Sagitta, Douzième Royaume, Valyar.
La journée était grise. Le Djicam Aioros se prit à penser que le ciel reflétait son humeur du moment. Il détestait ce nouvel uniforme noir qu’il avait pourtant imposé le temps du deuil. Il détestait d’avoir eu à céder sur l’horaire de l’enterrement de son père. Il détestait d’avoir à passer les prochaines heures aux côtés de la Djicam Mickaëla, qui représentait le Dixième Royaume de Mayar et se trouvait de fait près de lui pour la cérémonie.
Les funérailles de Dionéris auraient lieu ce matin. Il avait convié sa famille dans ses appartements du Palais pour les derniers préparatifs. Elycia était présente également. Pour la millième fois, il remercia Eraïm de l’avoir placée sur son chemin. Alors qu’il avait de plus en plus de mal à gérer les petites exaspérations du quotidien, sa simple présence l’apaisait.
Son oncle frappa à la porte de son bureau.
—Il est l’heure.
Les Massiliens descendirent les escaliers et rejoignirent le convoi funéraire, qui traverserait Valyar pour se rendre au cimetière du nord de la ville. Une cérémonie sobre et solennelle serait menée par la Djicam Mickaëla, avant que le corps de Dionéris ne soit transféré dans le tombeau réservé aux Souverains depuis la création de la Fédération des Douze Royaumes.
Les portes du Palais étaient à peine franchies que déjà la foule se pressait pour apercevoir le cercueil, drapé du symbole de la Fédération.
Dionéris avait été un dirigeant aimé par ses citoyens. Il aimait à parcourir régulièrement les rues de Valyar pour les rencontrer, simplement escorté de quelques soldats de la Garde du Phénix. Le jeune Djicam se souvenait que son père s’arrachait les cheveux à ce sujet : sa protection devenait un véritable défi.
Comme Aioros s’y attendait, la traversée fut longue et éprouvante. Une fanfare répétait une marche morose et solennelle ; le ciel était gris, l’atmosphère étouffante. Il avait apprécié le Souverain mais regrettait amèrement qu’il soit parti si tôt, laissant l’Assemblée dans les mains de Mickaëla. La Djicam était-elle également à l’origine de sa mort ?
Il leva les yeux. En patrouille dans les cieux ou postés sur les toits des maisons, plusieurs Mecers s’occupaient de la sécurité comme il l’avait ordonné.
Tranquillise-toi, tu as fait au mieux.
Mickaëla ne manquerait pas de lui faire porter toute la responsabilité d’un quelconque incident, il en était persuadé.
Toujours rien à propos de Lucas ?
Bientôt, promit Saeros.
Même question, même réponse… Aioros brûlait d’avoir des réponses.
Ils arrivèrent enfin sur les lieux de la mise en terre. Le caveau était couvert de fleurs déposées par la foule un peu plus tôt. Seuls les Djicams et la famille du Souverain furent autorisés à approcher ; il n’y avait pas assez de place pour les milliers de personnes qui patientaient à l’extérieur du cimetière. Après la mise en terre, tous pourraient venir se recueillir.
La Djicam de Mayar fit un pas en avant, prit une grande inspiration.
—Nous sommes réunis en ce jour pour honorer la mémoire de Dionéris, Souverain de la Fédération des Douze Royaumes. Il fut un dirigeant exemplaire, toujours présent pour veiller au bien-être de ses concitoyens. Sa mort précoce nous plonge dans la tristesse et le désarroi. Prenons un instant de silence pour recommander son âme à Eraïm. Puisse-t-il se promener dans Ses Jardins.
Une cloche retentit, et tous inclinèrent la tête en hommage ; la cloche sonnerait seize fois, pour les seize années de règne du Souverain défunt.
La lente mélodie se tut enfin, suivie d’un silence remarquable de profondeur.
Le ciel d’un gris sombre se déchira alors, dans une lumière éblouissante qui les contraignit à fermer les yeux.
