Chapitre 65 - Pour tout ce que j'aurais aimé que tu sois

NODIA

Lorsqu’elle vit Fenara, Nodia vit la personne qui avait tué sa mère. Celle qui avait réduit son peuple à rien. Kidnappé son frère.

Lorsqu’elle croisa le regard de l’enchanteresse, Nodia ne voyait plus que l’ennemi.

Le sortilège qui grondait dans les mains de la maegis, Nodia le reconnut aussitôt. Un maléfice mortel, celui qui avait pris Barty, ce jour où ils avaient été réunis pour la première fois.

Aujourd’hui il manquait Erin, Barty, Del et Suzette, mais Nodia était là.

Et elle savait encore hurler.

Sa magie gronda dans son ventre, le moindre morceau d’ombre déchirant sa peau, suppliant d’être libéré.

Elle ouvrit la bouche. Pendant un instant, la détermination farouche de Fenara se mua en peur.

Puis Nodia cria.

Elle cria à s’en briser les tympans, elle cria jusqu’à ce que tout s’écroule, elle cria jusqu’à ce que le ciel tremble.

Elle ne savait plus qui, d’elle ou de l’orage, colorait ainsi le ciel de rouge.

Elle cria, et le monde entier s’écroula.

Elle sut aussitôt que ce n’était pas le chemin que Del lui avait montré. Qu’en protégeant une seconde de plus ses amis et son frère, elle les avait condamné.

Le sortilège de mort que Fenara avait préparé partit des mains de l’enchanteresse. Là où tous les autres s’étaient brisés, celui-ci resta solide, inévitable. Une évidence presque.

Nodia se souvint de Barty, qui s’était envolé au dernier instant pour sauver sa soeur. Barty, qui en était mort.

Alors Nodia paniqua. Elle sentit Sehar bouger plus qu’elle ne le vit - elle refusait qu’il le fasse.

Son cri mourut sur ses lèvres, alors qu’elle tenta de le pousser, pour l’en empêcher. Son premier cri avait tout pris, plus que ce qu’elle n’avait pensé.

Nodia ne bougea pas.

Figée sur place, elle vit le sortilège filer. Sehar, dos à Fenara, face à Nodia.

Au battement de coeur suivant, le sortilège serait là.

Un cri. Elle l’entendit comme s’il était à des milliers d’heures de vol d’ici. Un cri puissant, un cri de rage.

Mais pas un cri de désespéré.

Non. C’était un hourra de victoire.

— Vous l’avez arrêté ! pépia Sia. Vous l’avez fait ! 

Les bras de Sehar autour d’elle, Nodia vit par-dessus son épaule Jin et Zakaria, leurs magies jointes. Le sortilège de mort, suspendu en l’air devant eux, toujours actif - mais immobile, désormais. Sans cible.

Les mains de Zakaria tremblaient avec hésitation. Elle comprit sans un mot sa tentation de renvoyer le sortilège vers Fenara, parce que Nodia l’aurait voulu aussi. Mais le prince n’en fit rien. Jin et lui délièrent le sortilège, le laissèrent retomber dans les ruines.

Nodia n’avait pas encore saisi jusqu’où son cri avait porté. A quel point elle avait détruit, avec toute la rage qui se terrait dans son coeur.

Les Déïnides n’existaient plus. L’Armada non plus. Ne restait que des ruines flottantes, en plein orage, et des centaines de milliers de gens qui cherchaient désespérément un endroit où se raccrocher. Les spectres d’Oranimus, d’assaillants s’étaient transformés en guides et sauveurs, ramenant en sécurité soldats et civils, peu importe leur camp.

Sehar serra Ndoia contre lui, soutenant son poids vacillant dans ses bras. A ses côtés, Lo posa une main sur le bras de l’hybride, le ton urgent. 

— Trouvons Del, avant que les quais ne s’écroulent.


ZAKARIA


Il échangea un bref regard avec Lo - pas besoin de plus pour que lea faune comprenne que Zakaria devait rester. Qu’il avait des comptes à régler. Il ne voulait pas qu’iels soient séparés, pas encore, mais il le fallait. Une dernière fois.

