Aelia :
Cela faisait neuf jours qu’Aelia s’était entretenue avec son père au sujet du mariage.
Depuis, elle s’était convaincue de ne plus y penser. Comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu.
Le jour, ses promenades dans les jardins et les leçons avec Maître Saltar suffisaient à occuper son esprit.
Les leçons s’étaient intensifiées. Il y avait encore ces sempiternels rappels sur la manière de se comporter en public — ce qui ne cessait de l’agacer.
Mais Saltar avait ouvert de nouveaux ouvrages sur l’histoire des différents royaumes. À présent, Aelia attendait chaque jour son cours avec impatience. Elle arrivait même en avance, ce qui avait beaucoup surpris son maître.
Elle ne voulait pas de ce mariage, non. Mais elle devait admettre que cette annonce avait changé le regard qu’avaient son père et Saltar sur elle.
Et cela lui avait permis de retrouver un peu de liberté — au moins dans son esprit.
Après chaque leçon, elle se rendait à la bibliothèque. Ce sanctuaire de savoir était devenu son refuge. Elle tentait d’impressionner Saltar avec ses découvertes, mais celui-ci se contentait toujours d’un :
— Je le savais déjà, mademoiselle.
Ce à quoi elle répondait par une moue agacée... suivie d’un sourire.
Le soir, elle retrouvait Alistair dans la grande salle à manger.
Ils échangeaient peu. Il lui demandait comment s’était passée sa journée ; elle lui parlait du soleil étouffant des jardins, de ses heures enfermées entre les murs du château.
Alistair lui donnait quelques nouvelles du comté et de Cartan, mais rarement quelque chose de passionnant.
Elle voyait bien que son père était préoccupé. Il voulait lui reparler du mariage, de cette fameuse rencontre avec le fils du comte de Baltan. Il avait tenté une fois. Aelia l’avait interrompu, sèchement :
— Je ne veux pas en parler, père.
Il avait accepté. Depuis, leurs repas étaient redevenus plus légers, entre les plaisanteries d’Alistair et les piques moqueuses d’Aelia.
Mais elle le savait.
Cela ne durerait pas.
Le jour de la rencontre approchait.
Trop vite.
Beaucoup trop vite, pensa-t-elle
Tandis qu’elle tentait de chasser ces pensées, elle se réveilla dans sa chambre, plongée dans le noir.
On frappa, puis la porte s’ouvrit sans attendre sa réponse. Les volets claquèrent, laissant entrer les rayons du soleil.
Aelia grogna, ramenant la couverture sur sa tête.
— Arlietta, tu aurais pu attendre que je dise "entrez" avant de m’aveugler comme ça, grogna-t-elle.
— Oh, pardonnez-moi, mademoiselle. Vais-je être punie ? répondit la servante avec un sourire en coin.
La couverture fut brutalement arrachée. Aelia plissa les yeux.
— Si tu continues avec tes "mademoiselle", je vais vraiment y penser, menaça-t-elle, sourire aux lèvres.
Arlietta leva les mains, faussement effrayée.
Cela ne faisait qu’une année qu’elle était à son service. Mais à ses yeux, elle n’était plus une servante.
Elle comprenait ses pensées, l’aidait à s’évader de ses tourments.
Petite, chétive, avec une chevelure lisse couleur châtaigne et un visage d’ange constellé de taches de rousseur, elle paraissait plus fragile encore qu’Aelia.
Je ne pensais même pas qu’on pouvait être plus maigre que moi, pensa-t-elle, amusée.
— Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? demanda Arlietta, intriguée.
— Rien... Juste que je devrais te laisser mon petit déjeuner.
Le coussin qu’Arlietta lui lança atterrit en pleine figure.
— Trahison ! s’écria Aelia. Attaquer sa maîtresse ? Tu veux finir au cachot ?
Arlietta haussa les sourcils et tira la langue. Elles éclatèrent de rire.
— Très bien, mademoiselle, il est temps de vous habiller. Vous avez beaucoup à préparer aujourd’hui, dit Arlietta tentant de reprendre son sérieux.
— Oui, beaucoup de choses… importantes, marmonna Aelia.
La servante déposa une robe rouge, sobre mais élégante, accompagnée de chaussures assorties et d’une épingle à cheveux.
— Au moins, personne ne me verra, soupira Aelia.
— C’est ce que je me suis dit aussi, répondit Arlietta en riant.
Aelia s’habilla derrière un paravent, puis s’approcha du miroir.
La robe lui allait à merveille.