Les murmures enflèrent jusqu’à devenir des exclamations ; la Souveraine légitime, Satia, accompagnée du Messager Lucas, venait d’apparaitre avec un phénix.
Désorientés, les deux jeunes gens mirent quelques secondes à réaliser où ils se trouvaient. Satia s’avança de quelques pas et posa sa main sur le cercueil ; Lucas rejoignit son frère, qui l’accueillit d’une pression sur son bras.
—Vous allez me manquer, Dionéris, dit-elle doucement. Puissiez-vous reposer en paix dans les Jardins.
Après la sidération qu’avait provoquée leur apparition, le Djicam Aioros s’inclina profondément.
—Votre retour nous comble de joie, altesse.
Altaïr l’imita ensuite, suivi de Rodrig, le Djicam d’Atlantis. Un par un, les Djicams s’inclinèrent devant leur Souveraine. Damien avait pâli mais murmura des paroles de bienvenue sans chaleur. Satia n’avait pas commenté la retenue de Mickaëla ; le moment de la confrontation viendrait donc plus tard. Une bonne chose.
—Où donc étiez-vous passée ? demanda Domaris, les yeux embués de larmes.
—J’ai eu à faire, répondit évasivement Satia. Les explications attendront un moment plus propice. Je suis de retour, et pour le moment, c’est tout ce qui importe.
*****
Les honneurs rendus à Dionéris, les Massiliens n’avaient pas perdu de temps. Ils avaient poliment pris congé : ils avaient du chemin à parcourir pour les funérailles de leur Djicam. Satia souhaitait les accompagner : le Djicam Ivan l’avait beaucoup aidée à ses débuts. Il était devenu l’un des piliers de sa vie après la mort de son père. Qu’il soit mort pour que l’Arköm Samuel puisse la localiser et l’enlever restait une pensée insoutenable.
Il est aussi mort parce qu’il gênait Mickaëla, nuança Siléak.
Et elle aura à en répondre, comme du reste.
Leur petit nombre contrastait avec la foule de Valyar. Seuls les proches étaient présents et sa présence constituait à la fois un honneur et une exception.
Iskor l’avait transportée jusqu’au plateau herbeux où étaient mis en terre les membres de la Seycam. Un grand chêne centenaire donnait un relief à cette surface plane.
Les enfants d’Ivan vinrent lui rendre un dernier hommage, un à un. Satia se tint en retrait. Elle se demanda quels seraient les mots de Lucas pour son père. De nombreux tertres étaient encore dépourvus d’herbe ; la Seycam avait beaucoup sacrifié ces dernières semaines. Le Djicam reposerait aux côtés de son épouse ; ils seraient de nouveau réunis.
—Merci d’être venue, dit Lucas en la rejoignant.
Comme les autres, il portait un uniforme entièrement noir ; le symbole de la Seycam de Massilia épinglé sur le cœur ; le phénix de la Fédération porté en brassard au bras gauche.
—Merci de me l’avoir permis, répondit Satia.
Elle aurait voulu le soutenir autrement que par sa simple présence, mais n’avait que trop conscience des nombreux regards posés sur elle. Ce n’était pas encore le moment. Elle se contenta de serrer brièvement sa main.
Bientôt.
—Et maintenant ?
—Maintenant je vais aller m’occuper du sort de la Fédération.
*****
Satia n’avait pas perdu de temps. La réunion de l’Assemblée aurait lieu en fin d’après-midi.
Elle avait retrouvé ses appartements avec soulagement. Et pourtant, elle savait déjà qu’elle en déménagerait prochainement. La Souveraine ne pouvait loger dans l’appartement de la Durckma. Il lui faudrait aussi trouver un logement au sein du Palais pour Domaris et Damien. Elle répugnait à laisser le jeune homme si près d’elle, mais ne pouvait décemment l’exclure des Seyhids sans preuve. Elle n’oubliait pas les derniers mots que lui avait adressés Dionéris. Mais comment prouver qu’il était à l’origine de l’empoisonnement de son père ?
