Il y avait un lien entre toi et le garçon esseulé sur son stand de bois. Quelque chose d’à la fois aussi imperceptible qu’un fil de toile d’araignée mais si évident que personne n’osa le rompre. Tu t’approchas, changeant ton rythme habituel pour quelque chose de plus précieux, de plus doux. Tes pieds ne faisaient plus le même bruit contre le parquet du gymnase. Le blond à lunettes continua de te fixer, jusqu’à ce que tu arrives à quelques centimètres de lui. Même assis et le nez levé vers toi, tu le sentais plus grand, comme si tu étais celle qui devait lever les yeux. Au bout d’un peu de temps, tu remontas les panneaux de bois au-dessus de sa tête pour y lire l’inscription « club de go ». C’était désert. Mais avant que tu ne puisses commenter, la voix du jeune homme aux yeux gris te fit à nouveau pencher le visage dans sa direction.
— Je préfère te prévenir tout de suite. Si tu les rejoins nous serons ennemis. Si tu me rejoins, tu seras leur ennemi.
Tu haussas les sourcils avant de te raviser sur un petit sourire plus malicieux.
— Tu me parles comme si je connaissais ton lycée depuis des lustres.
— Tu peux jouer les innocentes si ça te chante, mais ça n’enlève rien à ce que je viens de dire.
Décidément. Peut-être aurais-tu du le contredire ou essayer de contre argumenter mais, à sa manière, l’adolescent qui venait de retirer sa paire de lunettes pour la déposer sur le bois de la table te faisait un effet similaire à celui de Yutaka ; son aura respirait l’intelligence froide, calculatrice, en plus d’un sens aigu de l’observation. Mais là où le président du club de shogi te faisait penser à un aigle aux serres tranchantes, celui-ci était peut-être plus comme une belette. Une belette maligne qui attendait son heure avec une rare patience, mais qui savait faire aussi mal que le plus sauvage des prédateurs.
— J’imagine que tu es le président du club de go ? Pourquoi n’y a-t-il personne, à ton stand ?
— Méfies-toi des questions que tu poses et à qui tu les poses. Assieds-toi.
Tu t’exécutas et pris place en face de lui. Le conseil en lui-même sonnait comme une menace mais le visage du blond ne retranscrivait qu’une profonde lassitude.
— Fujiwara Yasuo, pour le nom. Et disons qu’à l’image de notre jeu de prédilection, les membres de mon club et moi-même n’avons que peu d’attraits pour les lumières d’une scène de théâtre. Tu finiras par le comprendre de toi-même, soupira-t-il d’un air résigné.
— D’accord, monsieur l’observateur. Pourquoi me fixes-tu depuis tout à l’heure ?
— Car tu fais du bruit.
Drôle de manière de le dire. Est-ce que tu le dérangeais ? Tes yeux noisette s’accrochèrent aux siens, plus gris, à la recherche d’une réponse. Non, ce n’était pas lui que tu dérangeais ; il te percevait comme une anomalie, mais pas de celles qui devaient le perturber à titre personnel. Laissant cette question de côté pour l’instant, tu finis par en apercevoir le goban à sa droite.
— Si telle est ta question, non, nous ne faisons pas de test d’entrée. Si tu veux nous rejoindre, tu nous rejoins. Mais on peut quand même faire une partie, soupira Fujiwara comme si c’était son seul mode de communication.
— Pourquoi pas !
Tu n’étais pas contre une petite partie ; enivrée par les sensations ressenties durant le jeu précédent, tu avais quand même une plus grande maîtrise des règles du jeu de go, qui alliait d’avantage d’observations et de réflexion d’ensemble que le shogi, particulièrement stratégique sur un plan plus minutieux.
… sauf que tu te fis rétamer en à peine quelques coups. Fujiwara n’était pas du genre pédagogue, loin de là. Il t’écrasa avec toute sa force, à l’aide d’une suite de frappes chirurgicales qui te laissèrent presque un goût de sang en bouche. Choquée, amusée, effrayée par cette démonstration de talent, tu relevas les yeux vers lui au bout d’à peine quelques minutes, alors qu’il venait de signer la fin de la partie.
