Le lendemain de la disparition de Gorvel, Twelzyn
Pellon
J’arrivai enfin à la maison décrite par Ame, une petite bâtisse en pierre au pied de l’Arène des Arts. J’étais curieux de découvrir ce qu’elle me réservait : elle avait refusé de répondre à toutes mes questions. En me renseignant un peu, j’avais appris qu’une grande reconstitution historique était prévue au cours de l’après-midi, en présence de la reine Livana. Cependant les places devaient être hors de prix et j’ignorais pourquoi Ame m’avait fait venir tant à l’avance.
Je ne m’étais jamais autant approché de l’Arène et la trouvais impressionnante. Au-delà de sa taille, qui n’avait rien à envier au Colosse ou à la tour Dyria, son architecture géométrique me fascinait. Ovale, parfaitement proportionnée, elle était divisée en douze ailes de tailles équivalentes. Chacune d’entre elles avait une décoration propre, avec des couleurs et des emblèmes distincts. Leur entretien était à la charge des plus grandes familles nobles du royaume, qui avaient là un moyen d’exposer leur puissance aux yeux de tous.
Quelques minutes plus tôt, j’étais passé devant l’aile de Lagen. D’innombrables yeux étaient sculptés sur la pierre, donnant l’impression au passant d’être constamment observé. La porte d’entrée était recouverte de briques importées du Nord et était dominée par une grande statue de chouette. Les ailes suivantes possédaient un bestiaire tout aussi riche. Certaines étaient ornées de grands draps colorés. L’architecture de chaque porte était différente.
Cependant, celle des Igis, devant laquelle je me trouvais, était bien plus éblouissante que toutes les autres. Recouverte d’un revêtement de bois, son apparence tranchait radicalement avec les précédentes. Chaque planche était peinte de blanc ou de bleu et l’ensemble formait un visage de lion à la grande crinière. Quelques triangles en relief dessinaient ses canines, le montrant prêt à rugir. La taille de la porte était deux fois supérieure aux autres.
Si j’étais arrivé plus à l’avance, je serais allé voir l’aile Amaris, seule susceptible de dépasser la beauté de l’aile Igis mais je n’en avais pas le temps. Ame m’avait répété plusieurs fois d’être à l’heure. Je m’avançai donc à regret vers la bâtisse en pierre et frappai quatre coups, comme elle me l’avait ordonné. À ma grande surprise, deux grands soldats à l’air patibulaire m’ouvrirent.
— Qu’est-ce que tu veux ? C’est privé ici.
— Ame m’a dit de venir ici.
Les deux se regardèrent en souriant, comme s’ils avaient affaire à un fou.
— Tu connais Ame toi ? J’en vois tous les jours des petits malins comme toi. Pas de chance pour toi, elle vient juste d’a…
— Corziac, qu’est-ce qui te prend ? On ne parle pas comme ça à un ambassadeur !
Ame écarta les deux gardes hébétés et me fit signe de la suivre. Nous les plantâmes là sans plus d’explication. Nous traversâmes une grande salle commune avec quelques personnes en train de boire autour de tables circulaires. Au regard qu’ils lançaient à Ame, je compris qu’elle était connue dans cet endroit. Nous arrivâmes devant un escalier de pierre éclairé par des torches. Je le descendis à la suite d’Ame, curieux de savoir où elle m’emmenait. Nous pénétrâmes dans un long couloir vide.
— Excuse les gardes à l’entrée, dit Ame. Ils sont un peu sur les nerfs depuis ce matin.
— Que s’est-il passé ?
— Le Bras Droit est porté disparu. Personne ne l’a vu depuis la nuit dernière.
Je compris mieux la présence de nombreuses patrouilles sur ma route.
— C’est sûrement un coup des nobles, dit-elle. Ils ne pouvaient pas supporter de voir un roturier aux côtés du roi. Ces chiens sont prêts à tout pour garder le pouvoir.
— Où est-ce que tu m’emmènes ?
— Tu n’as toujours pas deviné ?
Sa question confirma mon intuition.
— Tu veux qu’on participe à la reconstitution ?
— En effet. Mieux, j’ai le second rôle.
— J’ignorais que tu faisais du théâtre.
— C’est plutôt rare. Mais ils cherchaient une rousse avec une formation à l’escrime, je ne pouvais pas manquer cette occasion. Tiens, on arrive. Ma loge se trouve juste à droite.
À l’issue du couloir, trois chemins s’offrirent à nous. Plusieurs comédiens discutaient dans le passage pendant que des maquilleurs, coiffeurs et perruquiers terminaient de les apprêter. Je compris que seuls les rôles principaux possédaient une pièce privée. Hommes et femmes portaient des costumes militaires impériaux d’époque. S’il s’agissait bien d’une reconstitution militaire avec un second rôle aux cheveux roux, il ne pouvait que s’agir de….