Satia n’avait plus qu’à se préparer. Elle était un peu nerveuse, déterminée à faire de son mieux. Elle avait échappé à l’Arköm et convaincu l’Empereur, leur ennemi héréditaire, de l’utilité d’un traité de paix, elle n’allait pas trembler face aux Djicams !
Elle termina d’arranger ses cheveux, et posa d’une main sûre le double cerceau d’or qui symbolisait son nouveau statut. Elle regarda son reflet dans le miroir, vérifia que sa robe était correctement ajustée. Elle avait choisi un jaune pastel, et l’ensemble était sobre, avec seulement quelques broderies mauves. À son bras gauche, elle avait passé un brassard noir pour montrer qu’elle n’oubliait pas la mort récente de Dionéris.
—Qu’en penses-tu ?
—Tu es splendide, répondit Lucas.
Elle tenta de garder une contenance. Lucas avait refusé de la quitter, incapable de faire confiance à la Garde du Phénix censée la protéger. Elle n’avait pas voulu lui refuser ce privilège.
Satia prit quelques respirations pour contrôler ses émotions, puis composa son visage. Elle devait apparaitre sereine et sûre d’elle, et certainement pas donner l’image d’une jeune écervelée transie d’amour.
Elle poussa la porte, et les deux gardes à sa porte la saluèrent avant de lui emboiter le pas. Lucas fermait la marche, son ombre menaçante planait sur eux. Elle retint un sourire ; la posture même de Lucas, son air fermé, mettait la pression aux deux hommes. Satia traversa les jardins, plissant les yeux sous le soleil intense qui avait remplacé les nuages, avant de rejoindre le grand bâtiment sud qui abritait la salle de l’Assemblée où patientaient les Djicams.
Elle s’immobilisa à quelques mètres de la porte frappée du phénix.
—Tu restes là ? dit-elle doucement.
Ils n’en avaient pas parlé explicitement, mais elle devait confronter l’Assemblée seule. Le Djicam Ivan avait été mêlé malgré lui à sa disparition ; réapparaitre en compagnie de son plus jeune fils serait déjà difficile à faire avaler à l’Assemblée, alors si en plus elle paraissait être totalement sous son emprise… beaucoup n’hésiteraient pas à accuser Massilia de chercher à prendre le pouvoir. Un point qu’elle ne pouvait laisser à Mickaëla.
—Je t’attendrai, confirma-t-il.
Dans les yeux bleu-acier elle ne lut que de la sérénité. Une confiance absolue qui la toucha ; s’il n’y avait pas eu les soldats autour d’eux elle l’aurait embrassé. Eraïm qu’il lui tardait que toute cette mascarade prenne fin !
Nous sommes avec toi. Tu as su faire preuve de sagesse et de courage dans l’Empire. Nul doute que tu vas très bien t’en tirer ici aussi.
Merci.
Satia était regonflée à bloc quand elle fit signe au chambellan qu’il pouvait l’annoncer. D’un pas décidé, elle entra dans la salle.
Les discussions s’arrêtèrent immédiatement et les douze Djicams et leurs attenants se levèrent à l’unisson pour la saluer.
—Bonjour, dit-elle en inclinant doucement la tête.
Elle s’avança lentement vers la place qui était la sienne – présentement occupée par Damien. Le jeune homme pâlit, tenta de bredouiller quelque chose d’incompréhensible, puis face à son impassibilité, lui céda la place. Il avait perdu l’assurance qui le caractérisait, nota-t-elle en prenant place.
Sa manœuvre n’était pas passée inaperçue. Les Djicams devaient comprendre qu’elle ne se laisserait plus intimider. Elle n’était plus la Durckma qui débutait ; certes elle aurait préféré avoir encore de longues années devant elle, mais les épreuves qu’elle avait traversées ces derniers jours l’avaient profondément changée.
