Chapitre 7 - L'entretien

Par Azurys
Notes de l’auteur : Après une longue pause, voilà le chapitre sept !
Dans le précédent chapitre, Honorine recevait une lettre énigmatique de la part de sa professeure, Dame d'Ambroisie, l'invitant à une entrevue avant le début de ses leçons. Une odeur de mystère plane dans l'air, et c'est loin d'être la fin.

Le froid était cinglant dans le hall suspendu. L’absence totale d’autres êtres humains devait jouer en faveur de l’hiver. Seuls les automates de part et d’autre de l’escalier à succession mécanique animaient le hall, immobiles comme des piliers. Pourtant, le nuage de magie qui les embaumait vibrait et circulait vivement.

Assise sur l’un des huit bancs de la plateforme principale, Honorine observait à sa droite, où l’escalier vers la salle aux orgues s’engouffrait vers l’immense porte de bois, scellée par un amalgame de rouages. Elle observait à sa gauche, justement vers les automates, essayant tant bien que mal de comprendre leur composition. Comment un assemblage aussi chaotique d’alliages pouvait réagir de manière si cohérente et stable avec la magie ? Et surtout, avec quelle magie fonctionnaient-ils ?

Son œil se porta ensuite en haut. La jeune fille fut prise d’un vertige qui la fit basculer de son assise. Le promenoir, serpentant le long du bâtiment principal en forme de cylindre, se hissait fièrement jusqu’au puits de lumière, au bâtiment administratif. On devinait par-ci par-là la lueur bleutée d’un automate posté comme surveillant, mais on repérait par-dessus tout la porte de la serre astrologique, à peine plus bas que l’administration, brillant d’un argenté hypnotisant. Une étoile dans un ciel insondable.

Puis, Honorine baissa la tête, derrière elle, au fond des Limbes. Enfin, dans le noir des Limbes.

Rien.

Pas de vertige, pas de frayeur, pas d’inquiétude, rien. Pourtant non, pas rien : cette pénombre était à l’origine de toutes les théories les plus farfelues récemment développées dans sa tête. Mais alors quoi ? On apercevait le promenoir continuer sa longue descente depuis le bâtiment jusqu’aux pénombres du dessous, tout paraissait si… accessible, presque normal. Honorine n’avait qu’à aligner cent pas jusqu’à l’interminable escalier pour rejoindre la nuit d’en dessous. Mais qu’est-ce qui faisait d’un gouffre abyssal, sous une académie publique, un élément acceptable et accepté ?

Tip. Top. Tip. Top.

Des talons ? Non, des talonnettes. Celles d’un adulte.

— Te voilà. Excuse-nous pour l’attente.

Une voix profonde avait fait danser ces mots. De sa silhouette presque trop normale, sans compter sa cape éthérée, Tenailles surgit des escaliers de la salle aux orgues. Les automates près de l’entrée s’animèrent d’une pulsation synchronisée.

— Oui c’est moi, ne fais pas cette tête. D’Ambroisie a tenu à ce qu’on s’entretienne ensemble, tous les deux, avant de te recevoir. Et maintenant, je peux le dire : quel honneur !

— Merci pour le tiramisu. Vous m’avez épargné quelques heures de gargouillis.

Un sourire enjoué s’appropria le visage du mécanicien, dont la cane servait, comme à son habitude, de jouet de voltige.

— Avec plaisir. Maintenant, veux-tu bien me suivre jusque dans la salle ?

— Que me veut d’Ambroisie ? Vous devez le savoir désormais.

Le vieux jeune homme pointa sa cane à bout de bras en guise de poignée. Honorine saisit cette aide pour se relever. Jusqu’ici, elle se sentait bien. Or maintenant que quelqu’un lui adressait enfin la parole, sa magie d’or perpétuait des tours dans ses entrailles. Elle sentait son sang circuler trop vite, trop fort.

— Elle veut te parler, pardi.

— Me parler de quoi ?

— Te parler de la météo ! Je ne sais pas moi, de quoi elle veut te parler. Suis-moi.

