Chapitre 7 : Kim à la découverte du monde de Nouklyën

Kim était partie depuis déjà plusieurs minutes du village détruit en laissant la malade seule avec son malheur. Avoir une torche était, certes, un avantage, mais aussi un inconvénient. Elle pouvait maintenant distinguer devant elle, et admirer les horreurs dispersées sur le sol. C’était à se demander comment était le royaume de Shüakh avant le changement de couleur de la Tulipe… Est-ce qu’en étant le royaume le plus pauvre de Nouklyën, il pouvait tout de même être aussi beau que Toowaïyeff en temps de paix ?

 

C’est plongée dans ses pensées que Kim trébucha et tomba à plat ventre, face à face avec une tête détachée de son corps. L’odeur étant insupportable, Kim s’empressa de se relever puis, après une brève hésitation, elle s’inclina légèrement pour examiner la tête. Celle-ci était dans un état de décomposition avancé, figée dans une expression d’horreur, de terreur. Kim pouvait presque entendre le cri de la personne morte à l’instant où la Tulipe était devenue noire. La jeune fille ne put s’empêcher de songer au reste de la population…Combien d’autres avaient subi le même sort ? La terre entière avait été happé par la folie d’un seul individu. Croyait-il vraiment qu’un monde noir serait plus agréable à vivre qu’un monde blanc de pureté ? Même en ayant vécu toute sa courte vie dans un royaume de paix infiniment lassante, Kim n’aimait pas la perspective d’évoluer dans un monde de chaos et de mort. Du moins pas si celui-ci était à l’image de Shüakh.

 

Pourquoi vouloir une telle chose ? C’était comme souhaiter aller en Enfer plutôt qu’au Paradis. Ça n’avait aucun sens. À quoi pouvait bien ressembler l’humain qui avait fait un tel choix ? Un jour ou l’autre Kim devrait le rencontrer et tenter de l’arrêter. Mais comment arrêter la folie de quelqu’un si on ne la comprend pas ?

 

Elle repensa à ce que la malade lui avait confié à propos de l’Espace.

 

Quelle idée de s'appeler comme ça. C'est discret comme nom, tiens, et commun en plus de ça.

 

Kim esquissa un sourire. Son ironie la faisait rire. Jamais un véritable habitant de Toowaïyeff n'aurait pensé comme ça.

 

C'est dans ces moments-là que je comprends vraiment ce que je suis…L'Henyët et pas juste une fille de 19 printemps.

 

Elle marchait dans le noir avec sa torche osseuse depuis maintenant ce qui lui semblait depuis maintenant longtemps.

 

C'est fou quand mêmeLa vieille m'a pourtant bien dit que le royaume n'était pas grand. Pourquoi n'y a-t-il aucun changement ? Ne serais-je pas encore sortie de ce royaume ou serait-ce partout pareil ? A moins que je ne sois en train de perdre la notion du temps... Dans ce noir, ça me parait relativement normal. Encore heureux que je ne sois pas complètement dépassée ou découragée par ma quête, je suis sûre que j'aurais pu devenir folle sinon. Et alors plus de sauvetage du monde envisageable.

 

Marcher dans les cadavres en décomposition n'était pas facile. Pires que des cailloux, les os se brisaient dès qu'on essayait de leur marcher dessus. Pires que de la boue, les morceaux de chair pourris étaient mous, glissants et puaient. Pire qu'avoir les pieds mouillés par de l'eau dans les chaussures, le sang poissait.

 

Dans le froid et l'air impur, Kim commençait à fatiguer.

 

C'est bien beau d'avoir une torche pour m’éclairer dans cette obscurité, mais si je veux faire une pause pour me reposer et me réchauffer, j'ai bien la chaleur mais pas d'endroit pour m'asseoir. Je ne peux quand même pas me poser par terre

 