— Nous allons rejouer le duel entre Sarvinie et Elimsa, expliqua Ame. Les acteurs qui jouent les amarins se préparent dans l’autre sous-sol de l’arène.
— Non… Tu ne vas quand même pas…
— Si, chuchota Ame, je joue le rôle de ma mère. Mais ça, tu seras le seul à le savoir.
— Pourquoi voulais-tu que je vienne ?
— Ils cherchaient quelqu’un pour jouer Tazrim, commandant des armées Varlario. Tu seras parfait.
— Je ne peux pas faire ça. Je ne veux pas revivre ce duel.
Pourtant, je continuai de suivre Ame et nous arrivâmes dans sa loge. Cette pièce avait des allures de cave avec ses grandes étagères et ses murs humides. Un grand miroir occupait le centre de la pièce, accompagné d’un nécessaire à maquillage et de déguisements. Tout était déjà prêt.
— Je sais bien que ça ne t’évoque pas de bons souvenirs, répondit Ame. Mais c’est pas ça l’intérêt de ce genre de spectacles. C’est le bruit de l’Arène, l’ambiance. Tu vas voir, c’est jouissif.
Me retrouver confronté à des milliers de regards me terrifiait mais je n’eus pas le courage de l’avouer. Ame semblait si heureuse de passer ce moment avec moi.
— Allez, assieds-toi. Tu n’auras pas besoin de grand-chose. Une petite coloration rousse et un maquillage de base devrait suffire.
Je m’exécutai et Ame commença à m’appliquer du fond de teint du haut vers le bas du visage. Puis ce fut le tour du fard à paupières, du mascara. Elle redessina mes paupières avec un crayon noir et m’appliqua une étrange poudre brune sur les joues. Je ne m’étais jamais maquillé et voir l’apparence de mon visage changer sous ses doigts était un spectacle fascinant. Quand elle en eut fini, je me reconnus à peine.
— Qu’est-ce que je devrai faire pendant le spectacle ? On va répéter ?
— Pas besoin. Tu dois juste rester avec moi jusqu’au début du duel. Et puis t’enfuir après ma défaite. Une des metteuses en scène nous donnera les instructions.
Cette perspective me révoltait d’avance. Je refusais de trop y penser.
— Ne t’inquiète pas trop pour ça, ce duel n’est qu’un prétexte pour de la danse et des défilés militaires. Le peuple en raffole.
On frappa à la porte de la loge et une grande femme musclée entra.
— Ame, Lenzia a fini avec les figurants, elle peut s’occuper de toi.
— D’accord. En attendant, tu peux t’occuper des cheveux de Pellon ? C’est lui qui joue Tazrim.
— Si tu veux.
Ame me fit un clin d’œil et disparut dans le couloir. La grande femme prit sa place derrière ma chaise. Après m’avoir examiné quelques instants, elle défit mon chignon et saisit une brosse. Elle attaqua mes épis et cheveux emmêlés sans douceur, m’arrachant plusieurs grimaces. Une fois cela fait, elle alla chercher une serviette qu’elle posa sur mes épaules. Ensuite, elle commença à appliquer un produit couleur caramel sur mes pointes de cheveux et remonta progressivement vers leurs racines. Puis elle vint rincer l’ensemble tout en massant mon crâne. Cette séance d’abord douloureuse s’acheva merveilleusement bien.
— C’est fini, touche à rien.
La grande femme repartit dans le couloir, sans doute pour s’occuper d’autres acteurs, et je me retrouvai seul face au miroir. Mon reflet était étrange, presque dérangeant. L’homme qui me regardait avait un visage sans imperfections, plein de charme. Cependant, il n’était pas moi. Je délaissai le miroir pour m’intéresser au déguisement déjà prêt sur une étagère. Avec sa longue épée et ses insignes nobles, il ne pouvait être que le mien. J’allai fermer le loquet de la porte puis enlevai ma tunique.
Bien que porteur des couleurs Varlario, mon costume de Tazrim s’éloignait beaucoup de la réalité. Plus large, plus coloré, couvert de parures, il ressemblait plus à celui d’un bouffon qu’à celui d’un chef militaire. Il se fermait par l’avant, comme une grande chemise. Mon fourreau était d’un métal brillant, sans doute pour être mieux vu des spectateurs, alors que les vrais étaient tous de bois. J’avais droit à des brodequins de cuir au lieu des bottes rapiécées que j’avais portées de longues années. Et je n’avais rien pour me couvrir la tête, alors que jamais un soldat Varlario ne serait allé sur le champ de bataille sans son casque. Ame avait raison, c’était du théâtre. Un simple jeu pour amuser les foules.
