment?
Astrid avait attiré toute l'attention sur elle et en semblait parfaitement consciente et satisfaite. Ses yeux bleus si froid ne s'étaient même pas posés sur elle.
- Si j'avais envie de faire venir ici toute une famille, je ne vois pas pourquoi tu aurais quoique ce soit à redire sur mes décisions. A ce que je sache, tu n'es ici que parce que je le veux bien.
La voix d'Armand s'était durcie et tout autour d'eux le silence se faisait de nouveau. Astrid se raidit dans sa chaise et leva le menton.
- Et c'est bien le souci, Armand. Tu nous mets en danger avec elle, en plus de nous incommoder.
- Le seul souci, Astrid, reprit-il, caustique. C'est que tu penses que ma protection t'est dû car tu es de mon espèce, alors que cela fait des dizaines d'années que tu nous a tourné le dos. Toi et tes adeptes... Cingla Armand, froid comme la mort.
- Car tu prends en pitié les humains alors qu'ils ne sont que du bétail, s'écria-t-elle, se redressant, debout derrière la table.
Mais Armand, lui, n'avait pas bougé d'un centimètre et lui répondit d'une voix encore plus basse et calme.
- Du bétail qui nous est numériquement supérieur, du bétail qui a fait brûler vingt-huit autres vampires, du bétail qui cherche à nous traquer dans toutes les caves, tous les greniers et qui bientôt viendront vous trouver jusque dans vos égouts que vous appelez royaume. Ils vous brûleront avec les rats, et si tu continues à nous manquer de respect, c'est moi qui leur donnerais les plans pour vous trouver.
Un silence pesait dans la salle et tous les regards glissaient d'Astrid à Armand. Et Gabrielle le ressentit, elle pouvait presque le toucher et le goûter: la puissance du pouvoir d'Armand était en train d'envahir la pièce, et sa colère était si violente que cela semblait déborder hors de lui. Comme Astrid ne répondait pas, Armand reprit la parole sans attendre.
- Je n'ai accepté que tu viennes représenter les tiens, uniquement parce que je sais que nous serons plus puissants tous ensembles. Nos querelles existentielles n'ont plus lieu d'être dans cette configuration. Nous sommes menacés, nous avons mis en péril notre existence et notre couverture. Mais si la présence d'une humaine est si difficile et douloureuse pour toi, peut-être devrais-tu demander l'avis de nos amis sur ce qu'il faut faire? Épargner ton si sensible odorat ou tenter de faire en sorte que nous puissions nous endormir sans avoir la peur au ventre de brûler dans notre sommeil?
Gabrielle n'osait même plus lever les yeux de la table, si jusque-là elle s'était sentie vulnérable: face à la colère de ces deux-là, elle n'était qu'un mouton de poussière. Sans savoir pourquoi, elle posa sa main juste au-dessus du genou d'Armand sous la table. Il se crispa juste une seconde, avant de soupirer longuement et de se détendre. Dans son esprit, elle sentit une douce caresse en retour.
Astrid s'était assise, et bien qu'elle ne répondît rien à cela, son regard était brûlant de haine.
- Armand à raison, nous diviser en ce moment pourrait nous mener à notre perte. intervint Maïeul d'une voix posée. Il nous est objectivement impossible de lutter, ils sont trop nombreux, et même s'ils sont mal organisés, c'est une guerre que nous ne pouvons gagner. Je crains hélas que pour le moment, nous cacher soit notre seule option. Armand nous a tous demandé de venir ici car c'est un endroit protégé. Nikolaï et lui sont notre dernier rempart.»
Alors que l'apaisement retombait sur la salle, Gabrielle regarda celui que Maïeul avait désigné comme étant Nikolaï. Ce dernier garda le silence, mais Gabrielle admira son air calme et sérieux et ses yeux gris d'une douceur infinie. Elle retira sa main du genou d'Armand, avant de se remettre à tortiller ses doigts jusqu'à s'en faire mal.