—Par quoi souhaitez-vous commencer ? décida-t-elle.
—Peut-être nous ferez-vous la grâce d’expliquer votre mystérieux retour, après votre longue disparition qui a manqué de plonger la Fédération dans le chaos ? s’enquit Mickaëla.
Satia retint un sourire. La Djicam ne comptait donc pas abandonner et attaquait. Les yeux violets se vrillèrent aux siens. Oui, elle ne manquait pas de lui rappeler qu’elle était la Grande Prêtresse d’Eraïm ; mais c’était le sang des phénix qui coulait dans ses veines à elle. Le symbole même de la Fédération des Douze Royaumes.
—Vous saviez parfaitement que j’avais entrepris de me rendre sur Mayar, rétorqua Satia. Les Faucons Noirs cherchaient à me tuer, après tout, et le Souverain Dionéris, Eraïm garde son âme, avait lui-même pris cette décision.
—Personne n’était au courant, releva-t-elle.
Satia haussa un sourcil.
—Le Djicam Ivan et vous-mêmes étiez présents lors de mon départ avec mon escorte. Et les Prêtresses qui nous ont accueillis auraient pu avoir la décence de vous prévenir. Après tout, vous êtes les Gardiens des Portes, non ?
—On m’a seulement rapporté que le Temple avait été attaqué par les Maagoïs, rétorqua la Djicam Mickaëla. Et que vous aviez disparu, comme d’autres invités du Temple !
—Le Messager Aioros sey Garden et le Pisteur Altaïr sey Alcantriz m’ont permis de fuir les Maagoïs, oui. L’ennemi a enragé de nous avoir perdu ; l’assassinat du Djicam Ivan n’a jamais eu qu’un seul but, localiser son fils Aioros, et moi qui l’accompagnait par extension. Comment avez-vous pu le trahir ainsi, Djicam ?
La Grande Prêtresse pâlit.
—Je n’ai jamais…
—Ne vous parjurez pas, l’interrompit Satia.
Mickaëla garda le silence.
—Le Grand Prêtre d’Orssanc, l’Arköm Samuel, a ainsi réussi à m’enlever au nez et à la barbe de mes compagnons endormis, continua Satia, bien décidée à aller jusqu’au bout de son récit. Étiez-vous donc son alliée, Mickaëla ? Il souhaitait mon sang, sinon ma vie, pour poursuivre ses expériences visant à ravir l’immortalité. Ce n’est que grâce aux phénix qui venaient de renaitre, et au Messager Lucas, que je dois la vie sauve et mon retour parmi vous. Cependant, mon séjour dans l’Empire m’a aussi permis de rencontrer l’Empereur des Neuf Mondes, Dvorking. Notre puissant ennemi. Après la trahison de l’Arköm, nous avons combattu ses sbires ensemble. Les pertes ont été lourdes pour eux ; plus de la moitié des Seigneurs sont tombés au combat. Au cours des discussions qui ont suivi, l’Empereur et moi-même avons décidé d’un commun accord de mettre un terme au conflit qui nous oppose depuis d’innombrables années. Je vous ai donc rapporté une première version du traité de paix entre nos deux nations.
Des murmures appréciateurs s’élevèrent parmi les Djicams comme elle distribuait les feuillets. Satia avait fait recopier le traité en douze exemplaires ; son secrétaire mis au secret. Elle voulait une parfaite surprise sur ce point. Elle vit le Djicam de Massilia se crisper en parcourant la feuille ; sur ce point-là elle doutait d’avoir en lui un allié. D’autres fronçaient les sourcils, comme le Djicam de M-555, ou souriaient tel le Djicam de Vénéré. Globalement la perspective d’une paix durable, ou tout du moins d’une trêve, semblait ravir les esprits.