Il était simple de suivre Tenailles à la trace. Sa cape, animée d’une fresque magique et mécanique en perpétuel mouvement, invitait à passer des jours à l’observer. Certains engrenages redoublaient d’incohérence : un rouage tournait dans un sens, celui d’après dans le même sens, c’était indéchiffrable. Et encore, c’était quand ils ne disparaissaient pas tout simplement pour réapparaître à un autre endroit. Cette magie bleue était capable de beaucoup plus qu’on ne laissait penser.

— Et toi, de quoi parlais-tu avec elle ?

Honorine avait lancé cette question avec une grande assurance, mais l’espoir d’obtenir une réponse était faible. Pourtant, quelque chose se tramait forcément dans cette salle aux orgues avant son arrivée.

— De mes travaux à la manufacture. Ca t’intéresse ?

— Ton travail de mécanicien m’a toujours intéressé. En fait, ça ne me déplaira même pas de m’y essayer moi-même un jour, ajouta Honorine alors que les deux interlocuteurs s’arrêtaient face à l’immense porte de la salle.

— Il est difficile d’être autonome lorsqu’on est mécanicien. C’est L’Autorité Magique et Mécanique qui veille à ce qu’on ait les moyens d’exercer notre profession. Toi et la hiérarchie…

— Difficile, mais pas impossible. Et puis, je n’ai jamais avancé que je voulais devenir mécanicienne. Je veux seulement essayer.

Tenailles descella la porte d’un abstrait mouvement de canne dans l’air, avec plus de facilité encore que d’Ambroisie la veille. Il ne faisait aucun doute que ce mystérieux bonhomme était à l’origine de la majorité des mécanismes de l’établissement.

La gigantesque porte à double battant s’ouvrit sur la salle aux orgues, ses dizaines de tuyaux d’étain brillant à la lueur de la source, les poussiéreuses tablées vibrant en même temps que le mécanisme d’ouverture. Honorine avait l’impression d’embarquer dans un navire sous-marin, dans les abysses insondées. La myriade de décorations étincelait sur l’uniforme mauve de la remplaçante, assise sur le bureau au fond de la pièce. La jeune élève ne discernait d’elle que cet éclat argenté et doré, ainsi que la tâche blanche que composait sa chemise sous son col. Rien n’évoquait davantage l’omniscience que cette professeure aux mille secrets, et Honorine était bien décidée à partager ses connaissances. Bon sang, qu’est-ce qui rendait cette professeure si intrigante ?

La voix de la professeure ne retentit qu’à l’approche des deux arrivants, sans sa sévérité tranchante habituelle. La voix d’une personne qui demande un service.

— Je suis ravie que tu sois venue. Toute la journée depuis l’envoi de ma lettre, j’ai craint que tu ne te présenterais pas.

Une tendresse imprévisible s’empara de l’esprit de la jeune fille, qu’elle ravala dans la foulée.

Elle me manipule.

— Pourquoi cette entrevue était-elle si importante pour vous ? Je suis votre élève, vous pouvez demander à me voir quand vous le désirez tant que je suis à l’académie.

— Ce que j’ai à te dire aujourd’hui tient de l’urgence. De plus, les audiences privées sont plus propices aux excuses que je te dois. J’ai négligé votre condition à tous, élèves, dès ma première leçon à l’académie, toi tout particulièrement. Alors, excuse moi, déclara la remplaçante avec clarté, excuse moi de t’avoir négligée. Cette magie d’or est rare et chaotique, mais tu la contrôles avec une précision exceptionnelle. Il serait regrettable de te sermonner pour ce talent.

— Je n’aurais jamais arrêté de l’utiliser, quoi qu’il arrive.

— Vous aviez raison, Tenailles, une véritable panthère. Solitaire, puissante et rusée.

Les lèvres du mécanicien s’animèrent d’un maladroit sourire. Ses yeux ne les suivaient pas.

— Alors, qu’avez-vous à me dire ?