— Eh beh, je comprends mieux pourquoi tout le monde te déteste ! te mis-tu à rire.
Une veine ressortit du front de Fujiwara qui fronça les sourcils. Tu échappas quand même au commentaire qu’il marmonna entre ses dents avant de soupirer. Ta chaise fut repoussée et tu t’aidas de tes jambes pour te redresser, souriante malgré le goût amer de la défaite qui vibrait encore une fois dans tes muscles. Cela dit, tu n’étais pas mécontente du voyage.
— Merci pour la partie, cher aîné. Et… merci pour ta franchise, tout à l’heure. Je suis loin de tout comprendre, mais j’apprendrais plus vite que vous ne le pensez.
— Je n’en doute pas, répliqua Fujiwara en déposant ses lunettes près du goban. L’honnêteté est quelque chose de rare et de précieux ces temps-ci.
Il marqua une petite pause, comme un narrateur testant la portée de ses mots sur son public.
— Je ne t’apprendrais rien en te disant que la prochaine fois qu’on se rencontrera, ça sera en tant qu’ennemis. A bientôt, Zetsu Sachiko, et tâche de ne pas mourir trop vite.
Cette dernière phrase fut prononcée avec une telle intensité que tu en sentis ton cœur battre plus vite. Une courbette joueuse plus tard, tu t’enfonçais à nouveau parmi les autres élèves, regardant les stands même si ton esprit restait désespéramment accroché aux vents contraires qui te tiraillaient dans deux sens différents.
Il y avait tant de choses à voir en une toute petite après-midi. Parfois, et avec une étrangeté à laquelle tu devrais te faire, le temps semblait ralentir ; au final, seule une petite demi-heure s’était déroulée depuis ta partie de shogi, mais cela te donnait l’impression d’avoir vécu déjà deux jours entiers. Tu passas devant un stand qui faisait office de mini salle de concert, où des filles vêtues comme des stars du punk-rock jouaient d’une musique très forte devant un bon public ; il y avait également un peu plus loin ce que tu estimas être le club de danse, très populaire comme en attestait la horde d’adolescents qui attendaient de se faire remarquer par une fille avec des oreilles de lapin. Cette excentricité te fit sourire tant cela paraissait faire partie du décor d’Himawari.
Le prochain club t’attira bien plus à cause des délicieuses odeurs qui s’en dégageaient ; sucrées pour la plupart, tu notas quand même une fragrance plus salée, peut-être faisait-on cuire des tartes aux poireaux. Tu en conclus qu’il devait s’agir du club de cuisine, plein de jolies filles ainsi que d’un garçon coincé dans un coin, qui coupait des carottes avec un couteau dangereusement grand.
Encore un dont je serais curieuse de savoir s’il sait se battre et avec quoi.
L’attroupement suivant t’intrigua un peu plus que le reste ; plus le temps passait, plus ta curiosité commençait à s’estomper. Tu prévoyais de rejoindre Yutaka et son club de shogi, mais tu te disais qu’en rejoindre un deuxième ne serait pas de trop ; sauf qu’aucun des autres groupes visités ne t’attirait spécialement. Tu remarquas qu’il n’y avait aucun club de sport de combat d’ailleurs… bien qu’au vu de la tenue et de certaines gestuelles, tu te demandas si TOUS les clubs n’étaient pas en réalités dédiés à la confrontation physique, de près ou de loin. Cette idée te lécha la zone du plaisir comme si tu venais de toi-même mettre à terre un pauvre groupe, comme l’an passé.
Pour en revenir à l’attroupement, il s’agissait en fait d’une longue file d’élèves, mais qui ne semblaient pas attendre de pouvoir approcher le stand, plutôt de voir qui allait oser s’y diriger. Sans que personne ne le devine, tu te sentis mise au défi. Alors que tu t’approchais du stand en question, tu sentis de l’agitation sur ton côté et dans ton dos. Des murmures indignés s’accrochaient à tes épaules sans parvenir à te faire reculer, ni même t’arrêter. Une glaçante fierté électrisa ton corps, qui te donna toute l’assurance nécessaire pour te retrouver en face d’une magnifique femme aux cheveux longs et aux lunettes carrées. Son sourire était aussi charmeur que charmant, et tu eus subitement très chaud. Elle ajusta le col de sa chemise sombre et remit une longue mèche derrière une oreille.