Je m’arrachai à la contemplation de cet étrange reflet pour aller chercher Ame. En sortant, je découvris un couloir plus bondé que jamais. Malgré l’invraisemblance de leurs uniformes, malgré la présence de nombreuses femmes, j’étais entouré de soldats Varlario, comme autrefois. J’avais l’impression de me retrouver à la veille du duel entre Elimsa et Sarvinie, quand nous avions été rassemblés pour marcher jusqu’à la colline Sini-Hoë. Un vieux réflexe me poussa à chercher Lagorn et Telwan des yeux. Je luttai contre ces instincts d’un passé révolu, qui me ramenait au souvenir de mes amis disparus. Heureusement, Ame parut à cet instant et je m’accrochai à son image pour m’ancrer dans le présent.
La jeune femme n’avait jamais aussi peu ressemblé à sa mère qu’en cet instant. Si ses cheveux détachés avaient la même couleur flamme, leurs tenues différaient en tout point. Ame était vêtue d’une longue robe noire serrée au décolleté discret, qui épousait parfaitement les formes de son corps. L’habit avait dû être cousu sur mesure. Ses collants, bottines et gants étaient de la même couleur. Elle portait une bague en forme de tête de mort à l’index droit. On avait voulu faire d’elle une démone mais je trouvais que l’ensemble accentuait encore la beauté de son visage. Plus que jamais, elle était magnifique.
— Ça fait bizarre de te voir avec les cheveux roux, se moqua-t-elle. Remarque, ça te va bien.
— Tu vas vraiment faire de l’escrime dans cette tenue ?
— Ça ne devrait pas être si difficile ; je dois perdre.
— Pourquoi tu n’as pas une tenue militaire ?
— Le public doit vite reconnaître les protagonistes principaux : l’héroïne blanche contre la redoutable antagoniste en noir.
Après avoir parcouru les derniers mètres jusqu’à moi, Ame entreprit de défaire les deux boutons supérieurs de mon costume.
— Il faut qu’on voie davantage ta poitrine.
— C’est stupide pour un soldat.
— Pas au théâtre. Allez, viens dans ma loge. Mangeons quelque chose avant le début du spectacle.
Avant même de monter les marches qui menaient à la piste de l’Arène, je pouvais entendre la clameur du public. Juste derrière Ame et les porte-étendards, je commandais deux colonnes de soldats Varlario. Une metteuse en scène se trouvait juste derrière moi, elle me soufflerait toutes les instructions. Les comédiens échangeaient quelques dernières plaisanteries avant d’apparaître au grand jour. Quant à moi, je sentais mon cœur battre la chamade. Me retrouver devant des milliers d’yeux me terrifiait. La moindre de mes erreurs pouvait entraver la bonne marche du spectacle, m’humilier devant Ame. Tout mon corps me hurlait de battre en retraite, de laisser le rôle pour me mettre en sécurité.
— Allez, on y va ! ordonna la metteuse en scène.
Incapable de lui obéir, incapable de m’enfuir, je demeurai indécis sur place. Les drapeaux entrèrent dans l’arène et Ame commença à les suivre. Les soldats derrière moi levèrent leurs boucliers et sortirent leurs épées.
— Dépêche-toi, qu’est-ce que tu attends ?
Je sentis des frissons incontrôlables s’emparer de moi. Non, je ne voulais pas rejouer la mort d’Elimsa, j’étais incapable de la revivre une deuxième fois. Je fis un pas de côté pour laisser passer les comédiens, ignorant leurs regards étonnés. Voyant que je ne la suivais pas, Ame revint sur ses pas. Elle me tendit sa main et je la saisis, poussé par une force supérieure à la peur.
— Détends-toi, me chuchota-t-elle. T’as qu’à te laisser faire.
Le temps sembla se ralentir alors qu’elle me guidait vers le soleil. Je sentis chaque pulsation de mes tempes, chacune de mes respirations, chacun de mes battements de cœur. J’entendis les cris venus des gradins, le battement des bottes de l’armée Varlario derrière moi. Et enfin, j’entrai dans l’Arène.
Incapable d’affronter le regard des spectateurs, je me concentrai dans un premier temps sur le sol de sable, qui brillait à la lueur d’un soleil brûlant. Puis la main d’Ame leva mon menton et je n’eus plus le choix. Une foule immense se massait dans les travées de l’Arène. Tout le monde s’était levé pour applaudir notre entrée, ou la huer. Plusieurs groupes entonnèrent des chants guerriers en levant des drapeaux aux couleurs amarines. D’autres jetèrent des confettis pour accompagner notre marche. Nous fîmes un demi-tour de la piste de l’Arène avant de nous arrêter.