La remarque d’Honorine glaça l’atmosphère, déjà refroidie par les tuyaux d’étain. Les deux adultes s’éprirent d’une profonde admiration pour le sol en lattes de bois de marbre.

— Quoi, vous voulez m’annoncer la mort de quelqu’un ? Je n’ai plus personne dans ma vie, allez-y. Cela ne me fera rien.

— Tu as un esprit vif et dangereux, pour toi comme pour les autres, déclara d’Ambroisie avec toujours cette même clarté solennelle. Je vois et je sais que beaucoup d’éléments… t’intriguent, dans cette académie. Or ce n’est pas de ton ressort. Reste loin de ces inquiétudes car elles ne te porteront jamais préjudice, d’accord ? J’ai appris pour votre escapade avec Sylvain. Lui non plus n’est pas impliqué. Cela ne concerne que l’administration. Tu termineras tes leçons dans deux ans et demi, et le monde s’ouvrira à toi. D’ici là, vis ta vie.

Une violente pulsion de magie s’extirpa de l’enveloppe charnelle d’Honorine, et heureusement, car un flux doré s’étira en un immense cercle autour d’elle le temps de quelques secondes. Aucun bruit, aucune douleur, rien d’autre qu’une manifestation de sa confusion la plus sincère. Pourquoi cette femme la convoquait-elle pour la tenir éloignée d’un conflit dont elle n’était même pas certaine de l’existence ? On aurait cru à une pure provocation, mais le ton d’Ambroisie était véritablement implorant. Honorine n’avait strictement aucune idée de réponse. Elle était redevable à sa magie d’or de s’être manifestée pour elle.

— Vous vous jouez évidemment de moi, grinça la jeune fille en foudroyant sa professeure du regard. Ce que vous dites ne fait aucun sens.

— Me jouer de toi, et pour quelle raison ? Il est de mon devoir de professeure de tenir mes élèves éloignés des intrigues des responsables.

— Et Sylvain ? Ça ne le concerne pas non plus ?

Le diaphragme de l’oculaire mécanique obstrua l’œil droit de la remplaçante, l’œil gauche l’imita de ses paupières. Une moue triste s’empara du reste du visage d’Ambroisie. Tenailles ne savait pas où regarder, faisant mine d’inspecter les pneumatiques de la voûte comme pour y trouver une défaillance à réparer dans l’immédiat. Ce spectacle était enfantin, ridicule. Honorine y coupa court.

— Vous excellez tous les deux dans l’art de paraître suspect. Je rentrais dans cette pièce la tête remplie d’interrogations. Vous m’avez donné une réponse primordiale : mes interrogations avaient bien lieu d’être.

Toujours aucune réponse. La magie d’Honorine surgit à nouveau dans ce même cercle tournoyant. Il était inconcevable pour elle de garder son calme, malgré sa volonté de rester diplomate.

— Tu vas briser quelque chose, s’inquiéta Tenailles discrètement. Calme toi un peu, rien ne mérite que tu t’emportes autant.

— Pourquoi ne dites-vous rien ?

— C’est entre toi et la prof. Ce n’est pas ma discussion.

— Alors que faites-vous là en premier lieu ? s’agaça Honorine.

— Eh bien…

La professeure le coupa net, recouvrant toute sa clarté de voix.

— Je considérais que cet homme aurait sa part à jouer dans cette discussion, étant donné qu’il te connaît bien, Honorine.

Des excuses. Encore une excuse.

Le cercle d’or se mouvait de plus en plus chaotiquement dans l’enceinte de la salle aux orgues. Or la source bleue, derrière son immense vitrail surplombant le bureau près duquel se tenait l’assemblée, était de plus en plus proche de cette magie erratique. De toute évidence, la professeure et le mécanicien s’en inquiétèrent vivement. Leurs yeux gagnèrent en rondeur et en expressivité, tous trois tournés vers l’événement imminent. L’étonnement qui gagna Honorine engouffra sa colère comme un tunnel avalait un train à pleine vitesse. Un malaise s’installa.