— Bonjour, je suis Hatsutame Norie, c’est moi qui m’occupe du club d’art. Je peux t’aider ? demanda-t-elle d’une voix douce et assurée.
— Zetsu Sachiko. Je voulais vous demander… quelles sont les modalités pour rentrer dans ce club, exactement ?
— Aimer l’art.
— Ah !
— Oh et, il est interdit de se battre au sein du club. Voici la feuille d’inscription, dit-elle en te tendant un papier.
— Merci ! Eh bien, à bientôt !
Tu glissas le précieux papier dans ta sacoche tandis qu’une autre nuée de murmures s’élevèrent comme des abeilles quittant un champ de fleurs. Tu repris ton chemin pour finir le tour des clubs, même si tes pensées restaient préoccupées par ce qui venait de se passer. Pourquoi ton approche du club d’art animait autant les esprits ?
— Hey, toi, te fit un garçon surgit de nul-part.
— Oui ?
— Tu sais ce que tu risques, en rejoignant le club d’art ?
Il n’était pas très grand et arborait une espèce de rictus dont tu ne saurais dire s’il était amusé, moqueur, ou simplement malveillant. Ce joli brun dégageait une assurance plutôt étrange, aussi préféras-tu secouer la tête avec ta fausse innocence dans l’espoir qu’il t’en apprenne plus.
— A part montrer que je ne sais pas dessiner ?
— Mmh.
Il se pencha vers toi, rapprochant vos deux visages. Tu ne bougeas pas mais quelque part, tu avais envie de le gifler.
— Garde tes griffes, petit chat. Viens voir.
L’inconnu te fit pivoter sur toi-même pour te remettre dans la direction du club d’art, où un grand brun avec les cheveux à moitié rouges était en train de discuter avec la professeure.
— Je te présente Aiji, un des lieutenants du Namishikon.
— Ok ?
— C’est ça, le club d’art. Le rendez-vous réservé des lieutenants et chefs de clans. J’imagine que la prof’ t’a dit que tout le monde aimant l’art pouvait s’inscrire, mmh ?
— Oui ?
— C’est vrai. Mais ça sera à tes risques et périls.
Son souffle se rapprocha de ton cou pour te murmurer quelques derniers mots.
— Personnellement, je ne miserais pas sur ta survie, qui que tu sois. Mais Himawari aurait bien besoin d’un petit vent de fraicheur…
— Hey Izaya ! Arrête d’emmerder les deuxièmes années et ramènes-toi ! hurla soudainement une voix derrière vous qui coupa net à son monologue.
Quand le dénommé Izaya s’échappa en te saluant d’une main, tu remarquas que tu avais arrêté de respirer. Eh bah putain.
Tu ne frissonnais plus, à ce stade ; c’était plutôt les frissons qui s’étaient emparés de ton corps. Chaque mot prononcé avait été goûté et savouré dans un mélange de désir et de crainte. Tout ce que tu venais d’apprendre possédait un goût d’irréel comme de dangereuse vérité ; il te fallut plusieurs secondes et quelques clignements des paupières pour réaliser que tu te tenais au milieu du chemin, et que si les premiers groupes d’élèves avaient eu la délicatesse de ne pas te rentrer dedans, cela ne saurait continuer de cette manière bien longtemps.
Tu te pinças le bras pour te persuader que tu étais toujours dans cette drôle de réalité ; la douleur te fit renifler, et tu te décidas enfin à bouger. Plus fébrile, le mouvement de bascule qu’opérait ton corps te donnait vaguement la sensation d’être sur un bateau, ou d’avoir trop bu. Cela t’arracha un bref ricanement qui provoqua quelques haussements de sourcils, mais tu t’en fichais. Avide de nouvelles découvertes, tu avais toutefois du mal à te concentrer sur les stands qui continuaient de défiler sur ta gauche. Rien ne t’arrêta, pas même la silhouette d’Umi avec une horde de mannequins à quelques dizaines de mètres, ou encore un petit brun à lunettes qui fit de grands mouvements de bras pour attirer ton attention. Ah, peut-être que ce dernier parvint tout de même à glisser un petit papier dans une de tes poches, mais tu avais la tête ailleurs.