Sur le chemin, nous fûmes rejoints par un groupe d’ours tenus en laisse par des dresseurs travestis en soldats. Je n’avais plus vu de telles bêtes depuis la chasse qui avait précédé l’assassinat de l’Empereur. En voir plusieurs dizaines s’approcher de moi m’aurait terrifié sans la présence d’Ame à mes côtés. Je me gardais de lui demander pourquoi on utilisait de tels animaux alors qu’on n’en trouvait pas dans le comté Varlario, devinant d’avance sa réponse : c’est du théâtre.
Les trompettes sonnèrent à nouveau et l’armée amarine pénétra dans l’Arène à son tour. L’intensité sonore tripla de volume dès l’entrée des drapeaux. Toutefois, ce vacarme s’accrut encore avec l’entrée de Sarvinie, la championne amarine. Comme l’avait deviné Ame, l’actrice avait un costume intégralement blanc, qui contrastait avec ses longs cheveux noirs. Elle portait de riches bijoux et un maquillage clinquant. Chaque pli de son visage était accentué par un trait de couleur blanc ou rose. Deux soldats tenaient son long voile de dentelle, un autre son fléau d’armes doré.
Une dizaine de tambours suivaient Sarvinie. Ils commencèrent à frapper en rythme pour accompagner l’entrée en scène des premiers soldats amarins. Leurs uniformes étaient encore plus excentriques que les nôtres, avec des tuniques roses courtes et capes vertes. Ils formaient cinq rangées impeccables qui commencèrent à défiler de l’autre côté de l’Arène. Des tigres, panthères et lions rejoignirent leur cortège, largement plus long que le nôtre. Le flot d’amarins ne s’arrêta qu’après de longues minutes, s’achevant par un riche orchestre qui commença à jouer une mélodie entraînante. Le choix de cette musique était parfait, tant elle plongeait bien dans l’ambiance qui précédait les batailles.
L’ambiance de l’Arène me rappelait cruellement celle des collines jumelles où nous avions chanté lors du duel entre Elimsa et Sarvinie. Je me souvenais parfaitement de la communion qui nous avait unis pendant que nous encouragions notre championne. Depuis ce jour-là, le chant du courage était devenu une mélodie maudite.
Peu à peu les cris se turent, les spectateurs se rassirent, les drapeaux se figèrent. Cependant une tension électrique demeurait, le public semblait prêt à s’enflammer à la moindre étincelle. Le tempo de la musique ralentit. Ame me dit :
— Nous allons avancer dix pas ensemble puis tu t’arrêteras. Tu n’auras plus qu’à profiter du spectacle et t’enfuir avec tes troupes lorsque Sarvinie me tuera.
Fuir, une fois de plus. Cette idée m’écœurait, même pour un spectacle. Cependant, faute d’alternative, j’emboîtai le pas à Ame, m’arrêtai à quelques pas de l’escalier qui montait sur la scène en hauteur. Une vingtaine de marches qui conduisaient sur une plateforme de bois placée juste en face de l’orchestre, à la vue de tous les gradins. De nombreux sifflets accompagnèrent la montée d’Ame. Cela ne l’empêcha guère de lever son épée vers le ciel en attendant son adversaire. Magnifique chevalière noire.
Quand vint le temps pour Sarvinie de la rejoindre, tout le public se leva et sombra dans la folie. Un vacarme incomparable aux précédents se répandit dans tous les gradins. Les soldats amarins levèrent les poings et frappèrent leurs boucliers contre leurs cuirasses en rythme. Jamais je n’aurais imaginé que Sarvinie bénéficierait d’une telle ferveur. Comme si celle que l’on nommait la Tyranne quelques semaines plus tôt était devenue une héroïne après sa mort. Le peuple ne voulait pas garder d’elle l’image d’une souveraine despotique, préférait celle de la guerrière légendaire ayant vaincu Elimsa.
L’orchestre se tut quelques secondes, tandis que les adversaires se jaugeaient du regard, blanc contre noir. Je ne prenais plus garde au vacarme de l’Arène, captivé par les gestes d’Ame. Elle était fidèle à la bretteuse qui m’humiliait à chacun de nos affrontements : rusée, féline, sans pitié. Dès la première passe d’armes, il me parut évident qu’elle retenait ses coups. Sarvinie déployait ses assauts de manière chorégraphique mais avec une telle lenteur qu’il aurait été aisé de la prendre à revers. Je rêvais de voir Ame briser ce scénario parfaitement ficelé pour renverser l’ennemie.
