D’aussi loin qu’il se souvienne, Molkov n’avait jamais visité le Haut-Commandement, pas même lors d’une excursion scolaire. Le monument faisait partie du cœur historique de la montagne et se trouvait de ce fait très peu modernisé. Les pierres qui couvraient les murs sentaient le moisi et les dorures s’effritaient bien plus une fois passé la porte d’entrée. Le lieu était peu soigné : les Nains ne recevaient plus de grands chefs de guerre depuis bien longtemps et aucune raison ne les poussaient de ce fait à le rénover.
Malgré tout, l’espace ne manquait pas de charme. Le simple hall d’entrée était plus grand que tout ce que le vieillard ne pourrait jamais s’acheter, et les nombreux tunnels qui montaient et descendaient dans les entrailles de la montagne laissaient entendre qu’une véritable fourmilière s’agitait derrière. Dagorn attendait patiemment sur la première marche de l’escalier qu’il ait terminé de s’extasier sur la moquette d’un rouge foncé qui recouvrait le sol et les cadres de plusieurs mètres de haut à l’effigie des généraux de l’ancien temps et, bien sûr, de Balgröm accrochés aux balcons plusieurs mètres au-dessus de lui.
Molkov emboîta le pas au sergent et le suivit au troisième étage avec difficulté. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas emprunter des escaliers et ses vieux poumons suivaient le rythme avec difficulté. Son accompagnateur, patient, l’attendait lorsqu’il prenait trop de retard et la vieux nain l’en remercia. Le dernier étage était bien plus luxueux que le hall et la devanture. Un système de ventilation refroidissait l’atmosphère via de longs tuyaux, ce qui permettait aux peintures d’un rose pâle de tenir aux murs. Son utilisation était devenue très rare, tout comme son prix. Les bancs étaient de bois, importé certainement des terres humaines pour une somme bien supérieure à son salaire. Quand aux portes, elles luisaient. Les poignées, les finitions avaient été réalisées avec du draconiom bleu, le minerai le plus rare de la montagne. Le vieux nain, fasciné, prit quelques secondes pour effleurer la poudre du joyau des minaors, le trésor de toute une vie, avant de suivre de nouveau Dagorn, qui s’impatientait.
Le sergent le conduit dans l’aile est. Le bureau du général Barg se trouvait à l'extrémité de celle-ci, juste à côté du bureau d’espionnage dont on le disait friand. Les nains aimaient beaucoup surveiller les elfes, certains à un stade plus maladif que d’autres et Barg en faisait partie. Il faisait partie des grands noms qui avaient aidé à développer la discipline dans les montagnes et sa renommée était aussi grande que celle de Marvor II, le roi du conseil des Montagnes. Dagorn leva une main vers la porte, hésita brièvement et frappa deux coups forts. Un “Entrez !” puissant résonna de l’autre côté.
Dagorn poussa la porte et dévoila à leurs yeux une pièce au moins aussi grande que sa maisonnette du dernier étage. De grandes bibliothèques pleines à craquer recouvraient le murs du fond et répendaient dans la pièce une odeur agréable. Sur le mur ouest, une grande baie vitrée offrait une vue imprenable sur l’étage depuis un balcon privatif qui fit rougir le vieux nain de jalousie. Sur celui d’en face, un autre portrait de Balgröm les jugeait en silence, perché sur un de ces chevaux mythologiques ailés qu’il aurait dompté un matin à la demande de la reine elfe.
Un grand bureau du même bois que les bancs de l’étage prenait la place centrale. Installé sur une chaise au dossier confortable le dépassant d’environ deux têtes, le général Barg scrutait ses invités avec méfiance et curiosité. Il s’agissait d’un petit bonhomme chauve à la longue barbe rousse ornée d’une grosse tresse, symbole de son rang. Bien portant, son costume militaire brun trop petit gonflait ses formes généreuses. Bien cachées derrière sa pilosité faciale, plusieurs décorations étaient accrochées sur son torse et ses épaulettes en un si grand nombre que Molkov se demanda si elles ne recouvraient pas l’intégralité de sa veste.
