Après la forêt il n’y avait rien.
Plus d’arbres, plus de racines, plus de rochers, plus rien.
Rien qu’une étendue d’herbe et nulle part où se cacher.
Nous avions quitté la sécurité du ruisseau, des grottes, des feuilles, et au milieu de rien, là où nous nous tenions, tout le monde pouvait nous voir.
Les cœurs n’avaient qu’à lever les yeux.
L’excitation et la terreur menaient une danse haletante dans mon esprit, passaient alternativement l’une au-dessus de l’autre, et me laissaient paralysée, confuse, toute tremblante.
C’était la première fois qu’on marchait en plein jour.
Et le jour avait un goût lugubre.
Un goût de mort qui stagnait sous la langue.
Et le monde, en plus d’être terriblement vide, il était grand, très grand derrière la forêt, si grand que je n’en voyais pas le bout. J’aurais même pu courir, enlever mes chaussures, laisser l’herbe glisser sous mes pieds, tomber, rouler, regarder le soleil droit dans les yeux, le soleil funèbre, et jusqu’où aurais-je pu aller ?
Combien de pas puis-je faire avant qu’ils m’attrapent ?
Parce qu’ils n’avaient qu’à lever les yeux.
Ils n’avaient qu’à lever les yeux et on serait mort.
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La Brume était telle que le Professeur me l’avait décrite.
Elle se tenait devant nous comme un mur, un mur si haut qu’il dépassait le ciel lui-même, un mur qui ne connaissait aucune fin, aucun début, un mur brouillon, blanchâtre et intangible.
Un mur qu’il ne fallait pas toucher.
Mais ce mur, comme beaucoup de murs que j’avais rencontrés jusqu’ici, c’était aussi une porte. On la voyait bien, là, en plein milieu, cette ouverture étroite et étouffante, qui coupait la Brume en deux pans bien distincts.
Notre objectif.
— J’ai rarement vu autant de soldats rassemblés au même endroit, murmura le Professeur.
Il se tenait à plat ventre entre l’homme silencieux et moi. Ici, au sommet de la colline qui surplombait la frontière, les herbes hautes et jaunies suffisaient à peine à nous cacher des soldats en contrebas.
Ils étaient nombreux à longer la Brume d’un pas accordé et rythmé, le dos droit, le regard attentif – pas assez attentif.
Ils ne regardaient jamais en l’air, en haut, vers la colline, ils n’avaient d’yeux que pour la Brume et ils étaient terrifiés, leurs doigts tremblaient sur le pommeau de leur arme, celle qui était rangée à leur ceinture.
Et je me demandai de quoi ils avaient peur.
J’essayai de les compter aussi, mais je n’arrêtais pas de perdre le fil alors je décidai qu’ils étaient juste beaucoup.
Et pourquoi est-ce qu’ils étaient autant ? Et qu’est-ce qu’ils feraient s’ils nous voyaient ? Et est-ce qu’ils allaient réussir à nous arrêter, me prendre, nous tuer ?
Moi, je ne voulais pas mourir.
Je ne voulais pas qu’ils nous attrapent.
Je ne voulais pas qu’on se batte.
On pourrait juste faire demi-tour, la forêt n’était pas si loin, on pourrait y retourner, y rester, ne plus en sortir.
Elle me manquait la forêt.
Je ne l’entendais plus.
Mais l’homme silencieux et le Professeur voulaient qu’on passe à côté des cœurs, qu’on traverse la Brume, qu’on s’en aille d’ici et tout ça sans être vu, ni blessé, ni tué, et je commençai à me dire que, peut-être, on pourrait y arriver.
Après tout, le Professeur avait un plan.
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— C’est quand vous voulez Kaleb, chuchota le Professeur.
J’osais à peine respirer. L’herbe chatouillait mes joues et j’essayais de me faire la plus petite possible, de fusionner avec le sol, de ne plus être là.
Il faisait froid– j’avais chaud.
La transpiration rendait mes mains moites.
Est-ce qu’un trou pouvait apparaître ici, dans l’herbe, comme l’autre fois ? Est-ce que les trous n’apparaissaient que dans l’herbe ?