Lo, Sehar et Nodia s’éloignèrent pour retrouver Del. Jin et Sia, en revanche, restèrent à ses côtés.

Le premier sortilège qui fusa dans leur direction n’était pas un maléfice mortel, mais écrasa Zakaria au sol avec la brutalité d’un navire lancé à pleine vitesse.

Le deuxième fit glisser Sia par-dessus bord - elle avait des ailes, se rappela le prince avec panique, elle pourrait remonter, si elle n’était pas…

Le troisième encercla Jin et la souleva du sol, son corps entier étranglé dans des lianes d’un rouge orage qui lui arrachèrent un cri de douleur. Fenara combla l’espace qui les séparait de quelques pas, et appuya la lame de son épée sur la gorge de celle qui avait été sa fille.

— Tu m’as menti, Jin.

— Tu as menti à tout le monde, répliqua la jeune maegis.

Zakaria en profita pour se remettre sur pied et charger Fenara. Cette dernière ne se laissa pas surprendre, cependant : son épée se tourna vers lui, et l’impact brutal de sa lame contre ses lances secoua les bras et les épaules du valeni. L’enchanteresse laissa Jin, toujours prisonnière, et noya Zakaria de coups et de fentes. 

Leur premier vrai duel - parce que la dernière fois, il n’avait eu aucune chance de gagner, il le savait. Il ne se faisait pas d’illusions pour autant : quelle que soit l’issue de ce dernier affrontement, dans les prochains instants, tout finirait dans le sang. 

Ou dans un éclat de lumière, si c’était l’enchanteresse qui mourrait aujourd’hui.

Zakaria roula, esquiva, frappa et planta ses lances, mais Fenara semblait toujours trouver les parades aux moindres de ses manoeuvres. Un de ses sortilèges le frappa enfin, le plaquant brutalement au sol.

— Tu aurais dû fuir avec tes médiocres compagnons, siffla-t-elle avec condescendance.

— Je ne fuis jamais.

— Non. Tu sais seulement te cacher.

Il la repoussa, se remit sur pied dans la même impulsion. D’un coup d’oeil, il aperçut Jin, qui profitait de la distraction pour défaire son sortilège avec l’aide de Sia, revenue sur la terre ferme. Pas le temps de les observer davantage, cependant : Fenara attaquait de nouveau, et Zakaria eut tout juste le temps de parer une fente de son épée. Il glissa hors d’attente, hors de portée de son épée, mais aussi trop loin pour que sa lance ne la touche. Alors qu’il croisait son regard blanc, la question qui brûlait son âme s’échappa de ses lèvres, lui brûlant la gorge.

— Pourquoi m’avoir fait, si c’était pour me haïr aussitôt ? 

Fenara le jaugea encore. Impassible. Inatteignable. Zakaria s’en voulait de toute cette rage que son mépris créait encore - créerait toujours, peut-être. La réponse, plus courte qu’il ne l’aurait voulu, mais plus longue qu’il avait espéré, étrangla le dernier des espoirs qu’il ignorait avoir encore.

— Pourquoi ? Pour tout ce que j’aurais aimé que tu sois, et que tu ne seras jamais. 

Il serra les doigts autour de ses lances. 

Une de lumière, et une d’ombre. L’héritage de Fenara et d’Orane.

Il tendit ses muscles, et se jeta sur elle. Lorsque le corps de ses lances s’écrasa contre la lame de l’épée de Fenara, Zakaria entendit de nouveau l’orage résonner dans ses oreilles. Il se rappela de l’infinie liberté qu’il avait ressentie, lorsqu’il avait laissée sa magie couler pour les sauver de la dérive, Lo et lui.

Pouvait-il s’en servir de nouveau pour se battre ?

Pour en finir, une bonne fois pour toute ?

Il se concentra, doigts serrés sur ses lances - Fenara bougea trop vite pour lui.

L’épée se planta dans son ventre.

Zakaria resta immobile, figé sur place.

Je ne veux pas mourir.

Pas maintenant.

Il tomba.