Barg se leva de sa chaise et s’approcha d’eux. Dagorn se positionna dans un garde-à-vous solennel alors que Molkov, encore émerveillé par la pièce, adoptait une posture plus décontractée. Le militaire tendit la main au vieil homme qui la serra. La poignée était forte et autoritaire, mais respectueuse.
“Général Barg, pour vous servir, annonça l’homme. Il est inhabituel qu’un civil monte jusqu’ici, mais je suppose que pour une telle motivation, vous m’apportez un motif exceptionnel.”
Sa voix, étonnamment douce, témoignait d’une certaine assurance et aisance de la parole. Il était charismatique, à n’en point douter, et Molkov se détendit légèrement, confiant. Pour en arriver à un tel niveau dans la hiérarchie, l’homme était loin d’être bête. Il sentait qu’il pouvait se confier à lui. Le vieux nain lança un regard à Dagorn, qui l’encouragea d’un signe de tête.
“En effet, général, répondit-il en s’installant sur la chaise que l’homme lui pointait, en face du bureau. Je me trouvais dans la zone stérile au moment de l’attaque.
— Ah, je comprends mieux l’insistance de mon collègue de la porte. Vous êtes le fameux “héros” qui a tenté d’empêcher l’enlèvement des orques. Toutes mes condoléances pour votre femme et votre fille, j’ai vu leurs noms sur le registre des disparitions. Que puis-je faire pour vous, monsieur Favium ?”
Légèrement troublé par le fait que le militaire connaissait son nom et son intimité, il hésita un instant. Jusqu’où allait les renseignements de cet homme ? Cela ne lui plaisait pas vraiment, mais il se garda bien de le lui signaler. Il reprit son sang froid et osa relever les yeux pour croiser le regard bleu glacé de son interlocuteur.
“Ma petite-fille se trouvait là bas. Mara. Elle n’a que sept cycles et elle m’a été arrachée alors que j’essayais de la protéger. Je sais que vos paladins se sont lancés à la suite des ravisseurs, mais je sais aussi qu’ils sont rentrés depuis.
— En effet, répondit son interlocuteur. Je sais que ce retour précipité peut paraître inconvenable, monsieur Favium, et que vous portiez beaucoup d’espoir dans cette mission. C’est compréhensible. Malheureusement, contrairement aux murmures populaires, mes paladins ne se sont pas arrêtés aux terres humaines et ont tourné les talons parce qu’il n’y avait rien à faire. Ils ont suivi la piste le plus loin possible, mais les orques ont fini par prendre la rivière et il a été impossible de les suivre. Ils ont fait tout leur possible pour retrouver leurs traces, malheureusement, aux portes du désert de Snivelak, cela n’a plus été possible. Mes hommes sont plein de bonne volonté, mais quel homme serais-je si je les envoyais mourir dans le désert sans ressources appropriées ? J’ai demandé leur rappel parce que cette piste ne mène à rien, et j’en suis le premier désolé.”
Molkov baissa la tête, déçu. Bien sûr, porter sa colère sur les paladins étaient justifié, il avait subi un traumatisme et cherchait à s’en prendre à d’autres. Mais Barg avait raison. S’ils étaient revenus, il n’y avait plus rien à faire. Barg posa une main sur la sienne.
“Je sais à quel point la situation est compliquée pour vous, monsieur Favium. Cela fait beaucoup en quelques jours. Mes hommes travaillent toujours sur cette affaire, vous savez. Mais je ne souhaite pas vous donner de faux espoirs. Vous connaissez sans doute le taux de réussite de ces missions, il est nul. Plus les jours passent, moins il y a de chances de les retrouver en vie. Nous faisons notre possible, certes, mais nous ne pouvons pas faire de miracle tous les jours. Votre perte est regrettable, mais...”