S’il y avait un trou, on pourrait s’y cacher…
Et peut-être même qu’un chapeau en sortirait, mais comment ferais-je avec deux chapeaux ? Ils ne tiendraient pas sur ma tête, pas en même temps, et j’avais déjà un chapeau, mon chapeau, et je n’en voulais pas d’autre moi.
Alors, heureusement, aucun trou n’apparut et il finit par se passer quelque chose en bas de la colline, devant la Brume, parce qu’au même instant tous les soldats se figèrent.
Comme si le temps s’était arrêté.
Il aimait bien faire ça, le temps, s’arrêter.
C’était des statues et c’était un peu comme s’ils étaient morts, comme ça, sur place, il n’y avait que leurs yeux qui tremblaient et ils regardaient en haut, le ciel, pas nous, le ciel, ils regardaient le ciel, ils avaient peur.
Donc je levai les yeux vers le ciel moi aussi, pour comprendre, mais je n’y vis que des nuages, et le soleil, et rien qui faisait peur.
Peut-être que les cœurs n’aimaient pas le ciel comme moi je n’aimais pas l’eau, le vide, le sang– je n’aime pas le sang. Peut-être qu’ils trouvaient les nuages terrifiants et qu’ils n’étaient pas en bon terme avec le soleil.
Vus d’en haut, ils étaient un peu comme des insectes sur le point de se faire écraser.
Peut-être que c’était ça qui leur faisait peur, se faire écraser.
Par qui ?
Puis un premier cri retentit, ce qui remit le temps en marche, et des milliers d’autres suivirent et c’était comme si tout s’accélérait.
Les cœurs coururent dans tous les sens et ils devinrent une masse indistincte et terrorisée, ils se mélangeaient, se marchaient dessus, hurlaient, sortaient leur épée, tranchaient le vide, s’enfuyaient, s’égosillaient, tombaient, insultaient le ciel, s’en allaient, loin, loin de la Brume et ils devenaient fous, un peu comme moi.
Ça n’avait aucun sens.
Je regardai à nouveau le ciel, parce que c’était le ciel qui les rendait comme ça, mais il n’y avait rien là-haut. Alors je me tournai vers le Professeur, le Professeur il devait savoir, le Professeur il savait toujours tout et ses yeux au Professeur, là, maintenant, alors que les soldats étaient pris par l’hystérie, ils étaient pleins d’admiration et je ne les avais jamais vus aussi brillants face au spectacle qui avait lieu en contrebas.
C’était son plan.
C’était forcément son plan.
L’homme silencieux aussi scrutait les cœurs en dessous et je suis sûre qu’aucun détail ne lui échappait, et il avait chaud, comme moi, la sueur rendait sa peau brillante et j’avais envie de la toucher sa peau – c’est interdit – je voulais la frôler – je n’ai pas le droit.
— Ils sont encore trop près, fit remarquer le Professeur.
— Je sais.
L’homme silencieux avait à peine remué les lèvres pour répondre et c’était comme s’il était essoufflé, qu’il voulait s’allonger, s’endormir, ne plus penser.
— Vous partirez à mon signal, commanda-t-il.
Il avait un peu du mal à parler et quand il se redressa son corps parut peser trop lourd pour qu’il puisse ne serait-ce qu’avancer et je ne savais pas ce qu’il comptait faire, là, debout, au-dessus de l’herbe.
Les cœurs pourraient le voir.
Et s’ils le voyaient...
Je m’apprêtai à lever la main, à attraper son bras, à le tirer vers le bas, parce qu’il fallait qu’il se baisse ; et s’ils regardaient la colline ? Les cœurs étaient juste en dessous, et ils étaient armés et c’était bien trop dangereux, le Professeur avait dit qu’il fallait se cacher, il devait s’accroupir, maintenant, tout de suite, il fallait obéir, c’était peut-être déjà trop tard, je ne voulais pas mourir, baissetoibaissetoibaissetoi.
Il disparut.
Ma main rencontra le vide et mon bras traversa l’air puis retomba sur le sol, inutile.