Satia se rassit et reprit la parole :
—Avant de discuter du traité plus avant, j’aimerais moi aussi quelques explications. Comment l’Assemblée, comment vous, Djicams, avez-vous pu créer autant de désordre en deux petites semaines ? Comment avez-vous pu permettre une telle aberration ? continua-t-elle en désignant Damien. Et je ne parle même pas du Djicam Ivan, Eraïm garde son âme… Je veux des explications, et j’entends bien ouvrir une enquête pour découvrir d’où viennent tous ces manquements. Mon absence n’explique pas tout, coupa-t-elle en voyant Mickaëla ouvrir la bouche. La Constitution est très claire à ce sujet. En l’absence de Souverain, l’Assemblée est seule habilitée à prendre des décisions. S’il y a vraiment besoin d’un substitut au Souverain, le Djicam du même Royaume peut être nommé par ses pairs temporairement dans cette fonction. La succession ne se fait jamais par filiation directe ! Qui vous a ainsi embrouillé l’esprit pour que vous oubliiez les fondements même de la Fédération que vous représentez ?
Elle se rendit compte qu’elle s’était levée et qu’une colère sourde s’était emparée d’elle. Les Djicams avaient pris un air contrit. Elle croisa les bras et se rassit lentement.
Ce fut Michnor sey Eleos, le Djicam de Niléa, qui se leva le premier pour prendre la parole.
—Trop de secrets nous ont nui, reconnut-il. Le Souverain ne s’est jamais remis de son « rhume ». Alors qu’il avait les meilleurs guérisseurs de la Fédération à son chevet ? Je n’ai aucune preuve, mais je doute que sa mort ait été naturelle.
—N’accusez pas Soctoris, intervint Zalma.
À presque quarante ans, les fines rides autour de ses yeux gris étaient les seules traces que le temps avait laissées sur elle. Elle arborait une chevelure entièrement rouge, symbolisant son statut d’Archimage, à la tête des plus grands guérisseurs de son peuple.
—Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Mais nous n’avons pas été autorisés à rester en permanence aux côtés de Dionéris. Son épouse Domaris, son fils Damien, la Djicam Mickaëla nous ont côtoyés. Je persiste dans mes propos. Le Souverain aurait dû recouvrer la santé avec nos remèdes. Quelqu’un a forcément dû intervenir pour que tel ne soit pas le cas. J’ai examiné le corps une deuxième fois, avec une Apprentie douée, au regard pénétrant. Elle a vu ce qui nous avait échappé. Dionéris a bien été empoisonné. Par une substance qui ne provient pas du sol de la Fédération.
Des murmures coururent dans le cercle, plusieurs membres échangèrent des regards songeurs.
—Alors Dionéris aurait été assassiné ? Mais par qui ? s’interrogea Sylvie sey Telman, représentante du Sixième Royaume.
—C’est une grave accusation, Zalma, dit Harog de Mouligraï.
—Les phénix aussi ont été empoisonnés, ajouta Aioros d’un air sombre. N’étiez-vous pas chargée de les protéger, Djicam Mickaëla ?
—Si les phénix se sont révélés impuissants malgré tous leurs pouvoirs, que pouvais-je bien faire ? rétorqua-t-elle.
—Mais il a fallu quelqu’un pour répandre ce poison, intervint Satia. Quelqu’un ayant un accès facile aux douze planètes. Quelqu’un capable d’utiliser le pouvoir des Portes, donc. Éradiquer les phénix, c’était nous livrer à l’Empire.
—Où sont vos témoignages, où sont vos preuves ? Je n’ai jamais agi que pour le bien de la Fédération, déclara la Djicam de Mayar d’une voix hautaine. Et nous sommes en paix avec l’Empire, grâce à vous, non ?
Satia serra les poings. Mickaëla avait soigneusement préparé sa défense et avait raison sur un point : elle n’avait pas de preuve pour étayer ses propos. Pas encore.
Nous trouverons.
Oh oui. Je compte bien mettre les meilleurs limiers de la Fédération sur le coup dès que j’en aurais l’occasion.