La fatigue n’était pas spécialement un problème pour Kim qui avait appris depuis longtemps à faire semblant de ne pas avoir mal ou de ressentir autre chose que ce qu’elle ressentait vraiment. Cependant c’était le découragement qui lui faisait du tort. Elle n’était que dans le premier royaume, celui frontalier à Toowaïyeff, et elle commençait déjà à se décourager.  C’était assez fâcheux. Le monde étant vaste, elle ne pouvait pas vraiment se permettre d’abandonner tout de suite, surtout que la plupart des habitants de ce monde devaient désespérément attendre que quelqu’un vienne les aider. Ce que ne comprenait pas Kim, c’était que personne d’autre n’avait semblé faire quelque chose pour tenter de résoudre le problème de la Tulipe noire. C’était peut-être parce que la fleur magique venait de changer de couleur, mais ça ne semblait pas logique. La jeune fille avait trouvé la bague quand elle n’était encore qu’une enfant. Si la prophétie disait vraiment vrai, alors la Tulipe ne devrait-elle pas être noire depuis au moins dix ans déjà ? Et pourtant, Nouklyën était toujours aussi obscur. À moins que le monde de Shüakh ne soit le seul encore dans la misère…

 

L’agacement et le découragement dus à sa condition déplorable gagnant de plus en plus Kim, celle-ci n'avait même plus le courage de lever la tête pour voir où elle allait. Elle observait avec nonchalance le sol, s'étant habituée à son horreur.

 

Soudain, après quelques minutes, elle remarqua qu'il y avait curieusement moins de déchets humains par terre, si bien qu'on discernait mieux la terre battue, toujours tachée de sang cependant. Puis, au bout d'un moment, il n'y eut réellement plus que le sol marron, sans aucune tache ni d'ossements, ni rien pour le recouvrir. Kim leva alors la tête, s'attendant à voir quelque chose pour lui indiquer qu'elle se trouvait à la frontière entre Shüakh et un autre royaume inconnu, mais il n'y avait toujours rien à voir, que du noir jusqu'à perte de vue. Etrange… Malgré la lueur de la torche, un voile sombre se dressait toujours devant notre Henyët. En baissant les yeux vers sa base, elle vit avec surprise une démarcation précise, marquée comme s'il y avait réellement un mur noir devant elle. Elle se rappela soudain qu'à Toowaïyeff, une telle limite existait aussi à cause du dôme magique qu'elle avait aisément traversé. Ce souvenir en tête, elle décida de répéter ce geste et avança vers le mur.

A l'instar du dôme de Toowaïyeff, le mur noir n'était qu'une frontière magique. Kim était enfin sortie du royaume de Shüakh. Elle soupira de soulagement, respirant à nouveau un air qui lui semblait si frais et pur par rapport à celui du pauvre pays durement frappé par le changement de couleur de la Tulipe.

 

Du sable... Kim s’allongea avec joie, en faisant voleter quelques grains, goûtant au plaisir de soulager ses jambes douloureuses. Elle observa le paysage autour d'elle en détaillant chaque élément afin de décider rapidement vers où se diriger pour chercher cet Espace.

À quelques mètres du mur noir magique, la présence du sable était justifiée par celle d'un lac bleu turquoise. Il s'étendait à perte de vue, remplissant le champ de vue de Kim. La plage de sable jaune où se reposait la jeune fille semblait en faire le tour. Cependant, elle ne faisait que quelques mètres de large. Il n'y avait apparemment rien d'autre que le lac et la plage dans ce royaume. Aucune montagne ni même de colline, aucun arbre, pas un brin d'herbe, et aucun signe de vie animale. Juste le lac et la plage. Mais ce qui était peut-être le plus stressant, était le silence. Pas de souffle de vent non plus, ni même le bruissement des minuscules vagues s'écrasant sur la grève.

 

S'étant suffisamment reposée à son goût, Kim se leva et décida d'aller voir de plus près le lac qu'elle trouvait très beau avec son doux bleu turquoise qui reflétait avec douceur la lumière du Lyëlos, que Kim n'avait pas vu depuis bien longtemps. Elle traversa rapidement la plage pour arriver au bord de l'eau.

Et là, stupeur ! S'il n'y avait pas de vagues, ce n'était pas à cause de l'absence de vent, c'était parce que celles-ci semblaient être stoppées avant de s'écraser sur la grève !

 

- Ce n’est pas possible ! s'exclama Kim en s'écartant d'un bond du bord de l'eau.

 

Les yeux écarquillés, elle regarda cette fois avec plus d'attention le paysage alentour et se rendit compte avec incrédulité qu'il n'y avait pas que les vagues arrêtées dans leur mouvement naturel. Le vent avait manifestement soufflé très fort car des grains de sable étaient figés en plein vol. Kim hésita à les toucher puis décida finalement avec des mains tremblantes de tâter les grains de sable.