Malheureusement, il n’en fut rien. Sarvinie toucha Ame à l’épaule puis au genou. Ces blessures factices contraignirent Ame à se battre plus lentement, à laisser de plus en plus d’ouvertures à son opposante. Malgré ses talents réduits, cette dernière continua à accroître son avantage tout doucement. Elle pouvait en finir quand elle le voulait mais elle voulait faire durer le supplice de sa victime. Je revis Sarvinie s’amuser en défaisant Elimsa. Ce spectacle était insupportable.
Enfin, quand le moment lui sembla venu, Sarvinie désarma Ame, l’allongea au sol d’un croc-en-jambe. Elle leva son fléau d’armes vers le ciel en se tournant vers le public. Ce dernier lui répondit d’une voix unanime :
— À mort ! À mort !
C’en fut trop. Je me mis à courir vers les marches, l’arme à la main. Je refusais de voir à nouveau ma championne s’effondrer, je refusais de laisser perdre la petite fille que j’avais sauvée, je refusais d’être le figurant de ma propre histoire. Un soldat amarin tenta de s’interposer mais je le renversai d’un seul coup d’épaule. Je parvins en haut de la scène juste à temps pour empêcher Sarvinie d’achever la vaincue. Je lui arrachai son fléau d’arme d’un coup d’épée, d’un deuxième je la forçai à reculer.
— Vous êtes fou ! cria l’actrice. Reculez !
Elle tenta de reprendre son arme mais je la repoussai vers le bord de la scène. Terrifiée par mon comportement, elle sauta d’elle-même. Sa chute souleva un grand nuage de sable. De véritables vigiles et des soldats amarins arrivèrent sur les marches, bien décidés à arrêter le gêneur qui gâchait la reconstitution. Je ramassai le fléau de Sarvinie de ma main libre pour leur faire face. Ame s’était relevée et semblait avoir du mal à croire au spectacle qui se jouait devant ses yeux. Je ne l’avais plus vue aussi surprise depuis le jour de nos retrouvailles.
— Pellon, es-tu fou ?
— Je suis désolé, je n’ai pas pu…
— Ne sois pas désolé, c’était somptueux.
Les yeux d’Ame brillaient, un sourire malicieux naissait sur ses lèvres. Elle leva son épée.
— Changer l’histoire… Voilà une idée bien audacieuse. Mais la bataille n’est pas terminée, en garde !
Nous repoussâmes ensemble la première vague de vigiles, bien aidés par notre position en hauteur. Ame ne retenait plus ses coups et repoussait les assaillants avec furie. Ils battirent bien vite en retraite. Cette pause me fit prendre conscience des cris venus des gradins. De nombreux spectateurs s’étaient levés pour applaudir, charmés par ce changement dans l’histoire prévue. Le frère venu au secours de sa sœur en dépit de tous les dangers et interdits : cette intrigue leur plaisait. Ame prit mon bras et le leva vers le ciel, ce qui acheva de convaincre les spectateurs sceptiques. Nous eûmes droit à autant d’acclamations que Sarvinie. Cependant, les vigiles s’étaient réorganisés, avaient reçu des renforts et s’apprêtaient à revenir vers nous. Avec nos armes sans tranchant, nous ne pourrions leur tenir tête longtemps.
— Mourons ensemble, me proposa Ame. Tombons au moment où ils lancent l’assaut. Le public raffole des conclusions tragiques.
— Nous pouvons encore fuir en sautant, on pourra s’ouvrir une sortie si l’on est rapide.
— Non, Pellon, l’histoire doit se terminer sur scène. C’est du théâtre.
Les figurants Varlario nous applaudirent à notre traversée du couloir souterrain. L’admiration se lisait sur leurs visages. J’aperçus même la metteuse en scène parmi eux, les yeux brillants et la bouche entrouverte. Ce triomphe me rappela le défilé qui avait suivi la prise de Vicène, où j’avais monté le char de Ledia. Une nouvelle fois on me félicitait d’un exploit qui n’en était pas un. Je n’avais fait que renverser quelques acteurs avec une épée factice, n’importe quel soldat entraîné en aurait été capable.
Un jeune homme porteur de grandes boucles d’oreille en losange attendait devant les loges principales. À notre arrivée, il s’approcha d’Ame pour lui souffler quelques mots à l’oreille. Son visage se métamorphosa à l’écoute de son message, comme si on lui avait annoncé une promotion royale. Toute excitée, elle se tourna vers moi et me dit :
— Viens avec moi, Pellon.