« Je me suis entretenu avec l'impératrice à travers différents courriers codés, ainsi que les autres régents. Pour l'instant, les autres pays et villes ne sont pas au courant de ce qu'il se passe à Paris. Il semblerait que les humains fassent de la rétention d'informations, mais il ne faut pas nous leurrer, ce n'est qu'une question de temps. Cependant, c'est sur terrain qu'il nous faudra jouer. Une attaque de front n'est pas envisageable. De même, j'ai tenté de contacter certaines personnes dans les ministères, mais mes courriers restent sans réponse. Ils refusent donc de négocier, et ne serait-ce même que de me rencontrer en terrain neutre. Je ne peux pas les blâmer, j'aurais fait la même chose à leur place, ils se savent en mauvaise posture.
- Aucune négociation n'est possible alors? demanda Nikolaï.
- De façon officielle, non. Mais l'Impératrice et moi sommes arrivés à la conclusion que je devrais user de patience et surtout de discrétion. Un peu de manipulation et d'intimidation aussi... Cela sera au cas par cas.
- Que comptes-tu faire?
- Semer le trouble dans le Gouvernement et les institutions. commença Armand. Certaines têtes devront tomber, pour l'exemple. Nous allons tenter d'utiliser la force pour certains, de les soudoyer, ou encore de leur faire simplement entendre raison. Ils n'auront pas tous la même réaction face à nous. Il faudrait réussir à récupérer une opinion neutre. A commencer par le gouvernement.
- Du sabotage en fait? demanda Maïeul.
- En quelque sorte. Le moyen le plus efficace serait de pouvoir obtenir des soutiens dans les bons endroits, de leur montrer que nous ne sommes pas une réelle menace.
- Mais comment leur faire entendre raison que vous n'êtes pas une menace quand ce qu'ils connaissent de vous c'est ce qu'ils ont vu dans les rues? Ce qu'ils ont vu avec Ellias? Ils savent que vous leur êtes supérieurs physiquement, et que vous pouvez les tuer en un claquement de doigts, demanda Gabrielle.
Armand tourna la tête vers elle avec un petit sourire.
- Et toi? Pourquoi es-tu assise à cette table à côté de nous sans te sentir menacée? A vouloir nous aider?
Gabrielle laissa ses yeux se perdre dans le vide, réfléchissant. Puis, elle prit la parole.
- La seule analogie qui me vient est en tête c'est ... Nous les femmes, nous vivons avec les hommes depuis la nuit des temps, et depuis toujours ils nous ont été supérieurs, ils ont toujours été plus forts, plus violents... C'est également eux qui possèdent le pouvoir et la connaissance. Pourtant, nous vivons avec eux en harmonie.
- Jusqu'à ce qu'ils vous enferment, fassent des certificats de décès à votre nom, vous viole, vous frappent, remarqua Elisabeth.
- Tout comme certains vampires peuvent être incontrôlables, à l'image d'Ellias. Ou vous enferme dans une cave et vous traite comme du bétail, comme Astrid. Pourtant, vous êtes assis autour de cette table pour votre survie avec un intérêt commun et moi avec.
Un petit sourire s'étirait sur le visage d'Armand, qui semblait malgré tout ne pas afficher clairement le fond de sa pensée. Mais autour d'eux, les autres vampires acquiesçaient. Gabrielle n'osait absolument pas jeter le moindre regard vers Astrid, qu'elle avait ostensiblement provoquée.
- Je comprends très bien votre position, mademoiselle. Cependant, je crains que certains humains ne soient trop aveuglés par la peur, ou leurs croyances pour entendre raison, intervint Maïeul.
- C'était également mon cas... répondit-elle.
- Je crains hélas que votre affection pour Armand ne biaise votre avis, ajouta Elisabeth.
Gabrielle pinça les lèvres sentant le sang lui monter aux joues. Simultanément, elle se rappelait de l'effet de cette réaction sur son odeur. D'autres vampires affichaient un petit sourire.
- Et donc pourquoi est-ce que tu acceptes de nous aider? demanda Armand, qui semblait satisfait de ses réponses.
- Je n'ai pas encore dit que je vous aiderai. nota Gabrielle, effrontément
- Qu'est-ce qui t'en empêcherait?
- Que vous décidiez pour moi.
- Et que décides-tu ? demanda de nouveau Armand aussi rapidement.