 

- C'est bien du sable, constata la jeune fille. Seulement il reste bloqué, en train de voler. Comment est-ce possible ?

 

Longeant la plage, Kim allait de surprise en surprise. Toutes les vagues étaient bien, sans exception, stoppées dans leur mouvement quand Kim découvrit enfin des arbres. Elle remarqua que ceux-ci aussi ne bougeaient plus, figés dans une position prouvant une nouvelle fois qu'il y avait bien eu du vent très fort avant que le phénomène étrange ne touche le royaume.

 

- Ce qui m'inquiète, c'est que je ne vois toujours pas d'animaux ni d'humains. Où sont-ils tous passés ?

 

Kim regarda une troisième fois autour d'elle. Rien. Rien à part ce lac, ces grains de sable, ces arbres immobiles. Et le silence.

 

- C'est tellement oppressant. Le monde est réellement bizarre. Je me doute bien que c'est à cause de la Tulipe Noire, mais je ne pensais pas que de telles conséquences étaient possibles ! À la limite, le royaume noir était peut-être plus rassurant. Au moins, j'ai rencontré quelqu'un là-bas.

 

Le lac était d’une absolue beauté. Presque aussi beau que celui de Toowaïyeff qui changeait de couleur quelques fois. Sa couleur lui rappela celui de son royaume d’origine, d’un turquoise divin également. Cependant le cadre restait à désirer. Il n’y avait en effet rien d’autre en effet que du sable et des palmiers. Pas d’habitations et même pas de fleurs d’ailleurs. Seul le lac semblait vivant dans ce royaume, bien qu’étant pétrifié par un quelconque tour de passe-passe de la part de la Tulipe, il chatoyait au soleil.

 

Kim en aurait bien fait le tour pour voir si elle ne trouvait rien d'autre de "vivant", mais celui-ci était tellement vaste !

 

Il est bien trop grand pour que j'en fasse le tour. Cependant cette plage est tellement petite...On ne peut même pas construire une maison digne de ce nom sur une aussi maigre superficie. Ça veut dire que soit les habitants ont construit une ville SUR le lac d'une manière ou d'une autre, soit ils vivent SOUS la surface de l'eau mais je ne vois vraiment pas comment. A moins que comme les habitants de Shüakh, ils soient tous morts...

 

Plutôt que de perdre son temps à faire le tour du lac, Kim décida de s'approcher une deuxième fois du bord de l'eau. Les vagues figées donnaient une drôle d'impression. À les voir, on aurait dit qu'elles étaient gélatineuses, voire presque solides...

Elle approcha une main.

 

- Oh c'est bizarre, s'étonna Kim, elle a gardé ses propriétés, ma main la traverse toujours.

 

En effet, même si l'eau était immobile, bloquée dans son action, elle était toujours perméable, liquide et mouillait toujours comme en témoignait la main trempée de Kim.

 

Dommage. J'aurais bien aimé marcher sur l'eau si ç'avait été possible. J'aurais peut-être pu voir s'il y avait quelque chose d'intéressant sous la surface.

 

Déçue, Kim s'éloigna de nouveau de la grève. Que faire maintenant ? Il ne semblait rien avoir dans ce royaume pour l'aider à trouver l'Espace. Cela n’empêcha pas Kim, néanmoins, de continuer à se promener le long de la grève, dans l’espoir de trouver quelque chose, un indice, n’importe quoi, dans le meilleur des cas une carte, au moins pour l’aider à savoir dans quel royaume elle se trouvait. Si elle avait le malheur de se retrouver nez à nez avec des soldats au service de celui qui avait changé la Tulipe, elle serait mal. En réfléchissant un peu, Kim conclut que le mage responsable du chaos environnant était sûrement en train de se prélasser dans le château du roi Tranyëm, à Kimelano. Ou alors avec un peu de chance, Tranyëm avait pu fait prisonnier ce mage imbécile et il essayait à présent de retrouver la Tulipe, voire l’Henyët. Mais comment distinguer l’ennemi de l’ami dans un monde où le Mal est la norme partout ?