Son sang, noir valeni, coulait sur l’épée blanche de Fenara. 

Il coulait sur ses doigts, sur son ventre.

— Zaza ! croassa Sia.

Jin, enfin libérée de son sortilège d’entraves, se lança à l’assaut. Elle volait, seulement armée des salves qui quittaient ses mains et secouaient l’air. Fenara reculait à peine, mais forcée de parer, elle ne pouvait attaquer pour autant - pas tout de suite. Cela viendrait.

Zakaria ne perdit pas de temps. Un hurlement de rage s’échappa de sa gorge quand il cautérisa sa plaie, puis il se remit sur pied en titubant. 

Lorsqu’il tenta de rappeler à lui ses deux lances, évanouies dans sa chute, ses mains restèrent vides.

— Tout ce que j’ai créé, vous l’avez détruit, pesta Fenara. J’aurais dû vous tuer il y a longtemps. 

— Pour ramener une coquille vide à la place quand on te manque trop ? cingla Jin.

— Maman, pourquoi as-tu ramené Barty comme ça ? pépia Sia.

Fenara fixait la jeune fille et le petit corbeau avec une mine indéchiffrable. De quoi parlaient-elles ? Zakaria n’en avait pas la moindre idée. Pendant un instant, mais un instant seulement, il vit dans le regard de Fenara quelque chose qu’il ne pensait plus voir : un appel, presque un doute.

Puis, un léger sourire.

— Je devais vérifier si j’en étais capable.

— Tu as échoué, constata Jin. Ce n’était -

Fenara ne la laissa même pas finir sa phrase. D’un revers de main, son sortilège envoya Jin en l’air, rattrapée de justesse par Sia.

Zakaria devait retrouver ses lances. Pourquoi ne revenaient-elles pas ? Pourquoi n’arrivait-il plus à se battre ?

Il frissonna lorsqu’un nouveau roulement de tonnerre fit trembler l’air. Les éclairs rougeoyaient l’armure blanche et or de la Maîtresse des Armes, alors que son sourire s’effaçait, remplacé par son implacable froideur.

— Vous savez comment cela se termine, continua-t-elle. Pas par ma mort. Le Maître des Temps a vu ma fin, et seul quelqu’un qui m’aime pourra me détruire. Ce ne sera aucun d’entre vous.

— Mais moi je t’aime toujours ! protesta Sia sans la moindre hésitation.

Fenara rit. 

Un rire sincère. Mais sans joie, sans soulagement. Chaque note ne fit que gronder davantage la colère et la frustration de Zakaria. Ses veines le brûlaient, de fièvre autant que de colère.

— Et tu comptes me tuer, alors, misérable piaf ? Tu en serais incapable, même alors que ta vie en dépend. Même pour défendre ta soeur. 

Jin serrait les lèvres aux côtés de son Oranimus, et Zakaria comprit qu’elle se retenait de faire le même aveu que le petit corbeau. La seule chose que Zakaria retenait, lui, c’était un cri. Et s’il était capable de la même chose que Nodia ? Est-ce que ce serait suffisant pour stopper Fenara ?

Une nouvelle salve déchira l’air, manqua de frapper Sia, déviée de justesse par Jin. Zakaria chercha ce pouvoir qu’il avait déjà trouvé dans l’orage, et qu’il devait retrouver encore. La blessure sur son ventre avait cessé de saigner, mais le lançait terriblement, et sa vision se troublait dangereusement. Le tonnerre grondait, l’air vibrait - Zakaria sentait le Tremblement entier gorger ses veines.  

Un dernier coup, particulièrement brutal, projeta les deux filles à terre. L’aile de Sia pliée dans un angle inquiétant, et le visage de Jin constellé de sang et de bile. La jeune maegis lâcha un rire fou - le mal reprenait doucement ses droits sur son esprit, semblait-il. Zakaria en eut la certitude lorsqu’il vit Fenara attraper Jin par le col, sans que cette dernière ne se débatte, inanimée et en larmes au bout de son bras.

Il devait faire quelque chose. Maintenant.