Il n’était plus là.
Et les cœurs terrifiés n’avaient rien remarqué alors que moi j’avais tout vu.
Son don…
Invisible.
Est-ce que l’homme silencieux était parti en bas, avec eux ? Est-ce qu’il était allé vers la Brume, tout seul, sans nous ? À moins qu’il ait fait demi-tour, qu’il ait eu peur, qu’il soit retourné dans la forêt. Ou peut-être qu’il n’avait pas bougé. Peut-être qu’il nous avait abandonnés.
Et s’il n’avait jamais existé ?
En tout cas il ne revint pas et le Professeur et moi on était que tous les deux, face au chaos, tout seul.
Tout seul.
Le monde parut subitement rétrécir.
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Le Professeur fixait les cœurs et moi je fixais le Professeur alors c’était un peu comme si je fixais les cœurs moi aussi.
Et je savais qu’ils étaient presque tous partis parce que leurs hurlements paraissaient de plus en plus lointains et, dans un recoin isolé de ma tête, j’aurais aimé que ce ne soit pas le cas, qu’on les entende encore, que tous les soldats soient là, en paquet, dans la plaine, agonisant, parce que ce bruit il me procurait une immense joie.
L’homme silencieux n’était toujours pas revenu et le Professeur avait empoigné une touffe d’herbe devant lui, pour l’écarter, pour mieux voir, pour s’extasier.
Il avait la bouche entrouverte.
À quoi il ressemblerait le signal de l’homme silencieux ? Il n’avait rien dit à ce sujet. Est-ce que le Professeur saurait ? Est-ce que le Professeur verrait ? Est-ce que l’homme silencieux allait vraiment nous faire un signe ?
Est-ce qu’on resterait coincé sur cette colline pour toujours, à écouter les cœurs crier ?
L’idée s’insinua malicieusement dans mes pensées et elle s’installa là comme dans un nid bien chaud parce cette colline, à l’abri des cœurs, elle n’était pas si mal, on pourrait y vivre, y manger, y dormir et on n’avait pas besoin d’aller plus loin, on n’avait pas besoin de s’exposer face aux soldats.
Le Professeur serait peut-être d’accord.
Je m’approchai un peu plus de lui pour attirer son attention, mais au moment où mon coude toucha le sien, le Professeur joignit soudainement les mains et il ferma les yeux. Il inspira profondément et expira lentement et il ne disait rien et peut-être que je n’avais pas le droit de le déranger.
Mais comment allait-il voir le signal de l’homme silencieux s’il avait les yeux fermés ?
Je mis ma main sur son épaule, très doucement, pour ne pas lui faire peur, et le Professeur ouvrit les yeux puis se tourna vers moi et il n’avait pas l’air fâché. Il se mit même à sourire avant de prendre la parole, tout bas pour que personne d’autre n’entende :
— Fais comme moi, si on prie tous les deux, l’Auteur sera sûrement plus enclin à nous aider. On doit mettre toutes les chances de notre côté pour passer.
Et il referma les yeux sans rien ajouter.
Prier.
Je regardai les mains du Professeur entrelacées l’une dans l’autre, puis les miennes, puis les siennes encore une fois.
Je ne savais pas prier.
J’essayai de l’imiter et amenai mes deux paumes l’une contre l’autre avant de laisser mes doigts se débrouiller entre eux. J’en avais beaucoup des doigts, et ils ne s’entendaient pas tous très bien. J’arrivai finalement à un résultat satisfaisant et étudiai le Professeur pour savoir ce que je devais faire ensuite.
Il avait toujours les yeux fermés et j’hésitai à faire comme lui parce que si je fermais les yeux, je ne saurais pas si un cœur s’approchait.
Ne pas savoir, c’était dangereux.
Mais le Professeur, je pouvais lui faire confiance, s’il fermait les yeux c’était qu’on pouvait fermer les yeux, non ?
J’examinai la Brume en face de nous.
Si on priait, on aurait plus de chances de passer.
Un.
Deux.
Trois.
Il fit noir tout à coup.
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J’aimais bien le noir.
Dans le noir, tout était tranquille.