Gabrielle leva les sourcils, jaugeant Armand comme s'ils n'étaient que tous les deux.
- Je n'ai plus ma place nulle part. Plus aucune attache. Les dernières personnes m'ayant manifesté du respect et de la considération étaient des vampires. J'ai beau être terrifiée en votre présence, je constate également que mes craintes ne sont pas forcément fondées. Vous semblez avoir parfois plus de décence que la plupart des miens. Je ne veux plus jamais être passive, plus jamais subir. Si je vous aide, je pourrais peut-être trouver une nouvelle place, mais également agir.
Pendant une seconde, Gabrielle eut la sensation qu'il ne restait plus qu'elle et Armand au milieu de cette pièce tant elle ressentait la force de sa présence dans son esprit. Elle sursauta quand soudainement quelqu'un reprit la parole.
- Très bien, et donc maintenant que Gabrielle souhaite nous aider, quel sera son rôle?
- Cela dépendra de ce que j'aurais à faire. Peut-être servir d'appât, ou de complice bien plus discret ou au contraire voyant que l'un d'entre nous. L'utiliser pour son identité, ou le faire passer pour une inconnue, énuméra Armand.
- J'ai comme l'impression que tu ne souhaites pas tout nous dire, avança Nikolaï.
- En effet, j'aimerai garder certaines choses pour moi. Pour éviter de compromettre tout cela. Nous ne sommes pas en situation de force, un rien pourrait nous faire basculer.
Nikolaï garda le silence, mais n'avait pas quitté des yeux Armand, peut-être échangeant quelques mots à l'abri de leurs esprits. Puis, l'homme tourna la tête vers Gabrielle.
- Dites-moi, Gabrielle, je comprends parfaitement vos arguments pour nous apporter votre aide. Cependant, j'aimerai avoir votre avis sur un autre sujet. Autour de cette table, nous avons tous dépassé un âge ... vénérable pour un humain. Et certains d'entre nous n'ont plus vécu en société depuis très longtemps. Nikolaï reprit sa respiration avant de se lancer: En mettant de côté votre histoire, avec un regard neutre donc. En tant qu'humaine, que feriez-vous en apprenant notre existence et en voyant tout ce qu'il se passe à ce jour dans Paris?
- Moi? s'étonna Gabrielle, ne sachant ce qu'on attendait d'elle.
- Si vous étiez à la place d'une personne ayant du pouvoir, un président, un ministre, peu importe...
Gabrielle prit une seconde pour réfléchir, mais tout ce qui lui venait en tête assombrissait le minuscule espoir qui venait de naître en elle.
- A leur place, je vous ferai tous tuer. L'homme n'a pas de prédateur, et ne peut le tolérer. Des guerres ont éclaté pour bien moins que cela, pour des histoires de terre, de religions, d'honneur... Mais si les hommes se découvraient une menace directe, ils seraient capables de s'allier entre eux malgré leur différents pour lutter contre cela.
- Tout à fait. ajouta Armand, d'une voix sombre.
Il se mit à faire tambouriner le bout de ses doigts sur la table, tout en regardant un peu dans le vide.
- C'est l'avenir qui nous attend probablement tous. C'est pour cela que notre plan est voué à l'échec, mais nous devons essayer. L'argument principal que je compte utiliser face à ces gens est le suivant: Les vampires sont présents depuis les Croisades auprès d'eux. Nous avons des centaines d'années, nous avons vécu dans leurs villes depuis toujours, en travaillant, en échangeant avec eux, nous avons vécu comme nous le pouvions en mettant en place des lois parmi les nôtres pour ne pas trop influer dans leurs vies. Il inspira avant de reprendre. En les tuant, pour survivre. Mais malgré tout, nous n'avons jamais tenté de prendre leur place dans les hautes instances, notre influence s'est toujours limitée à vouloir conserver le secret sur notre existence et protéger les nôtres. Nous avons conservé un contrôle sur le nombre de vampires dans chaque ville et chaque pays où nous sommes établis, pour nous protéger, mais également pour ne pas les envahir et nous dévoiler. Les humains doivent subsister, doivent continuer à évoluer car ce sont eux les enfants préférés de Dieu.