Zakaria prit une grande inspiration…

Puis laissa s’échapper le cri le plus sauvage dont il était capable.

Il hurla, encore et encore.

Il hurla à plein poumons.

Il ne se passa rien. Pas de sortilèges défaits, pas de bâtiments détruits, pas de temps suspendu pour le laisser souffler.

Seulement Fenara qui le regardait, avec un mépris non dissimulé.

Le prince aurait voulu pleurer, de frustration et de rage. Lorsqu’il vit le nouveau sortilège qui le visait, il sut qu’il allait mourir.

Je ne veux pas mourir.

La nécrose le percuta, le même sortilège de mort qui avait tué Barty et tant d’autres personnes avant lui. Le maléfice se glissa dans ses veines, se fraya un chemin au milieu des ombres et de la lumière. Il gronda à l’intérieur de lui comme le tonnerre, réduisant à néant chaque étincelle de magie qui composait son être jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une miette.

C’était ce qu’il crut, les premiers instants.

La réponse vint lentement, à peine un murmure à l’arrière de son esprit.

Puis un frémissement, assez pour remuer le ciel. Et pourtant, Zakaria ne bougea pas.

Pendant un instant, juste un instant, le prince n’eut pas la sensation d’avoir été frappé par la mort. Il se sentait comme le tonnerre lui-même, noirceur infinie zébrée d’éclairs, toujours en bataille, l’une n’existant jamais vraiment sans l’autre. Les nuages noirs qui cachaient la lumière, les éclairs qui illuminaient le ciel noir.

Il n’eut pas besoin de crier. L’orage grondait à l’intérieur, l’attendait. 

Prêt à être tout ce qu’il avait toujours été.

Pas un héros de légende. Le sauveur de personne, si ce n’était lui-même.

La nécrose ne l’avait pas tué. Il regarda Fenara dans les yeux, bien vivant, toujours prêt à se battre - et dans ses iris blancs, pour la première fois, il lut de la surprise, de l’intérêt. Du respect, peut-être. 

La magie de l’enchanteresse ne le blesserait plus, il le savait. 

Mais cela ne signifiait pas que lui pouvait la blesser en retour, cependant. Survivre ne suffirait pas à la vaincre. Il ne savait pas comment gagner ce combat. Elle était plus ancienne, plus puissante, plus désespérée qu’il ne l’était. 

S’il avait survécu au sortilège, Zakaria ne réussit pas à se relever pour autant. Fenara avait Jin dans ses mains, Sia entravée par un sortilège. Dans quelques instants, elles seraient mortes.

Peut-être qu’il avait survécu à la nécrose, mais elle pourrait toujours lui enfoncer une épée dans le coeur, quand elle en aurait fini avec ses filles.

— Adieu, misérables vermines. 

Zakaria serra les dents, ferma les yeux malgré lui.

Les rouvrit brusquement, lorsqu’un puissant croassement fit trembler l’air aussi sûrement que l’orage.

Le prince se tourna vers sa source, et un rire soulagé et nerveux lui effleura les lèvres. Découpée sur le rouge, affaiblie et tremblante, une silhouette noire et solitaire dominait la scène.

— Pas aujourd’hui, petite soeur, croassa Suzette. Il est temps qu’on en finisse.

SEHAR

Nodia s’appuyait de tout son poids sur ses bras. Pour cette raison, même épuisé, au bord des larmes, Sehar aurait refusé de s’arrêter ne serait-ce qu’une seule seconde.

Sans son pouvoir de Gardien, lui-même se serait déjà écroulé depuis longtemps. En cet instant, il était reconnaissant de ce qu’on lui avait imposé d’être, pour une fois. Toute cette force lui permettait de continuer à avancer, de prendre les coups à la place de sa soeur, s’il le fallait. Heureusement, Lo se chargeait de repousser les soldats qui croisaient leur route. Même si ces derniers n’étaient plus nombreux à vouloir se battre, le peu qui l’étaient vraiment semblaient enragés. Un coup de sabot bien placé ou une liane entre les jambes les calmaient assez vite, cependant.