— Elle est vraiment... magnifique.
Ses cheveux dorés bouclés tombaient en cascade dans son dos. Arlietta en attacha une partie au sommet de sa tête, fixée par l’épingle rouge.
— Tu es…
— Hideuse ?
— Non. Magnifique, Aelia.
Ces mots la touchèrent plus qu’elle ne l’aurait cru.
— Tu es bien plus jolie que moi, Arlietta.
— J’aimerais que ce soit vrai… Et puis je ne porte pas de robe aussi élégante.
Aelia rougit, détourna le regard, puis toussota.
— Tu viens au jardin avec moi ?
— J’aimerais bien… mais je dois aider à préparer la journée de demain.
De quoi parle-t-elle ? Il n’y a rien de prévu dem… Oh non…
Aelia fronça les sourcils. Arlietta évita son regard.
— Que se passe-t-il demain ? Et ne me mens pas.
Un long silence s’installa.
— S’il te plaît, Arlie…
— Le comte arrive demain. Il doit rencontrer ton père… et toi.
Un silence. Le cœur d’Aelia se serra.
Demain.
C’était trop tôt. Beaucoup trop tôt.
Des jurons peu dignes d’une dame sortirent de sa bouche alors qu’elle quittait la pièce en trombe.
J’ai besoin de prendre l’air
Alors qu’elle se dirigeait vers le jardin, Aelia ignora les révérences des domestiques, ainsi que l’appel de Saltar au bout du couloir. Ses pensées étaient ailleurs.
Quand elle arriva dans la grande salle, elle comprit que ce qu'Arlietta lui avait annoncé était bien réel. Des décorations étaient installées, mélangeant les couleurs des deux comtés. Cela apportait une certaine gaieté à cet endroit habituellement si morne.
Aelia quitta la salle en silence et se retrouva à l’extérieur. Le soleil était déjà haut, et la brise fraîche la suivit jusqu’au banc qu’elle aimait appeler "le banc de la paix". Elle s’assit, ferma les yeux, et se laissa bercer par le moment, oubliant tout autour d’elle.
Puis, peu à peu, les pensées revinrent.
Pourquoi suis-je comme ça ?
Elle se haïssait de ne pas être heureuse. Je devrais être fière, après tout… mon père a choisi cet homme, il doit être un bon parti.
Mais au fond, ce n'était pas cela. Ce qui la tourmentait, c’était l’absence de choix. Il aurait dû m’en parler, m'écouter... Mais elle n’était encore qu’une enfant. Une enfant à qui l’on dictait son destin.
Cette pensée lui fit mal au ventre. Elle avait toujours espéré que son mariage serait le fruit d’une rencontre, d’un choix partagé, d’un amour commun. Comme celui de père et mère… Pourquoi n’avait-elle pas ce choix ?
Elle se détesta pour avoir ces pensées. Son père faisait tout pour le bien de leur comté, et son rôle à elle, c'était de l’aider. Un jour, ce serait à elle de reprendre ce fardeau.
Mais à cet instant précis, Aelia se sentait prête à tout abandonner, même ce rôle.
Puis une image s’installa en elle, douce et lumineuse : sa mère, resplendissante, lui souriant.
Tout ira bien, Aelia. Aie confiance en ton père. Il ne te fera jamais de mal.
Je serai toujours là, pour veiller sur toi.
Les yeux d’Aelia se remplirent de larmes.
Mère… sa voix intérieure tremblait. Je ne suis pas sûre d’être assez forte pour tout ça…
La réponse de sa mère se fit instantanée :
Bien sûr que tu es forte, ma fille. La plus forte de nous deux. Et tu rendras ce royaume encore plus beau. Je t’aime, ma petite hirondelle, ne l’oublie jamais.
Aelia éclata en sanglots.
Le visage d'Elira se brouilla, comme emporté par une brume invisible.
— Mère ! cria-t-elle d’une voix tremblante.
Mais la vision s’effaça aussitôt.
Elle ouvrit les yeux, de nouveau seule, assise sur le banc. Les larmes s’étaient séchées, la chaleur du soleil, plus intense maintenant, semblait ne faire qu’accentuer l’agitation dans son cœur. Son souffle était court, et dans sa poitrine son cœur tambourinait.
Elle leva la tête vers le ciel, un voile de calme se posant lentement sur elle.
Je vous aime aussi.
Elle resta là longtemps, jusqu’à ce que la tempête intérieure se taise.
Puis elle se leva, résolue.