Le vieux nain dégagea brusquement sa main et se leva, la mine grave.
“Je souhaite devenir paladin de Balgröm et aller la chercher moi-même.”
Derrière lui, Dagorn retint sa respiration. Un lourd silence plana entre les deux hommes. L’incompréhension se lisait dans les yeux du général qui analysaient la détermination du vieil homme. Barg se redressa sur sa chaise. Il joua quelques instants avec ses mains, avant de relever le visage vers le vieux nain.
“Monsieur Favium… Je comprends la douleur de votre perte et la colère qui vous anime, mais… Enfin, je ne pense pas que faire justice vous-même soit la meilleure des solutions. Vous êtes âgé, vous devriez vous acheter une petite maison au premier et profiter enfin de votre retraite à la mana.
— Justement. Je n’ai plus rien à perdre, j’ai bien vécu et je ne compte pas revenir si je ne peux pas la récupérer. Ce sont les qualités d’un bon soldat, et vous mentiriez si vous me refusez cela. Je suis déjà formé, je sais à peu près me battre. Si vous pensez que mon âge va m’arrêter, vous vous mettez le doigt dans l’oeil.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Dehors, c’est dangereux. Sans formation, vous n’arriverez à aucun résultat. Réfléchissez, vieil homme. Ce n’est pas un choix de carrière pour vous. Vous allez vous faire tuer.
— Ce n’était pas une question, général Barg. J’irais dehors, avec ou sans votre soutien. Je vous le demandais par politesse, dans l’espoir que vous me fournissiez de l’équipement. Je comprends votre décision. Prendre des risques pour un vieux fou n’en vaut pas la peine. Alors soit, j’irais seul.”
Il se releva et s’apprêta à partir.
“Attendez ! le rattrapa Barg. Je… Je n’ai pas dit que je ne voulais pas. Je vous avertissais des risques. J’ai bien compris que je ne vous arrêterais pas, mais je me sentirais fort coupable s’il vous arrivait malheur à l’extérieur sans vous avoir aidé.”
Molkov se rassit sur la chaise, satisfait. Barg prenait sur lui, il pouvait le lire dans ses yeux. Il risquait gros en accédant à sa demande et le nain en avait parfaitement confiance. Le général leva la tête et capta le regard terrifié de Dagorn, inquiet de la tournure que prenait les événements.
“Sergent, approchez, ordonna t-il.”
Dagorn obéit et se plaça aux côté de Molkov, droit comme un i. Molkov pouvait voir ses mains et ses genoux trembler, mais il préféra ne pas intervenir.
“Quel est votre nom ?
— Sergent Dagorn Vigum, monsieur, défense des portes.
— Bien, très bien. Vous ferez l’affaire. Je vous nomme paladin de Balgröm dès aujourd’hui. Vous allez former monsieur Favium pendant une semaine, puis vous l’accompagnerez dehors. Je ne peux pas me permettre d’envoyer une compagnie de paladins avec vous, j’espère que vous en avez bien conscience. Mais ce jeune homme a l’air dévoué à votre cause, donc il vous accompagnera jusqu’au bout.”
Dagorn ne cria pas de joie, mais tout dans son expression trahissait sa surprise et son incrédulité. Il ne se tenait plus très droit, il était agité. Molkov ne parvenait pas à saisir si la proposition lui plaisait ou au contraire l’effrayait.
“Acceptez-vous cette mission, paladin Vigum ?
— Oui, mon général. Ce sera un honneur et une grande fierté.
— Bien. Vous pouvez disposer. Monsieur Favium, je vous rencontrerais avant votre départ. Bon courage.”
Molkov, les larmes aux yeux, serra une nouvelle fois la main du général et quitta la pièce. Il ne savait pas dans quoi il venait de s’embarquer, mais une chance inespérée s’offrait à lui. Il tâcherai d’être à la hauteur.