Le noir, aussi, c’était différent du vide parce qu’il n’y avait que moi, pas d’autre voix, le silence ne parlait pas et le vide, de toute façon, je n’aimais pas ça.
Alors, est-ce que ça voulait dire que j’aimais bien fermer les yeux ?
Est-ce que ça voulait dire que j’aimais prier ?
Et puis, est-ce que j’étais vraiment en train de prier ?
À part le noir, je ne voyais aucune différence.
Peut-être qu’il fallait faire autre chose, qu’il y avait une autre étape ?
Comment faire pour que l’Auteur nous aide ?
C’était qui l’Auteur ?
Je voulus rouvrir les yeux pour voir exactement ce que le Professeur faisait, mais un léger son naquit dans l’obscurité.
Un grattement aigu.
Un hoquet qui prenait de plus en plus d’ampleur.
Non.
Pas maintenant.
Pas ici.
Le noir c’était mon endroit à moi.
Il ne pouvait pas y avoir de voix dans mon endroit à moi.
Mais le bruit tournait, tout autour, et il y avait quelque chose et c’était à l’intérieur, dans ma tête et j’avais failli l’oublier, elle avait été si discrète, invisible, disparue, non, elle n’avait pas disparu, elle serait toujours là et dans le noir, ici, les yeux fermés, je ne serai jamais seule.
La folie.
Elle était revenue.
Et elle riait.
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Ça résonnait, comme dans les grottes où nous avions dormi, là-bas, dans la forêt.
Mais nous n’étions pas dans une grotte.
Nous n’étions plus dans la forêt.
Nous étions dans ma tête.
Et je suffoquais.
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J’avais oublié que quand elle était là, vraiment là, on ne pouvait pas l’ignorer, qu’elle prenait toute la place, que ça faisait mal.
Je n’avais plus l’habitude.
Je la sentais jusque dans mes doigts et s’ils n’étaient pas attachés les uns aux autres, si mes mains n’étaient pas jointes, je les aurais arrachés avec mes dents.
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C’était comme voir deux mâchoires dégoulinantes s’approcher avec des dents fracassantes et je ne pouvais pas bouger, je ne pouvais rien faire, et elles allaient se refermer sur moi, elle allait m’engloutir.
Son rire ne s’arrêtait pas.
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Mes mains étaient serrées si fort que j’avais l’impression que mes os étaient sur le point de se briser.
Je n’arrivais pas à ouvrir les yeux.
Est-ce que j’en avais encore des yeux ?
J’étais perdue.
J’avais mal.
Elle me bouscula.
Prie.
Et le rire redoubla d’intensité.
C’était pour ça que j’étais là, comme ça, dans le noir, pour prier, mais je ne savais pas comment faire. Je ne savais pas. Je manquais d’air.
Elle était là, à mon oreille.
Hilare.
Prie-le.
Prie-le.
Vas-y.
Et ça non plus ça ne s’arrêtait pas.
L’Auteur, prie-le.
Comment ?
Prie-le, prie-le, prie-le, j’écoute, prie-le, allez, prie.
Maintenant.
Le silence m’aspira.
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C’était comme émerger d’une eau très froide, et ça me rappelait la rivière, elle ne faisait presque pas de bruit elle non plus, juste le bruit de l’eau, sauf quand elle était fâchée, je ne savais toujours pas pourquoi elle se fâchait, elle me faisait peur, l’eau faisait peur.
La rivière, on s’était lavé dedans avec le Professeur.
J’ouvris brusquement les yeux, il avait sa main sur mon épaule et il me fixait et tout ce que j’entendais c’était ma respiration sifflante.
Le rire s’était éteint.
Je n’osais pas séparer mes mains et je cherchais la folie, mais je ne la trouvais plus et encore une fois, elle avait disparu.
Pour combien de temps ?
Le Professeur, est-ce qu’il l’avait entendu ?
Qu’est-ce que je devais faire ?
Comment fait-on pour prier ?
Dans le verre de ses lunettes, si je me concentrais très fort, je pouvais presque voir mon visage.
— Je vais descendre, m’annonça-t-il.