— Je ne me contrôle pas.

— On sait, répondirent les adultes à l’unisson.

Tous marquèrent une pause, puis d’Ambroisie se dressa sur ses deux longues jambes resplendissante de son mauve uniforme sous le vitrail bleuté.

— Jeune fille, l’heure des leçons approche. Pour la dernière fois, je te demande de m’écouter. Il n’y a rien dans cet établissement qui sollicite ton intervention. Seulement toi même et ton parcours. Le secteur administratif connaît ses dérives et ma récente arrivée y est probablement pour quelque chose… mais cela concerne les adultes et tout rentrera dans l’ordre.

Tenailles sourcilla. Ces deux-là étaient définitivement des suspects de talent.

— Je suis navrée pour Sylvain, que j’ai envoyé dans les Limbes par simple volonté d’imposer le respect à votre classe, je l’avoue. Je pensais que ce sombre endroit étaient dénué de tout danger, et même qu’il était conçu pour recevoir des humains en chute. C’est du moins ce que l’on m’a dit. Ce n’est que partiellement le cas, il semblerait, et cela m’a servi de leçon immédiate et efficace. Je n’ai aucun respect à vous imposer, et c’est même à vous que j’en dois.

— C’est une manière un peu brusque de changer d’avis, non ?

La remarque de l’élève ne perturba pas le moins du monde sa professeure. Au contraire, cette dernière semblait se projeter quelque part dans son passé.

— Contrairement à là où j’enseignais auparavant, cette académie m’a inculqué une vision humaine de l’enseignement. Il est bien différent de s’immiscer dans l’esprit fier et borné d’un jeune aristocrate en devenir, que de partager les clefs de notre monde à des jeunes comme vous.

Des jeunes aristoquoi ? Des nobliaux ? Alors cette femme provient d’une cité riche et certainement très moderne… Bah, peu importe. C’est Cité Thorred, ici.

Un tintement omniscient retentit, résonnant contre tous les murs, tous les meubles, toutes les peaux. Le carillon d’ouverture.

— Bien, Honorine, votre première leçon du jour va commencer. Vous irez dans la tunnellerie mécanique, je me trompe ? Dépêchez vous donc.

Un sourire timide arqua les lèvres de la professeure, un événement assez rare pour être souligné. Malgré la tempête qui sévissait dans son esprit, Honorine considéra cette femme comme une personne de confiance, une personne qui dissimulait beaucoup, mais certainement beaucoup de positif.

— La tunnellerie, hein ? Tu salueras Desonges et l’Automate de ma part.

— J’aurais préféré que vous soyez notre professeur de mécanique, sieur Tenailles. Desonges est un lunatique.

— Le pauvre homme ne parle à personne à part à son automate et aux élèves. Accorde-lui son caractère. Et puis, je suis mécano, moi. Si tu savais à quel point mon emploi du temps est chargé.

Tenailles déposa sa canne droite sur le sol, une énergie bleutée l’empêchant de basculer. Le mécanicien fouilla sa profonde poche, sous sa cape énigmatique. Honorine s’attendait à ce qu’il en sorte une étoile tombée du ciel.

— Deux choses : déjà, voilà pour toi. J’imagine que tu es encore venue à l’académie sans casse-croûtes. Ensuite, je te confie ça, je n’ai pas le temps de le livrer à l’Automate. Je te prierais de le faire à ma place.

Dans une main, elle tenait une petite boîte en bois dont l’odeur épicée rappelait un délicieux riz au curry qu’elle affectionnait tant. Dans l’autre, qu’elle peinait à garder haute, une pièce métallique au poids invraisemblablement insoutenable pour sa petite taille. De l’électrum, sans doute, et sa couleur le confirmait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Pas tes affaires, rétorqua Tenailles avec un sourire narquois suivi d’un silence implorant. Bon, d’accord, c’est une pièce armatique supérieure droite avec articulation intégrée. Le haut du bras, quoi.

D’où la petite sphère huilée.

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