Gabrielle tiqua à cette phrase, sentant une dizaine de questions s'élever dans son esprit. Mais ce n'était pas le moment de couper Armand.
- Nous, nous ne sommes pas les bienvenues, et nous ne sommes pas aimés. Ils sont à la fois notre unique moyen de subsister physiquement, mais aussi ... spirituellement. C'est quelque chose que, je pense, les humains peuvent entendre, peuvent comprendre: Nous avons été humains. Nous sommes tous nés de parents, nous avions tous une vie telle que la leur. Et même si cela remonte à très longtemps, notre humanité est toujours là. Quand cette humanité nous quitte... Armand haussa les épaules et les mains, fataliste. Nous disparaissons.
Gabrielle embrassa du regard les vampires écoutant en silence leur Maître. Leurs visages étaient parfois hermétiquement fermés, mais d'autres affichaient une expression lasse et sombre. Pourquoi se sentait-elle si concernée? Pourquoi cela l'affectait-elle autant? Et pourquoi n'arrivait-elle pas à se sentir plus en danger que cela? Armand lui jeta un petit coup d'œil, tout en continuant de parler, savait-il ce qu'elle avait en tête?
- Alors oui, nous tuons des humains. Mais comme eux le font entre eux, par haine, par vengeance, par cupidité... Parfois leurs guerres et leurs convictions justifient à leurs yeux de tuer leurs semblables. Ce qui chez nous n'existe même pas... C'est tout cela que nous devons essayer de leur faire comprendre. Être un vampire, pour les premiers d'entre nous, ce n'était pas un choix. Mais c'est notre pénitence pour avoir voulu toucher du doigt le Divin et la vie Éternelle. Notre damnation c'est de voir notre famille mourir de vieillesse, de voir nos descendants mourir, de perdre nos amis et les voir vieillir et disparaître, de ne plus avoir aucune racine, aucune attache, de voir le monde changer, évoluer, sans nous. De devoir tuer pour survivre. Armand secoua la tête, visiblement affecté. Nous ne voulons pas de domination sur les humains, nous voulons simplement continuer à vivre dans un semblant d'équilibre.»
Le silence plomba les vampires attablés. Gabrielle se sentait étrangement dévastée, de les voir tous ici, de voir leurs regards, leur détresse. Cela la bouleversait. Ces monstres civilisés étaient dotés de sentiments, ils avaient tous vécus avec les humains depuis des années. Et l'idée qu'avait avancée Astrid peu avant, en prétendant que les siens n'étaient que du bétail, ne semblait pas être partagée par les autres et elle avait l'air d'être une sorte de renégat dans son peuple.
« Pour en revenir à Gabrielle: en échange des services qu'elle nous rendra et qu'elle nous a déjà rendus en supprimant Pierre Loiseau, je lui rendrai sa liberté, en la laissant humaine. La faisant malgré tout quitter Paris et la France. Dans un autre pays où elle ne sera plus un danger pour nous.
La proposition semblait diviser, mais pas de façon très tranchée.
- Nos lois sont claires, Armand, intervient Maïeul.
- Oui, j'en ai bien conscience. Un humain au courant de notre existence doit devenir l'un des nôtres ou mourir. Mais Gabrielle ne me semble mériter ni la mort, ni la damnation. Sa présence à cette table n'est que la conséquence de mes mauvais choix. Et la situation a changé, devrions-nous éradiquer le tout-Paris car nous sommes découverts? Nous allons devoir retravailler ces lois, car le monde a changé. Et nous également.
- Cette idée me semble appropriée. Mais en effet, ce n'est pas le moment de parler de cela. De plus, ce n'est pas non plus à nous d'en décider, confirma Maïeul.
Gabrielle tenta d'avaler la boule qui tordait sa gorge.
- Et vous, Gabrielle. Que voulez-vous? demanda une voix à l'autre bout de la table. Nous décidons pour vous de votre sort, mais vous, quels sont vos désirs?
La jeune femme posa les yeux sur une vampire aux cheveux blond clair, portant une même tenue que Marguerite.