Descendre.
Mon souffle se bloqua de nouveau, tout au fond de ma gorge, alors que mes yeux glissaient vers le bas de la colline. Les cœurs étaient encore là, agités, moins nombreux, mais encore là. Il ne fallait pas descendre.
L’homme silencieux nous avait dit d’attendre.
— Toi, tu ne dois surtout pas bouger, sauf quand on te le dira. Écoute-moi bien, c’est très important. Quand tu entendras le signal, si je ne suis pas revenu d’ici là, il faudra que tu coures. Tu dévaleras la colline jusqu’au passage là-bas et tu devras le traverser en faisant très attention, tu ne dois jamais toucher la Brume, on en a déjà parlé. Après tu continueras toujours tout droit, tu ne regarderas pas en arrière, tu ne t’arrêteras pas et on se retrouvera de l’autre côté, d’accord ?
Ne pas bouger. Attendre le signal. Seule. Sur la colline. Les cœurs étaient en bas.
Ne pas toucher la Brume.
— C’est compris ?
Ma main hésita un instant avant de s’envoler vers le haut de sa tête et de se poser dessus. J’avais compris. Il sourit.
Son regard, il était pareil que quand on faisait des expériences lui et moi et on aurait dit qu’une lune, une toute petite lune, brillait dans ses yeux.
Est-ce que c’était son plan ?
Après il se redressa et je voyais juste son dos et ses jambes le portèrent jusqu’en bas de la colline, parmi les soldats, et c’était comme si personne ne le voyait.
Moi je le voyais.
Il n’était pas habillé comme eux.
Aucun cœur n’ornait ses habits.
Il n’avait pas peur.
Il était loin.
Très loin.
Alors que moi, j’étais encore tout en haut de la colline, effrayée.
Moi, je ne devais pas bouger.
Mes mains se détachèrent l’une de l’autre, s’accrochèrent d’abord à l’herbe devant moi, l’herbe jaunie, puis mes doigts plongèrent dans le sol et je m’agrippai à la terre parce que je ne voulais pas tomber.
En bas, il y avait les cœurs.
Je ne devais pas bouger.
Il fallait juste attendre, le Professeur reviendrait.
Et s’il ne revenait pas ?
Il y aurait le signal, il fallait se concentrer.
Le signal, à quoi il ressemblerait ?
Peut-être que je l’avais loupé.
Cette fois-ci, ma respiration s’emballa. Mes yeux cherchèrent nerveusement l’homme silencieux, quelque part, en bas, mais il n’y avait aucune trace de lui, juste des cœurs, des cœurs partout.
Et le Professeur ?
Il était descendu et lui non plus je ne le voyais plus.
Seule.
Ils m’avaient laissée seule.
La folie laissa échapper un couinement amusé.
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Elle avait attendu un long moment pour se manifester, et depuis qu’on était sorti de la forêt elle avait recommencé à s’étendre, là-haut, dans ma tête, sans que je ne remarque rien et je ne pouvais plus rien faire, elle était partout maintenant, et j’étais tout à elle. Mon estomac se retourna et d’un coup ce fut comme si elle avait renversé tous mes organes sur le sol et qu’elle les piétinait avec un rire gras, nous étions seules, toutes les deux, et elle adorait ça.
Sauve-toi.
Je ne devais pas bouger.
Personne ne ferait attention à moi.
Je respirais trop vite.
L’homme silencieux et le Professeur, où est-ce qu’ils étaient ?
Ils allaient s’en sortir ?
Et moi, est-ce que j’allais m’en sortir ?
Va-t’en.
Il fallait juste passer la Brume, derrière la Brume tout irait mieux. Mais, si la Brume me tuait ? Si je la touchais ? Si les soldats m’attrapaient ?
Cours.
Je devais attendre le signal.
Et si je l’avais raté ?
Dans l’autre sens.
Ce serait facile de partir au loin et il n’y aurait plus de Brume, plus de soldat, plus personne.
Ne bouge pas.
Et si je ne bougeais pas après le signal ?
Je respirais trop fort.