En continuant à marcher, Kim finit par trouver quelque chose de bizarre, du moins qui différait du paysage qu’elle avait vu jusqu’à maintenant. Au sol, à la limite de l’eau, se trouvaient deux poteaux en bois, qui semblaient indiquer un chemin qui aurait dû mener droit vers le lac. En l’occurrence, il n’y avait absolument rien d’autre que le lac, mais il y avait peut-être eu un ponton ou quelque chose comme ça qui aurait pu lui-même mener à un village construit sur pilotis au milieu du lac. La question était maintenant de savoir pourquoi les habitants de ce royaume avaient construit leur village entièrement sur l’eau et pas à moitié sur l’eau et à moitié sur la plage.

 

Kim se mit alors à fouiller autour des deux poteaux dans l’espoir de trouver une piste. Cette recherche porta ses fruits car elle finit par dénicher un vieil écriteau en bois avec des signes étranges gravés dessus. Impossibles à lire évidemment, le monde de Nouklyën avait beau n’avoir qu’une seule langue orale parlée couramment, chaque royaume avait sa propre retranscription écrite.

 

- Voyons si cette bague peut faire des miracles, déclara Kim en tenant l’écriteau de la main gauche et en levant l’autre, portant la bague Ëynomrah, vers le panneau.

 

Après quelques instants de concentration, il finit par se passer quelque chose. Malheureusement, ce n’était pas vraiment ce qu’espérait Kim. La bague avait réalisé un petit miracle en redonnant à l’écriteau son apparence telle qu’elle était lorsqu’il avait été gravé, mais le langage était toujours le même, incompréhensible aux yeux de Kim.

 

Ils pourraient mettre une traduction pour les étrangers quand même ! Ou un dessin, ou même juste un pictogramme. Si cette bague servait à quelque chose, ça pourrait être pas mal aussi.

 

De découragement, Kim balança le panneau en bois dans l’eau solidifiée. Après quelques instants il finit par couler dans les eaux turquoise. Mais alors que Kim s’en retournait s’asseoir contre un palmier, un grondement sourd provenant du lac la fit faire opérer un demi-tour immédiat. À l’endroit où elle avait jeté le panneau, le lac commençait à bouillir, d’une manière qui était tout sauf naturelle, puisque l’ébullition n’était localisée qu’à un seul endroit et pas dans tout le lac, faisant s’élever les eaux en une colonne de bulles. Soudain, dans un bruit étrange, le lac recracha le panneau en bois aux pieds de Kim, qui n’en revenait pas. Elle se baissa et ramassa de nouveau l’écriteau tout neuf, mais mouillé cette fois.

 

- Ce n’est pas si mal finalement d’avoir un dôme protecteur au-dessus de Toowaïyeff. Merci bien lac possédé, mais je ne vais pas m’attarder.

 

Kim s’apprêtait à reposer le panneau, par terre cette fois, mais ce qu’elle vit la fit changer d’ordre de priorité. Le lac ne se contentait plus de manifester son mécontentement en recrachant toute sorte d’objets, il se mettait maintenant à bouger, à s’étirer vers la plage, comme une sorte de blob gluant. Comme une chose vivante.

 

Kim se mit à courir.

 

Elle s’attendait à voir apparaitre une frontière marquée comme avec Toowaïyeff ou Shüakh mais peu importe où elle allait, il n’y avait toujours que le lac et la plage et le mur noir de Shüakh. Le lac avait beau ne pas aller vite, il avait le don de s’adapter à chacun de ses mouvements et changements de direction. Kim décida que cette course poursuite étrange avait duré assez de temps comme ça et elle commença donc à grimper dans un palmier. Arrivée au sommet, elle observa la chose vivante qui se dirigeait toujours vers elle. Est-ce que le lac pouvait grimper jusque dans l’arbre ? Kim décida qu’il n’en aurait pas l’occasion, du moins si elle arrivait à faire marcher cette fichue bague. À partir du moment où le lac était devenu vivant, un peu de feu devrait lui faire peur non ? Mais Kim avait beau essayer de toutes ses forces, aucune minuscule étincelle ne voulait sortir de l’Ëynomrah. Elle y mit toute sa volonté, toute sa colère surtout, mais à part rendre la bague rouge, il n’y eut aucun autre effet majeur. Le lac continuait de se rapprocher inexorablement et Kim était toujours coincée dans son palmier, à secouer sa main comme si ça pouvait faire marcher la bague plus facilement. La peur et la colère de ne pas réussir à faire quelque chose de ses deux mains la poussa à bout et elle se mit à hurler :

 

- Maudite créature ! Continue à approcher comme ça et je te ferai brûler comme un misérable insecte qui s’approche trop près du soleil. Je te détruirai, je te ferai exploser !