— Je ne douterai jamais de vous, mère… murmura-t-elle, comme une promesse, une dernière lueur de réconfort avant de s’éloigner.
La leçon avec maître Saltar fut marquée par une grande tension. Aelia lui avait dit qu’elle était au courant de l’événement prévu pour le lendemain. Saltar soupira longuement. Son seul commentaire fut de vérifier si elle serait "présentable" pour la cérémonie.
À la fin du cours, Aelia lui expliqua ce qu’il s’était passé dans le jardin, lui affirmant qu’elle acceptait ce mariage et qu’elle avait confiance en son père.
Saltar la regarda, un sourire de soulagement effleurant ses lèvres. Puis, il la laissa partir sans un mot.
Aelia, cette fois, décida de ne pas déjeuner et se rendit directement à la bibliothèque.
L’odeur des vieux livres l’enveloppa dès qu’elle franchit le seuil. La salle s’étendait sur deux étages. Des rayonnages garnis de volumes anciens bordaient les murs. Une grande étagère circulaire trônait au centre, baignée par la lumière des hautes fenêtres. Autour, quelques tables profitaient de cette clarté, conférant au lieu une atmosphère sereine, presque sacrée.
— Bonjour, madame Ilara, dit Aelia, la voix calme.
Une femme ni trop jeune, ni trop vieille, installée sur une chaise, tourna lentement la tête vers elle, un ouvrage à la main.
— Ah, bonjour Aelia. Je ne m’attendais pas à te voir si tôt, répondit-elle d'une voix douce, presque mielleuse.
— Je n’avais pas faim. Et… je voudrais des informations sur le comté de Baltan.
Ilara la fixa d’un regard suspicieux, puis haussa les épaules.
— J’imagine que tu es au courant pour demain ?
Aelia hocha la tête.
— Et donc, tu veux savoir…
Un léger rictus effleura les lèvres d’Aelia.
— J’ai besoin de connaître son histoire… et ses coutumes.
— Mmh… Je dois bien avoir cela quelque part, répondit Ilara avec un sourire.
Ilara se leva et partit vers le fond de la salle.
Aelia s’assit à la table laissée vacante. Son regard glissa sur l’ouvrage qu’Ilara avait laissé. Le titre, à l’envers, laissa entrevoir un mot familier. Talharr.
Un frisson. Elle se pencha, mais Ilara revint trop vite pour qu’elle puisse ouvrir le livre.
Elle laissa son esprit errer, pensant à tout ce qu’elle venait de vivre.
Après quelques minutes de silence et de recherche, Ilara revint, les mains chargées de livres
— Un seul m’aurait suffi, dit Aelia avec un sourire en coin.
Ilara leva les yeux au ciel.
— L’histoire de nos comtés ne tient pas dans un feuillet plié en deux. Mais j’imagine que ce sont les lignées récentes qui t’intéressent.
Aelia acquiesça, sans un mot, tout en scrutant les piles de livres posées devant elle. Cette quête d’informations faisait naître en elle une excitation discrète.
Elle ouvrit « Le rêve de Baltan », le premier de la pile, et se plongea dans sa lecture.
Baltan. Avant de devenir le nom d’un comté, c’était celui d’un seigneur de guerre, fidèle de Talharr. Il avait mené d’innombrables batailles au nom du dieu.
Talharr… le père de nos royaumes, songea-t-elle
Son père lui avait expliqué qu’après une grande bataille, il y a un millénaire, Talharr avait disparu. Depuis, plus personne ne l’avait jamais vu.
Mais ce qui troubla Aelia, c’est qu’aucun nom n’était donné pour l’adversaire de cette bataille. Ni dans ce livre, ni dans les autres qu’elle avait lus auparavant. Son père n’avait également jamais mentionné l’identité de ce dieu ennemi.
Elle poursuivit sa lecture.
Baltan avait survécu à cette bataille. Avec ses frères d’armes — Vaelan, Eorlan et Gurdan — ils fondèrent le royaume de Cartan, qu’ils divisèrent en quatre comtés, chacun correspondant à leur caractère. Lors d’une élection, ils choisirent Eorlan comme roi. Depuis, à chaque fois que le roi mourait, une nouvelle élection était organisée entre les représentants des comtés. Une tradition perpétuée sans interruption.
Le nom de Cartan, découvrit-elle, venait de leur ancien maître d’armes. À la fin du chapitre, une phrase gravée dans un encadré retint son attention :
« On a survécu, et ce grâce à lui. C’est notre hommage en sa mémoire. Qu’il vive à jamais. »
Le livre ne donnait aucun détail sur la bataille elle-même. Il se concentrait plutôt sur la fondation du royaume, ses espoirs, et ses projets pour l’avenir.