Ça faisait mal, comme dans la pièce blanche, sur la table froide, avec la lumière chaude, j’avais si froid, je ne voulais pas y retourner, je ne voulais pas être seule, alors va-t’en, va-t’en, va-t’en, va-t’en, va-t’en.
Je fis un bond hors des herbes hautes, j’étais debout puis je glissais, je roulais le long de la colline, et je faisais face au soleil. Lui, il n’avait pas bougé, il me regardait, et je tombai et je me relevai, j’étais dans la plaine, les cœurs étaient partout, j’étais seule et il y avait un poids dans ma tête qui m’empêchait de penser.
Mes jambes ne répondaient plus.
Prie.
Cours.
Mon chapeau, il était tombé à côté de moi.
J’étais vide.
Le vide, je détestais ça.
La folie fit courir ses doigts acérés dans mon dos, elle s’apprêtait à m’étreindre et c’était comme si elle avait économisé ses forces spécialement pour cet instant.
Ne bouge pas.
Trop tard.
══════════════════
Son souffle avide traînait dans mon cou.
Qu’est-ce qu’elle attendait ?
Elle ne bougeait plus.
Pourquoi elle ne bougeait plus ?
Et moi, pourquoi j’étais devenue une statue ?
Elle l’avait vu.
Moi aussi je l’avais vu.
Il y avait un corps. Ce n’était pas moi, c’était un cœur. Il était avachi à l’extrémité de la plaine et ses jambes avaient disparu.
Elles étaient dans la Brume.
Elles n’étaient plus là.
Bientôt, il ne resterait que son visage déchiré par la souffrance, ses gémissements de terreur parce que c’était trop tard pour lui, il avait touché la Brume, c’était trop tard et la folie voulait regarder.
Plus près.
Je tremblais.
Je ne voulais pas que la Brume me dévore comme elle dévorait ce cœur.
Moi, je ne voulais pas mourir.
Plus près.
Je regardais mes jambes, et les miennes elles étaient encore là, et la Brume était beaucoup trop loin pour me toucher.
Approche-toi.
Je me levai et j’attrapai mon chapeau, je le remis sur ma tête et c’était tout de suite beaucoup mieux.
Mais j’étais dans la plaine.
Et il y avait des cœurs partout.
Je me tendis, je baissai les yeux, si je ne les voyais pas ils ne me voyaient pas.
Ils allaient m’attraper.
Ils allaient me tuer ?
J’avançai.
Le Professeur.
Je devais trouver le Professeur.
Mais la folie voulait qu’on aille voir le soldat là-bas, ce n’était pas dangereux, lui il ne pouvait rien nous faire, il était à moitié dans la Brume, à moitié mort, je pouvais y aller sans crainte.
Le Professeur, je n’avais pas besoin de lui.
══════════════════
Tout le monde criait.
Le cœur, quand je serais à côté de lui, lui aussi je l’entendrai crier.
La Brume était affamée.
Je ne devais pas la toucher.
Mais je pouvais regarder.
J’accélérai le pas.
Cours.
Plus vite.
══════════════════
Elle était loin la Brume, le cœur aussi.
On devait se dépêcher.
Et s’il disparaissait avant que j’arrive ?
Et si tous les cœurs se jetaient dans la Brume ?
Et si moi j’allais dedans ?
Un goût de vengeance traînait dans ma bouche.
C’était comme lécher une écorce d’arbre.
On y était presque.
La folie salivait.
Le soldat, quand j’arriverai au-dessus de lui, je plongerai mes doigts dans ses– je tombai.
Quelque chose m’avait renversée, quelque chose de lourd et de solide et pendant un instant, il fit noir, comme si c’était la nuit, comme si le soleil était parti et je n’arrivai plus à reprendre mon souffle.
Puis la lumière revint et il y avait une ombre énorme et pantelante au-dessus de moi.
Après, nos yeux se croisèrent, les siens étaient gris, comme le ciel avant la pluie, et la raison, d’un coup, reprit sa place dans nos deux esprits.
C’était fini.
Au-dessus de moi se tenait un cœur.
Il était rouge et terrifiant.