 

Et à l’instant où elle prononça ces mots, le lac s’arrêta net, puis se mit à se recroqueviller sur lui-même, tout en se dirigeant vers son emplacement initial. Soudain, un énorme incendie se mit à bruler à la surface de l’eau, sans pour autant atteindre la plage, ni le palmier de Kim. Plus le feu consumait la « chair » de la créature, plus celle-ci émettait un cri de douleur et de désespoir, que Kim prit un certain plaisir à écouter, comme la plus belle des chansons qui soit. Et enfin, après quelques minutes, Kim descendit du palmier et se dirigea lentement vers le lac qui continuait à brasiller. La matière gluante dont était composé le lac s’effritait et tombait en lambeaux liquides sur le sable à mesure que le feu le consumait. Lorsqu’enfin, les flammes s’éteignirent, le lac était de retour à sa place et Kim le contemplait depuis l’endroit où se trouvait toujours l’écriteau. Pendant quelques instants, plus rien ne bougea, ni le lac, ni Kim qui contemplait sa douleur. Quand enfin le monstre gélatineux se remit à bouger, fou de douleur, il se jeta sur Kim dans un grand cri de colère, près à l’engloutir dans son corps turquoise. Mais Kim ne bougea pas et prononça un mot du bout des lèvres, imperceptible, mais qui eut un effet dévastateur. Le lac explosa en une multitude de gouttes d’eau qui retrouvèrent enfin leur état liquide normal. Au même moment, les grains de sable en suspension et les palmiers figés dans leur mouvement retombèrent comme si le temps avait enfin repris son cours habituel. Avec ce changement drastique, les oiseaux revinrent en nuées se percher sur les arbres, ainsi que les insectes qui fêtaient leur retour chez eux en bourdonnant joyeusement. La seule chose qui n’était pas revenue à l’état normal était la présence d’êtres humains. Il n’y avait toujours personne à l’horizon, à croire que ce royaume n’avait jamais été habité, ce qui évidemment était impossible, vu la présence de l’écriteau.

 

La réponse à cette énigme se trouvait en fait juste sous les yeux de Kim, qui n’en revenait pas. Devant elle, là où était le lac à son arrivée, se trouvait une ville entière, construite sous l’eau à l’origine. Le lac était en fait bien plus profond qu’il n’y paraissait. La ville était minuscule, au fond de la cuvette que formait à présent le lac sans eau. La seconde hypothèse de Kim était donc la bonne... Il y avait bien des gens qui vivaient sous la surface. Elle se demanda à quoi pouvaient bien ressembler de telles créatures, sûrement des hybrides moitié poissons, moitié humains. Elle s’avança prudemment vers le bord du gouffre et fit une deuxième découverte, beaucoup moins encourageante.

Sur les quelques corniches qui formaient le bord de la crevasse, un nombre incalculable de squelettes étaient enchevêtrés, les uns par-dessus les autres, dans des positions qui semblaient indiquer une fuite due à la panique. Les habitants du lac avaient apparemment tenté de quitter la ville sous-marine précipitamment, sûrement lorsque la Tulipe était devenue noire, ce qui avait eu pour conséquence d’arrêter le temps à la surface et de transformer le lac en un monstre qui digérait tout ce qui lui passait sous la main. Le changement n’avait pas dû être instantané, puisque des gens avaient essayé de fuir, avec leurs enfants et même ce qui semblait être des animaux de compagnie. Malheureusement, ils n’avaient pas eu le temps d’arriver à la surface que le monstre les avait déjà intégrés à son organisme. Il ne subsistait que les os des habitants et les squelettes des bâtiments en contrebas. Tout ce qui pouvait être dissous par quelque acide chlorhydrique l’avait été. Cela représentait des centaines, voire des milliers de morts.

 

Kim ne pouvait plus rien pour eux, aussi décida-t-elle qu’il était peut-être temps de quitter ce royaume pour de bon, et de ne jamais y revenir sauf en cas de force majeure.