« Que ce royaume vive en paix,
que les enfants grandissent sans connaître la peur,
qu’ils s’endorment sous des cieux étoilés, et non sous les cris de la terreur.
Ce moment de paix ne durera pas, je le sais.
Talharr ne pourra protéger ces terres éternellement.
Il devra choisir… et ce choix aura des répercussions sur toute la terre de Talharr.
Ce choix portera une immense responsabilité.
Quoi qu’il advienne, croyez toujours en Talharr, comme j’ai cru en lui. »
Aelia relut plusieurs fois le passage, les sourcils légèrement froncés.
Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda-t-elle.
Mais aucune réponse ne l’attendait dans les pages suivantes. Seulement des descriptions des projets de Baltan : la construction de Nébélis, les premières lois, l’espoir d’un avenir durable.
Elle hésita à poser la question à Ilara, mais sa soif d’en apprendre plus l’emporta.
— Madame Ilara ? Je peux vous poser une question ?
Ilara la fixa, l’air décontenancé.
— Et puis-je savoir depuis quand tu demandes la permission pour poser une question ?
Aelia étira un long sourire.
— Je t’écoute, jeune fille, répondit Ilara en soufflant légèrement.
— Dans ce livre, j’ai appris beaucoup de choses sur Baltan, sur les origines de notre royaume et de ses comtés. Mais il y a une phrase… que je ne comprends pas.
Elle lui montra la ligne évoquant le choix que devait avoir à faire Talharr.
Les sourcils de la bibliothécaire se froncèrent légèrement. Elle sembla plonger dans une réflexion profonde, et mit un long moment à répondre. Aelia, peu patiente, se mit à tapoter la table du bout des doigts, à reculer et avancer sa chaise, ou encore à soupirer bruyamment.
Ilara ne broncha pas d’un pouce.
Puis, comme si la vie était revenue en elle, elle reprit :
— Talharr est un dieu, le protecteur de notre terre. Mais depuis la bataille, il n’est plus jamais réapparu. Peut-être a-t-il simplement disparu, nous laissant gérer nos problèmes seuls. Cet écrit de Baltan reflète sans doute sa foi… Il refusait d’accepter l’abandon de son chef. Mais cela ne concerne plus notre époque.
— Mais comment en être sûrs ? Avons-nous la suite de l’histoire ?
— Je ne pense pas. Ces histoires n’intéressent plus grand monde. La plupart des écrits de l’ère de Talharr ont été perdus, volés ou brûlés.
Aelia resta songeuse.
Comment un dieu pourrait-il disparaître… et laisser derrière lui tout ce pour quoi il s’est battu ?
J'ai beaucoup aimé ce chapitre car Aelia est pleine de vie et d'intelligence, de curiosité. Mais elle est aussi inquiète pour son avenir.
J'ai ressenti beaucoup de compassion pour elle. On a envie qu'elle soit libre et heureuse mais on pressent que quelque chose va arriver !
Mercii pour ton retour :))
Pour le moment pour de mystères mais certains en savent plus 😁
Oui Aelia est une jeune fille très intéressante a ecrire, sa personnalité et les personnes les entourant sont tellement variés.
A voir ce qui pourrait se produire 😉
J'ai beaucoup aimé ce chapitre. meme si l'histoire progresse doucement je l'ai trouvé très humain et tu parviens bien a retranscrire les sentiments qu'éprouvent Aelia. La scène est crédible et tes personnages vivants ( j'ai notamment beaucoup aimé la scène avec la bibliothécaire).
- petite remarque, tu utilises le passé simple puis l'imparfait dans cette phrase : "Aelia, cette fois, décida de ne pas déjeuner et s’était directement rendu à la bibliothèque." il voudrait mieux choisir que l'un des deux temps.
- Aussi dans cette phrase : Quelques tables étaient disposées près des fenêtres, permettant à la lumière de pénétrer, (je ne vois pas en quoi les tables permettent à la lumière de penetrer dans la pièce.
- Ilara revint, la main chargée de livres ( les mains plutot ?)
Merci. Je suis content que l'humanité de la scène fonctionne.
ça progresse doucement c'est vrai mais je trouve ces moments tellement important.
Merci pour les retours. Je sais pas pourquoi j'ai laissé les fenêtres avec les tables, je me suis emballé :')
Je corrige ça.
A très vite :)