Frustré qu’elle ne m’en dise pas plus, je suivis le jeune homme avec elle. Nous traversâmes plusieurs couloirs sombres et étroits jusqu’à parvenir vers un petit escalier qui menait à une grande porte barrée de fer. Au loin, on pouvait entendre des cris d’animaux, leurs cages devaient se trouver à proximité. Notre guide déverrouilla la porte avec une longue clé métallique avant de nous inviter à entrer.
Nous pénétrâmes dans une loge à l’esthétisme soigné. Les murs peints de couleurs orangées étaient décorés par des masques hauts en couleurs. Le plafond et le parquet étaient tapissés avec soin, représentant des danseurs en mouvement. Une immense armoire occupait un bon tiers de la pièce, je n’en avais jamais vu de si longue. Par les ouvertures, on pouvait apercevoir des vêtements aux styles variés, qui avaient dû servir aux rôles phares de précédents spectacles. La présence de longues chandelles et de grands miroirs conférait à l’ensemble une aura mystérieuse.
Assise à la table au milieu de la pièce, une grande femme cousait sur une robe de dentelle et de paillettes. Elle avait la même peau noire que Lytiorio, le petit chanteur de Ledia. Elle portait des cheveux courts et une élégante robe blanche parée de rubans rouges. Elle avait plusieurs bracelets dorés aux poignets, des coccinelles argentées aux oreilles et une bague de rubis. Je compris aussitôt que j’avais affaire à une personne peu ordinaire.
Nous voyant arriver, elle abandonna son ouvrage et nous invita à nous asseoir en face d’elle. Ses yeux marron me scrutèrent avec une intensité qui me rappelait les regards de Ledia.
— Bonsoir. Je suis désolée d’interrompre votre triomphe mais je tenais à vous féliciter pour votre performance de ce soir.
— Ce n’était pas grande chose, répondit Ame, les joues empourprées.
— J’ai beaucoup apprécié votre renversement du scénario attendu. J’aime beaucoup les gens qui osent subvertir les règles. C’est cela qui transforme les Arts du Mouvement. Sans cela, nous serions condamnés à rejouer sans cesse les mêmes pièces, les mêmes spectacles, sans jamais rien tenter de nouveau.
— Merci beaucoup, dis-je. Mais qui êtes-vous ?
Ma question fit sourire les deux femmes. Mon interlocutrice devait être une artiste célèbre mais je ne connaissais rien aux spectacles amarins.
— Agdane. Je suis danseuse.
Tresiz m’avait déjà parlé de ce nom. Après quelques instants de réflexion, je me rappelai que c’était celui de l’ancienne maîtresse du roi Caric.
— Il vient de l’Empire, m’excusa Ame, gênée.
— Oh, voilà qui est original. Quel est votre nom ?
— Pellon.
— Eh bien, Pellon, c’était brillant. J’ai rarement vu un acteur faire montre de tant d’audace. Si cela vous intéresse, je serais ravie de pouvoir compter à nouveau sur vous pour mes prochaines représentations.
Un instant, j’imaginai ce que pourrait être ma vie en acceptant cette proposition. L’émotion de ce spectacle avait l’une des plus prenantes que j’avais vécues depuis de longues années. La vivre à nouveau était tentant. Cependant, le visage de Tresiz apparut dans mon esprit et je songeai à nouveau à mes erreurs passées. Je n’avais pas le droit de fuir mes responsabilités aussi simplement. Je n’avais pas fini de payer ma dette.
— Merci beaucoup, mais j’ai déjà un maître.
— Je comprends. Mais si l’occasion se représente à l’avenir, songez à faire carrière dans le théâtre. Vous pourriez faire de belles choses. La proposition vaut aussi pour vous, Ame. J’ai encore quelques rôles à pourvoir dans mon spectacle d’automne.
— Ce sera un honneur.
— Mais je ne veux pas trop abuser de votre temps, conclut Agdane. Allez fêter ce triomphe comme il se doit ! J’espère que nous nous reverrons.
— Merci, au revoir.
Ame et moi avions parlé en même temps. Nous nous sourîmes. Le serviteur d’Agdane nous reconduisit jusqu’à la loge d’Ame. Cette dernière était plus excitée que jamais, enchantée d’avoir rencontré Agdane. Le couloir avait été déserté, n’y demeuraient plus que quelques costumes épars. Une fois que nous nous y retrouvâmes seuls, Ame laissa libre cours à sa joie. Elle entama quelques pas d’une danse désordonnée en criant :
— J’ai rencontré Agdane ! J’ai rencontré Agdane !
Elle m’attrapa par le bras, m’entraînant avec elle.
— Je vais jouer dans son spectacle, Pellon ! Dans le spectacle d’Agdane !