 

La question était maintenant de savoir vers où se diriger afin de sortir de ce lieu où les choses inanimées devenaient vivantes et agressives. Maintenant qu’il n’y avait plus le lac, tout ce qu’il restait du royaume était un immense trou et une plage. Loin d’avoir envie d’aller explorer ce qui se trouvait avant dans le ventre du lac, Kim n’avait pas vraiment d’autre choix que de se promener au hasard sur la plage.

Derrière elle se trouvait toujours le mur noir de Shüakh, menaçant presque d’engloutir lui aussi ce qu’il restait du royaume. Comme pour accentuer cette inquiétante impression, le ciel se couvrait peu à peu de petits nuages filamenteux, venant cacher le soleil, qui jusque-là, avait rendu le royaume du lac presque paradisiaque. Le vent se remit à souffler, doucement puis un peu plus fort, comme s’il annonçait une tempête. En s’engouffrant dans la cuvette, il produisait un étrange et lugubre hululement, ce qui acheva de décourager Kim, qui décida de s’asseoir au pied d’un palmier et de réfléchir quelques minutes au but de sa quête.

 

Elle n’avait pour l’instant aucun indice, rien qui pouvait l’amener directement à la Tulipe sans passer par l’intermédiaire de ce grand savant appelé l’Espace. Concernant cet homme, Kim savait autant de choses sur lui que sur la Tulipe ou sa bague, c’est à dire presque rien. Cette pensée amena Kim à regarder sa bague justement et elle pensa avec tristesse, mais avec malgré tout un petit sourire, que la bague la plus puissante du monde refusait de s’ouvrir à elle, l’Henyët censée sauver le monde du chaos. Kim aurait d’ailleurs pensé voir la guerre faire des ravages à chaque royaume qu’elle traverserait, mais en l’occurrence le chaos ne venait pas des hommes mais bien du monde. C’était le monde qui était monté à l’envers à cause de la couleur noire, non pas les hommes, ce qui, si ç’avait été le cas, aurait pu provoquer une troisième guerre mondiale, après celle de Toowaïyeff, aussi appelée la Guerre Blanche, et la Guerre Grise.

 

L’Espace, qui représentait pour l’instant le seul espoir de Kim, se trouvait peut-être à l’autre bout du monde, ou bien simplement dans ses pensées, car comme l’avait si bien dit la vieille femme de Shüakh, ce n’était peut-être qu’une légende. Si tel était le cas, alors Kim était perdue, au sens propre comme au figuré. Comment pourrait-elle sauver le monde sans rien connaitre de ce dernier ? Le mage qui avait changé la couleur de la Tulipe était extrêmement puissant, mais elle qui devait combattre ce même mage et changer la couleur de la Tulipe à son tour, n’était même pas capable de créer du feu ! De ce qu’elle avait vu, il fallait qu’elle s’énerve vraiment beaucoup pour qu’il se passe quelque chose. Que se passerait-il lorsqu’elle aurait peur ? Fallait-il qu’elle contrôle ses émotions afin de contrôler la bague ? Si oui, alors il y avait peu de chance pour que Kim y arrive un jour. C’était parce qu’elle avait refoulé ses émotions pendant les dix-neuf premières années de sa vie, qu’elles étaient aussi excessives aujourd’hui, ce qui expliquait pourquoi le lac avait explosé et qu’il n’avait pas simplement repris une forme inerte et liquide.

 

Je suis perdue. Je ne sais pas où est l’Espace ni la Tulipe et je ne peux pas contrôler l’Ëynomrah. Si les conséquences du changement de couleur de la Tulipe sont pareilles dans tous les royaumes, comment vais-je faire ? Je n’arrive pas à croire que j'ai été assez stupide pour penser que le chaos ne pouvait concerner que les hommes et non pas le monde en général. J'ai vraiment cru que ce serait facile mais je me suis trompée comme une gamine naïve. Je ne suis peut-être pas aussi différente de Leïlah finalement…

 

Envahie par le découragement, la jeune fille s'effondra à terre. Il ne faisait pas froid, heureusement, grâce à la lumière du Lyëlos qui reparaissait derrière les nuages et qui était la seule chose qui semblait réellement vivante ici. Ne sachant quoi faire, une vague de fatigue l'envahissant, Kim prit la décision de faire une petite sieste afin de recouvrer ses forces ainsi que sa volonté.

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