Je suis toujours ébahi d'à quel point ces chapitres passent vite ! je vois le nombre de mots et mon moi fatigué soupire, puis je commence à lire et c'est comme monter sur un toboggan :D (un toboggan un peu stressant, cela dit^^)
J'ai pas grand chose à dire mis à part qu'à chaque fois que je reprends ma lecture c'est comme si je redécouvrais ton style et l'aisance apparente avec laquelle tu manie le personnage principal ; j'ai l'impression de prendre une leçon (dans le bon sens du terme).
Je ne m'attendais pas à ce que le plan nous soit divulgué ; cela étant je ne m'attendais pas à ce que le plan se déroule bien. Je ne pensais pas que ça serait aussi confus, mais en fait ça passe bien : je comprends ce qui se passe, je ne sais pas ce qui était censé se passer mais dans la confusion ajoutée du personnage, due à sa particularité, je trouve que ça donne une scène claire et savamment nébuleuse à la fois ; juste assez confuse pour quej e sois aussi perdu que le perso, mais assez claire pour comprendre ce qui se passe globalement. Bravo !
Le concept d'Auteur m'intrigue ; on ne serait pas dans un parallélisme avec l'histoire de Carroll, je serais peut-être plus perplexe. En 'loccurrence ici il semble faire figure de divinité ; je me demande s'il y aura des affaires de passage de monde et comment ça va s'articuler avec cette figure. Bref, hâte d'avoir la suite !
Plein de bisous !
J'aimerai tellement les raccourcir ces chapitres aussi, je souffle dès que je vois mon compteur de mots.
Haha tu résumes bien l'entièreté de l'histoire : on est complètement paumé mais on comprend à peu près ce qui se passe
Pour l'Auteur, je ne dirais bien mdrr, gardons cette histoire pleine de mystères mystérieux
Toujours un plaisir d'avancer dans cette histoire ; et si je suis très irrégulière - aussi bien dans mes commentaires que ma lecture, désolée - c'est au moins pour mieux savourer le moment venu. J'aime infiniment la mise en page, la manière dont tu as ordonné le texte. Je crois te l'avoir déjà dit et si je me répète : pardon. Comme c'est très espacé et aéré, ça laisse de la place à l'imagination et illustre sans doute au mieux ce certain "vide" qu'il doit y avoir dans la tête des gens "atteints de folie". Donc voilà, chapeau <3
J'aime aussi beaucoup l'idée de l'Auteur ; de la description de "cœurs" à la place de corps de soldats (je suppose qu'il s'agit de soldats) ; et de la mystérieuse Brume qu'il ne faut surtout pas toucher. J'ai moi-même une "Brume" dans l'un de mes écrits alors on peut dire que ça a une résonnance particulière en moi. Intriguant, tout ça... Et j'ai tellement hâte de rencontrer la Reine de Cœurs ^^ J'imagine que cette porte ouverte à la fin du chapitre va nous y mener ?
Une petite remarque, cependant : j'ai de plus en plus du mal à discerner Jemmy et Kaleb. Cela est sans doute dû au laps de temps que je laisse filer entre les chapitres. Néanmoins, je pense que tu devrais redoubler de précisions quant à certaines caractéristiques physiques et psychologiques de chacun, pour ne pas qu'on s'y perde. Forcer un peu leur caractère, le révéler plus ficelé sous les yeux de Chapelière, pourrait faire gagner au récit, à mon avis. Je ne dis pas, bien sûr, que tu n'as pas travaillé tes personnages, mais seulement qu'il faudrait plus mettre en avant ce travail. Qu'on puisse se les représenter. Qu'on puisse s'en attacher.
Voili-voilou :) Bonnes inspirations à toi ! <3
Pluma.
Que de compliments, merci beaucoup haha
Pour la Brume, j'ai l'impression qu'on est pas mal à avoir ce même concept, c'est amusant :)
Pour la suite, je ne dis rien, bouche cousue !
Et ouais, Kaleb et Jemmy, j'suis pas trop satisfaite non plus. Je me pencherai dessus à la réécriture (si j'finis ce premier jet déjà mdrr)