A chaque fois qu’ils prenaient un tournant et découvraient les murs et colonnes détruites du château, ou la carcasse d’une barque échouée, la panique de Sehar augmentait. Et si le bateau de Fenara avait été détruit, lui aussi ? Même aussi éloigné de l’endroit où Nodia avait lâché son cri destructeur, les ruines et les débris s’accumulaient…

Il trébucha à demi, à l’approche du quai, incapable de choisir entre accélérer pour en avoir le coeur net ou ralentir pour retarder l’inévitable.

Lorsqu’il arriva en vue du navire, miraculeusement intact, il courut presque.

— Pas de gardes, constata Lo après un bref coup d’oeil sous le pont. Je vais chercher où est Suzette, rejoint Del.

Sehar acquiesça, Nodia toujours en appui sur ses bras, et dévala péniblement les escaliers et le couloir qui menaient à la crypte improvisée. Il poussa la porte, le coeur battant…

Del n’avait pas bougé. Une part de Sehar avait presque espéré que le sortilège qui le maintenait endormi se serait brisé comme le reste, mais le maegis restait désespérément immobile. 

Nodia s’extirpa de ses bras pour s’installer sur une chaise, le long d’un mur, alors Sehar s’approcha de Del. Il tendit une main pour toucher son visage, si doux et si paisible, en cet instant, mais la recula. La dernière fois que leur peau était entré en contact, Sehar avait eu une vision… et s’il ne demandait qu’à lui parler de nouveau, pour le transporter hors d’ici, ce serait plus problématique.

Des bruits de sabots retentirent dans le couloir, juste avant que Lo ne les rejoigne. Iel resta interdit, face à la figure endormie de Del, puis se tourna de nouveau vers Sehar et Nodia.

— Suzette n’est plus là.

— Quoi ? Tu es sûr ?

— J’ai seulement trouvé des chaînes brisées, pas de trace de lutte. Elle s’est peut-être enfuie…

— Sans Del ?

Lo ne répondit pas. Iel s’approcha finalement de son ami, le cas de Suzette momentanément mis de côté au profit de celui du maegis.

— Comment on va le transporter ? Si on le touche, on risque d’avoir des visions…

Comment Fenara a fait ? demanda Nodia en cinq signes, le nom de l’enchanteresse haché avec colère. 

— Elle le faisait flotter ? Je ne sais pas trop…

— La première étape, murmura Lo.

La première étape ? répéta Nodia avec une grimace.

— Se réveiller.

— Tu veux qu’on réveille Del maintenant ? comprit Sehar.

L’idée gonfla son coeur d’espoir et d’angoisse. Il voulait que Del rouvre les yeux - il avait peur de ne pas savoir comment.

J’ai déjà fait la troisième étape, intervint Nodia. L’explosion.

— Et j’avais la deuxième, je crois ? Garde ton coeur ouvert…

Sehar écarquilla les yeux. Et si… Et s’il pouvait vraiment faire quelque chose ?

— Je peux essayer, mais…

— Fait-le.

Lo l’encouragea d’un regard assuré. Nous ne te faisons confiance, signa Nodia.

Sehar sourit. Il prit une grande inspiration, puis attrapa la main de Del. Lorsque le pouvoir du maître des Temps se glissa jusqu’à lui, il ouvrit son coeur, et en laissa sortir les ombres.


FENARA

Fenara éclata de rire.

Juchée sur une rambarde encore miraculeusement intacte, au milieu des ruines que l’enchanteresse avait tant lutté pour défendre, Suzette la défiait du regard. Suzette, sa grande soeur, sa Suzie, qui n’avait jamais réussi à l’empêcher de faire quoi que ce soit. Pas depuis longtemps, et certainement pas maintenant.

L’assurance du corbeau, le plumage minable et les ailes tremblantes, était parfaitement risible.

— Dégage, saleté de piaf.

— Non, Fenie.

Dans la voix de Suzette, Fenara n’entendit aucune peur, ni aucune de son habituelle provocation. Cette fois-ci, elle était presque douce. Pleine de regret.