Sa joie était contagieuse et nous finîmes tous deux au sol en fou rire. Ame tapait des mains comme une enfant, toujours dans son costume noir. Notre euphorie mit de longues minutes à se calmer. Quand Ame se releva finalement, le souffle court, je lui demandai :
— Où sont les autres acteurs ?
— Au cabaret d’à côté, ils ont une salle réservée aux artistes.
— On les rejoint ?
— Il faut d’abord enlever ces déguisements, j’étouffe dans cette robe.
Ame s’avança vers la porte, tandis que j’attendais dans le couloir qu’elle en ait fini. Voyant mon comportement, elle me lança :
— Allez viens ! Fais pas le timide.
Sans réfléchir, je lui obéis. Nous commençâmes d’abord par nous démaquiller avec une bassine d’eau. Je me débarrassai de ma teinture avec plaisir. À côté de moi, Ame était toujours aussi excitée et faisait des petits pas de danse devant son miroir. Elle finit par se tourner vers moi, un sourire conquérant aux lèvres.
— Tu veux bien défaire le nœud de ma robe, j’étouffe.
— Avec plaisir.
Je me plaçai derrière le dos d’Ame et commençai lentement à dénouer le ruban qui fermait sa robe. Je ne pus m’empêcher d’être admiratif de la beauté et de la force de ses épaules. Une fois que j’en eus fini, je m’éloignai à regret pour commencer à retirer mon propre costume. Je n’avais pas enlevé le premier bouton qu’Ame m’avait déjà rejoint.
— Laisse-moi faire.
Elle se rapprocha de moi et commença à enlever les boutons un par un, découvrant ma poitrine. En même temps, elle continuait d’avancer et me repoussa jusqu’au mur. Quelques secondes plus tard, je réalisai que nos lèvres se touchaient. Ses mains tirèrent doucement le haut de ma tunique vers le sol. Ses yeux brillaient, brûlant d’ardeur.
À cet instant qui aurait dû être heureux, je ne pus m’empêcher de repenser à sa mère disparue, à la petite fille que j’avais échoué à sauver vingt ans plus tôt. Elle était une noble, une bretteuse brillante, je n’étais qu’un soldat médiocre, un homme qui avait trahi ses ennemis. Je ne la méritais pas. Incapable de la repousser, je détachai mes lèvres et balbutiai :
— Je ne crois pas que…
Les yeux espiègles d’Ame plongèrent dans les miens, brillant comme des saphirs. Son sourire rayonnant apaisa mes doutes, apaisa mes craintes. Je me sentis bien avec elle. Elle me chuchota dans le creux de l’oreille.
— Arrête de penser au passé, au moins pour une fois. Détends-toi, t’as qu’à te laisser faire.
Ravie d'avoir pu lire ton chapitre préféré héhé, dès que j'ai lu ta note d'auteur ça a immédiatement éveillé mon intérêt et mes attentes n'ont pas été déçues : ce chapitre est effectivement super bien mené et complet. J'ai l'impression qu'il contient plein d'éléments différents qui s'emboitent bien entre eux.
On a :
- Des descriptions magnifiques de lieux, de visages maquillés, de costumes, de jeu d'acteurices, de foule ;
- Une réflexion super intéressante sur le rapport qu'entretient la fiction avec la réalité et la réécriture de l'Histoire, ainsi qu'une pointe d'humour insérée lorsque Pellon aimerait rendre le tout le plus "réaliste" possible (ne pas fermer la chemise du soldat par exemple) et qu'Ame à chaque fois lui dit que au théâtre c'est pas le but justement que ça soit représentatif de la réalité ;
- Des émotions fortes avec le traumatisme de Pellon qui remonte d'un coup, ainsi qu'un questionnement sur son caractère "passif" et "tourné vers le passé" --> avec la fin de ce chapitre, son intervention au sein de la représentation et son rapprochement avec Ame marquent pour moi une évolution de son personnage, de fait je me réjouis de découvrir la suite de son évolution huhu ;
- Un jeu de séduction filé tout au long du chapitre, qui finalement ne me gêne pas (je me souviens t'avoir écrit un commentaire il y a un moment où je te disais que je ne savais pas trop jusqu'à quel point la relation amoureuse Ame-Pellon me convainquait dans la mesure où Ame était la fille d'une femme que Pellon avait autrefois aimée, mais là tu as bien su mener leur relation !)
Tous ses différents aspects permettent selon moi de construire un chapitre cohérent, hyper stimulant à lire. Je me réjouis de découvrir les prochaines pdvs de ce fameux chapitre 7 qui te plait autant <3
Merci pour ce chouette moment de lecture et à plus ! :D
Ça fait plaisir de te lire sur ce chapitre évidemment assez spécial.