Tu retombas sur la peuplade attroupée près des joueurs de baseball, l’entrée, ou en tout cas pour toi la sortie, était droit devant. Tu glissas machinalement une main dans ta sacoche, te coupant par mégarde au morceau de papier qui y trainait.
Et ce fut comme si le monde flou autour de toi venait de reprendre de l’ampleur, de l’activité. Le bruit te donna mal à la tête, l’odeur de sucre te réveilla un peu et tu sortis de ton sac le papier froissé.
— L’inscription au club d’arts…
Un sourire malin passa sur ton visage ; tu ne t’en rendis pas compte, mais tes yeux c’étaient agrandis de défi. Quelques élèves quittèrent ton périmètre, te regardant comme on observerait une bête dangereuse et imprévisible.
Cette définition, quoique rapide, te convenait.
A l’aide d’un crayon, tu griffonnas rapidement les informations demandées par la professeure d’arts. Comment s’appelait-elle déjà ? Tu verrais ça plus tard.
C’est dans une drôle de confiance et d’égarement que tu fis volte face pour retrouver le stand en bois, derrière lequel étaient accrochés de multiples œuvres d’élèves, ou peut-être de la professeur elle-même. Le papier se plia et se déplia entre tes doigts, ton coeur battit si fort que tu en perdis le souffle. Quand tu retrouvas enfin le lieu convoité, tu ne reconnus pas la personne qui était assise derrière le bureau. Son style vestimentaire rappelait la professeure : une chemise, une cravate, une jupe droite qui descendait mi-cuisse. Mais il s’agissait surement d’une élève ; pour l’heure, elle ne t’avait pas vu. Sa seule présence avait visiblement chassé la plupart des badots qui admiraient le club d’arts sans vouloir ou pouvoir s’approcher.
Quand tu t’approchas, tu entendis presque le son discrètement assourdissant de ton sang dans tes veines.
"Des murmures indignés s’accrochaient à tes épaules sans parvenir à te faire reculer, ni même t’arrêter"
Mais du coup, il y a masse menaces, intimidations... et de l'autre, ça reste des clubs dans un lycée. J'aime beaucoup ce mélange. On sait pas forcément à quoi s'attendre, mis à part d'être surpris. :')
J'ai apprécié ce chapitre, bien que j'ai dû le relire deux fois pour tout comprendre ! Il y a vraiment beaucoup de personnages, et les prénoms aux sonorités quelques fois très proches me perdent un peu... mais on s'adapte ! J'aime toujours cette narration à la deuxième personne, et je me demande bien ce que Sachiko va faire au sein du club d'art... Elle a l'air de réagir à l'instinct, et en même temps d'être très réfléchie... Elle me perturbe !
J'ai juste relevé une petite erreur : "tes yeux c'étaient agrandis de défi" au lieu de "tes yeux s'étaient".
Merci pour cette lecture, j'ai hâte d'en apprendre plus ! Bon courage !
Sinon à part ça j'ai relevé la phrase "Tu ne frissonnais plus, à ce stade ; c’était plutôt les frissons qui s’étaient emparés de ton corps." qui fait un peu redite, je comprends ce que tu as voulu dire et faire mais j'ai un peu tiqué à la lecture.
Bon courage, j'ai hâte de lire la suite !
Pour les clubs ; on peut en rejoindre plusieurs, par contre tu comprends évidemment que personne ne le conseillerait... après Sachiko fait un peu n'importe quoi (au moins d'apparence). Certains clubs sont clairement incompatibles (comme le shogi et le go) mais d'autres n'entretiennent pas de si grosses rivalités (comme le club de baseball et celui de Shogi qui sont alliés, comme on l'apprendra un peu plus tard)
C'est encore un peu le foutoir sur les intentions de chacun, ça va s'éclaircir d'ici un peu de temps ! Merci d'être passée si vite, c'est toujours aussi délicieux de lire tes commentaires ♥