— Que comptes-tu faire ? Tu n’es qu’un oiseau. Tu es moins que ce qu’ils sont, et ils ne sont rien.

L’enchanteresse désigna les trois enfants terrassés par le combat. Elle laissa Jin tomber à terre, la jeune fille désormais incapable de se battre - détesta le léger sursaut de son coeur lorsqu’elle l’entendit gémir de douleur à l’impact.

— Je suis venue faire ce que le maître des Temps m’a demandé de faire, répondit Suzette.

— Ce qui amène la même question. Que peux-tu seulement faire, Suzie ?

Du coin de l’oeil, elle aperçut Zakaria bouger, mais ne s’en inquiéta pas - sauf quand Suzette s’adressa à lui au lieu de lui répondre à elle.

— Je t’ai aimé comme mon propre poussin, petit prince. Si tu m’en veux le fait pas trop longtemps, compris ?

— Quoi ? protesta faiblement l’hybride. Suzette, qu’est-ce que tu…

— Les oisillonnes, accrochez-vous. Je sais que vous retrouverez Erin, elle est aussi costaud que vous. Trainez pas dans les nuages.

Fenara avança d’un pas, ses talons sur le sol plus durs qu’elle ne l’avait voulu, l’épée brandie en avant.

— Qu’est-ce que tu fiches, Suzette ? Comment-

Les mots moururent sur ses lèvres. Elle eut seulement le temps de voir le sourire du corbeau - un simple éclat dans ses yeux noirs et un pli de ses paupières, si familiers et si distants, désormais - avant qu’une vague de magie ne l’écrase au sol.

Cette magie, elle l’avait déjà touchée à de nombreuses reprises, mais elle ne la reconnut qu’une fois la douleur initiale refluée, sans avoir totalement disparue. 

Le pouvoir du Maître des Temps s’était emparé de son essence magique - mais comment ? Pourquoi maintenant ? Personne n’aurait pu libérer le jeune Maître, personne n’avait la puissance nécessaire pour défaire un de ses sortilèges, pas ainsi, pas aussi rapidement…

Fenara écarquilla les yeux, alors que les ruines disparaissaient devant elle.

Elle vit la fin. Sa fin. Celle promise, celle qu’elle avait tout fait pour éviter.

La fin que le Maître des Temps qu’elle avait tué lui avait montré. Celle que le jeune Maître avait encore révélée à Suzette, une dernière à fois, juste après qu’elle se soit libérée de ses chaînes, avec l’aide des spectres d’Oranimus, ses compagnons de toujours.

Alors, c’était cela, qu’elle était venue faire ici. 

— Partez, les poussins, ordonna Suzette. 

Fenara ne pouvait plus détacher ses sens de la vision, mais elle sentit Zakaria, Jin et Sia s’éloigner. Il n’y avait plus que Suzette et elle - et cette magie qui l’écrasait avec ses milliers de possibles. Pour la première fois depuis longtemps, si longtemps qu’elle avait oublié en être capable, Fenara se sentie faible. Comme ce misérable enfant qu’elle avait utilisé comme hôte, elle devait désormais lutter pour ne pas mourir. 

L’idée l’enrageait. Elle était trop forte pour mourir. Trop forte pour perdre le contrôle. 

Alors elle ne le ferait pas. Elle survivrait. Elle résisterait. Elle serait plus puissante qu’elle ne l’avait jamais été. 

Oui, juste un peu de repos, et le pouvoir serait pleinement à elle. Pourquoi ne l’avait-elle pas pris tout de suite, finalement ? Ses craintes avaient été infondées. Fenara était puissante, autant qu’elle l’avait toujours cru, autant qu’elle l’avait montré au reste du monde.

Fenara rouvrit les yeux sur le monde des vivants, sur le présent, et croisa le regard de Suzette. Elle serra les dents. Pourquoi ce fichu piaf la regardait comme si tout était fini, comme si l’enchanteresse était déjà morte ?

— Je vais survivre, Suzette. Il te l’a montré, ça ?

— Bien sûr. Si je te laisse faire, tu guérirais, tu reconstruiras. Tu continueras ce que tu as commencé. Tu le finiras, même. 