Oui, ça m'a bien plu ce côté réflexif sur l'art et symbolique sur l'idée de rejouer une scène qui a marqué les deux personnages principaux du chapitre. Et oui, ce rapprochement vient faire évoluer Ame comme Pellon, ça va avoir des implications pour la suite.
Content que tu sois quand même plutôt convaincue par leur relation, même si je garde en tête que ça peut être amélioré, peut-être en supprimant la relation amoureuse de Pellon avec la mère (j'ai pensé à en faire son écuyer ou quelque chose comme ça).
En tout cas merci de ton commentaire !!
Je ne peux m'empecher de demander : es-tu toujours interesse par ces commentaires? J'ai l'impression que tu as tourne la page.
Trop content que tu aies aimé, c'est le chapitre que j'ai préféré écrire du roman ! J'aime beaucoup ta réflexion sur l'art et le droit de changer la réalité (= Je trouvais ça hyper intéressant que Pellon refuse que les choses se repassent de la même manière, je trouve que ça en dit pas mal sur son personnage.
Pour répondre à ta question, tu l'as peut-être vu j'ai commencé un autre projet. Mais oui, clairement tes retours m'intéressent.Tu arrives vers la fin et je n'ai eu que le retour d'Ori sur cette conclusion pour le moment. Je suis super curieux de voir ce que tu en penseras.
Merci de ton passage et à bientôt (=
Tu places haut la barre de mes attentes en annonçant d'entrée de jeu qu'il s'agit de ton chapitre préféré. Connaissant la qualité de ta plume, je m'attends forcément à des descriptions somptueuses, une ambiance très immersive et un rythme qui m'accroche de la première ligne jusqu'à la fin.
Pari ô combien réussi.
Je ne vais pas dire que j'ai aimé ce chapitre, car je l'ai adoré. La description des arènes, de la transformation de Pellon sous le maquillage, la manière dont tu soulignes les différences entre les costumes de théâtre et ses propres souvenirs, le récit de la représentation, l'ambiance du chant de courage dans les tribunes, l'entrée des acteurs... tout était somptueux. C'est simple, je m'y croyais. Et alors ce choix de faire revivre au lecteur et à Pellon le duel de Sarvinie et Elimsa, qui m'avait beaucoup ému, avec en plus Ame dans le rôle de sa mère... c'est vraiment une idée superbe.
J'ai beaucoup aimé avoir accès à tous les ressentis de Pellon, le voir se débattre avec le spectre de ses souvenirs, son angoisse de monter sur scène, jusqu'à ce que la panique prenne le dessus et le pousse à interrompre le duel. On a un peu l'impression d'être son confident exclusif, d'avoir une fenêtre ouverte sur son intimité, ce qui rend le personnage encore plus attachant qu'il ne l'était.
Alors bien sûr, cette version revisitée du duel y perd l'intensité et l'émotion immense qu'apportait la mort d'Elimsa, puisqu'ici nous sommes déjà au courant de la fin... (Encore que, tu as trouvé le moyen d'y apporter une touche d'inattendu pour surprendre le lecteur, c'est vraiment chouette !). Mais ce qu'on perd en intensité dramatique, on le gagne en émotions à travers les ressentis de Pellon et l'ambiance de la scène.
Le final du chapitre ne m'a pas vraiment surpris, on sentait depuis un moment déjà qu'une complicité et une attirance réciproque naissait entre ces deux-là. Il n'en est pas moins réussi, tout en délicatesse et en suggestion.
Bref, je ne sais pas si j'irai jusqu'à dire que ce chapitre est mon préféré du roman, mais il m'a véritablement séduit. Tu es décidément très fort pour dépeindre des lieux à couper le souffle et des cérémonies spectaculaires.
Au plaisir,
Ori'
Désolé pour le délai de réponse, je reviens d'Erasmus et j'avais un peu délaissé l'écriture ces derniers mois, mais je reviens en forme !
Ahah oui j'avoue que je me suis un peu emballé sur la note de l'auteur mais c'est encore clairement mon chapitre préféré après avoir écrit 3/4 de l'ensemble.
Je suis content que tu aies apprécié cette idée de rejouer le duel avec Ame en Elimsa et avec un dénouement différent. Je trouve que ce parallèle fait gagner le prologue en intérêt et c'est aussi un moyen de rappeler certains éléments à l'aube du final du roman.
Top si les ressentis de Pellon fonctionnent ! Et je ne suis pas étonné que la fin ne soit pas surprenante, elle était pas mal suggérée au cours des derniers chapitres (=
En tout cas, merci de ce commentaire, c'est super motivant alors que je suis en train de me remettre à l'écriture xD
A bientôt !