- Je ... Je ne sais pas quoi vous répondre, commença-t-elle par dire, éclaircissant sa voix éraillée. Ces derniers mois, ma vie a été un tel enfer et une succession de drames... Je n'ai pas encore eu le temps de comprendre comment la mort de mes parents est arrivée...
Armand lui coupa la parole pour préciser.
- L'œuvre d'Ellias soit dit en passant. Il a massacré ses parents, son frère et sa sœur ainsi que tous les domestiques de sa maison.
Gabrielle peina à reprendre la parole alors que les images de cette soirée lui revenaient en mémoire.
- Je ... ne mérite ni votre pitié, ni votre appréciation, souffla t-elle, pleine de fatalité.
- Au contraire, Gabrielle. Vous avez montré beaucoup de qualités et de bienveillance envers les nôtres, malgré votre peur et ce qui est arrivé à votre famille. Vous êtes assise à cette table et vous acceptez de nous aider, ce n'est pas rien.
C'était encore une fois la vampire aux cheveux blond qui avait pris la parole.
- Tu devrais te présenter, intervint Armand en la regardant.
- C'est vrai... Je m'appelle Evangeline, je suis à la tête de l'Ordre des filles du Calvaire. Nous sommes un ordre religieux composé de vampires, de sorcières et de prêtresses rejetées par l'Église. Le Maître nous a demandé de veiller sur toi en son absence. Marguerite a été envoyée auprès de toi pour faire ses preuves et te protéger.
Une nouvelle volée de questions surgit dans son esprit.
- Je suis désolée de vous avoir menti, Madame, dit doucement Marguerite, un peu fébrile.
- Mais tu n'es pas un vampire, fut tout ce que Gabrielle pu dire.
- Non, en effet, mais je suis une sorcière.
- Evangeline t'expliquera tout cela, mais leur intervention n'était pas seulement destinée à te protéger. En sondant ton esprit, j'y ai trouvé des esquisses de potentiel me révélant que tu pourrais être toi aussi une sorcière ou une prêtresse, expliqua Armand. Cependant, malgré les efforts de Marguerite pour t'éveiller, il ne s'est rien passé. Le rôle des filles du Calvaire est de secourir les leurs et de les protéger, il y a de cela trois cents ans, nous avons uni nos forces avec les autres créatures et entités pour notre survie à tous.
Gabrielle s'était raidie, car la conversation déviait brutalement et elle ne s'était pas du tout attendu à cela.
- J'ai du mal à tout saisir. Je ne suis pas humaine?
- Les sorcières sont des humaines, de même que les prêtresses. Mais il semblerait que je me sois trompé à ton sujet et que tu ne sois finalement rien de tout cela. Expliqua Armand, soupirant.
- Pourtant, j'ai bien l'impression qu'il y a quelque chose chez elle, je le sens également. Expliqua Evangeline. Son initiation aurait dû éveiller quelque chose en elle, mais ...
- Mon initiation? demanda Gabrielle, perdue.
- En tuant Pierre, tu es passé de l'autre côté du voile, expliqua doucement Marguerite. Le meurtre déchire notre âme, il marque notre aura de façon indélébile. C'est une initiation, et c'est à ce moment que nous passons de l'autre côté du voile et révélons certains pouvoirs.
- Si tu avais révélé quelque chose après ton initiation, la question de ton avenir n'aurait pas eu lieu d'être, car tu aurais fait partie des nôtres et aurait été toi-même traquée par les humains tout comme nous.
- Ah. Très bien.» répondit Gabrielle, d'une voix blanche.
Autour d'elle, on se remit à discuter de ce qu'il se passait en ville. Puis dans son esprit, Gabrielle sentit la présence d'Armand, cette sensation commençait à lui devenir familière et lui permettait de ne pas sursauter. De l'autre côté de la table, Marguerite et Evangeline s'étaient levées.
« La réunion risque de durer encore un moment. Plus personne n'a de questions pour toi, et si tu veux les soeurs vont te raccompagner ou te tenir compagnie.
- Merci..»
Gabrielle se leva également pour rejoindre son amie et la prêtresse. Personne ne leva les yeux pour les regarder partir, tant mieux, elle avait besoin d'air.
A suivre...