L’entendre le dire ne la gonfla pas d’orgueil, ni ne la rassura pas. Au contraire, Fenara sentit la peur revenir, et avec elle une rage infinie, une rage qu’elle ne savait plus comment faire taire.

— Même si je te tue, ça ne suffira pas, continua Suzette. Tu reviendras. Tu gagneras.

— Parce que j’ai réussi à éviter cette stupide prédiction, n’est-ce pas ? Même toi, tu me hais. Tu me l’as dit tant de fois.

Suzette sautilla jusqu’à elle, et seulement à cet instant Fenara remarqua qu’elle était à terre, son corps si faible qu’elle sentait à peine les muscles de ses jambes. Si le corbeau voulait la tuer, cela ne lui demanderait aucun effort. Mais Suzette avait raison : Fenara reviendrait. Elle savait comment faire, elle y avait déjà réfléchi. Elle reviendrait.

Alors que voulait Suzette ? 

— Seulement quelqu’un qui m’aime pourra m’arrêter, et ce ne sera pas toi, siffla Fenara.

Son coeur se serra lorsque le corbeau plia ses jambes pour se coller contre son ventre - il y avait tant d’années, de siècles même, qu’elles ne s’étaient pas tenues ainsi si près l’une de l’autre. Les doigts tremblants de la maegis se levèrent par réflexe pour toucher les plumes noires, mais elle les rétracta aussitôt.

— Oh, petite soeur. Je t’ai menti, tu sais. Je n’ai jamais arrêté de t’aimer. Je t’aime tellement que ça m’a presque tuée.

— J’aurais pu sauver la Toile, Suzette. 

— Je sais. 

— J’aurais pu tous les sauver.

Fenara ne savait pas quand les larmes avaient commencé à couler. Elle avait oublié même qu’elle était capable de pleurer.

— Pourquoi tu ne me laisses pas juste finir ce que j’ai commencé ? murmura la maegis.

Les yeux du corbeau souriaient encore, avec une douceur qui lui faisait plus mal encore que la magie qui l’écrasait.

— Si tu me tue, ce sera fini, tu sais. Tu seras impossible à arrêter.

Fenara considéra cette possibilité. Elle savait que Suzette ne mentait pas - le Temps lui disait la même chose.

Alors elle leva ses deux mains. Elle les plaça autour du cou du corbeau, et Suzette ne recula pas, ne trembla pas. L’Oranimus - son Oranimus, sa grande soeur - attendit seulement.

Ses mains ne se resserrèrent jamais. A la place, son toucher se transforma en caresse.

— Fait-le, céda Fenara. Emmène-moi là où je n’aurais plus jamais la force de revenir. 

— Tu es sûre ?

— Je ne pourrais jamais te tuer, Suzie, murmura-t-elle.

Lentement, le corbeau se redressa, et Fenara sentit sa magie s’activer sous ses plumes. Elle puisa dans ses derniers retranchements pour se grandir, puis hissa Fenara son dos, la portant comme si elle était à peine plus lourde qu’un oisillon. L’enchanteresse s’accrocha à ses plumes, alors que le corbeau poussait un dernier croassement, un dernier adieu, avant d’enfin prendre son envol au-dessus des ruines.

Les nuages se pressèrent autour d’elles, les blancs comme les noirs, et le froid des morts les étreignit.

Suzette et Fenara s’effacèrent, avalées par les fantômes. Derrière elles, les châteaux détruits n’abritaient déjà plus aucuns vivants, et l’orage avait cessé de trembler.

Lorsque les Déïnides moururent pour de bon, et que leur maîtresse des Armes disparut, le ciel resta silencieux.

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Nanouchka
Posté le 18/08/2022
Étonnant comme dénouement, et il marche bien. Il répond à beaucoup de doutes et d'interrogations pendant le roman, réunit des fils que t'as tissé. Les émotions sont crédibles, on suit les personnages tels qu'on a appris à les connaître. Moi qui galère tant avec les dénouements, j'ai beaucoup appris en lisant ce chapitre.
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