—Des Traqueurs sont revenus hier des ruines de notre manoir sur Vénéré, déclara à son tour Altaïr dans le silence qui s’était fait. Ils ont enquêté à ma demande sur la nature de cet acte. Qui pouvait bien en vouloir autant à la Seycam de Vénéré ? Ils m’ont fait leur rapport, nous avons discuté, et j’ai compris beaucoup de choses. Mon père connaissait le véritable rôle des Seycams ; il pensait même que nous étions les seuls à le savoir. Une discussion fortuite avec Aioros m’a fait comprendre que la Seycam de Vénéré n’avait pas été seule dans le secret. Il s’était ouvert récemment de ses soupçons envers la Djicam Mickaëla, pensant que la Grande Prêtresse d’Eraïm pourrait l’aider. Elle l’a effectivement aidé. À effacer toute trace de ce mystère dans les flammes.
—Vous n’avez aucune preuve, dit calmement Mickaëla.
—Pour moi c’est une preuve suffisante, rétorqua-t-il en produisant un morceau de parchemin partiellement brûlé sur lequel le sceau de Mayar était aisément reconnaissable, et une plume noire. Mes Traqueurs ont retrouvé ces quelques vestiges parmi les débris. D’autres sont consultables dans mon bureau.
—Quel est donc ce secret dont vous parlez tous ? s’enquit Damia avec curiosité, son sabot frappant le sol. Serait-il cause de malheur pour les Seycams qui en connaissent l’existence ? Serait-il si important, pour amener à détruire, ou presque, deux Seycams ?
—Si vous me permettez, altesse ? demanda Aioros en se levant.
Satia donna son accord d’un signe de tête.
Le Djicam de Massilia raconta les premiers pas de la Fédération ; comment la descendance de Félénor avait été assassinée ; comment seul un bébé avait survécu miraculeusement au massacre ; comment le Massilien Edwin avait juré de le protéger. Et comment les dirigeants des douze royaumes s’étaient réunis en promettant que leur famille continuerait leur œuvre. Après plusieurs siècles, les Massiliens avaient longtemps cru être les seuls à continuer cette tâche. Lui-même n’avait appris que récemment l’implication de Vénéré. Il confirma que son père et Mickaëla étaient de grands amis. Et que la Djicam de Mayar avait connaissance des faits.
—Je n’ai aucune preuve matérielle à présenter comme Altaïr, continua Aioros. Mon père était Messager, lié à Fang, son Compagnon, par le Wild. Il nous a transmis tout ce qu’il voyait de ses agresseurs.
Ses poings se serrèrent comme les évènements lui revenaient en mémoire, et c’est la gorge nouée qu’il poursuivit :
—Tous les Mecers ont vu le tourbillon de plumes noires. Tous ont reconnu les signes des Faucons Noirs. Moi, j’ai discerné un visage derrière les plumes. Les Faucons Noirs n’agissent que sur contrat. Vous étiez la donneuse d’ordre, Mickaëla.
—Mais l’amitié de Mickaëla et Ivan était connue de tous, dit pensivement Laüdel, Djicam de Sagitta. Elle venait régulièrement rompre sa solitude dans les cachots.
—Soyez sérieux deux minutes, Laüdel, intervint Michnor de Niléa. Les Faucons Noirs ont massacré tous ceux qui s’interposaient entre eux et leur cible. Je ne peux que constater que la Djicam de Mayar est encore en vie. Je doute qu’ils aient laissé un témoin de leurs agissements en vie. Qu’avez-vous à en dire, Mickaëla ?
L’intéressée se leva avec une grâce consommée, ne laissant rien apparaitre de son grand âge. Elle portait ses soixante-dix ans avec élégance.
—Si j’avais réellement fait tout ce dont on m’accuse, déclara-t-elle posément, quelle raison aurais-je d’être là aujourd’hui ?
Elle n’avait pas tort, réalisa Satia. Elle avait eu amplement le temps de fuir.
—Vous n’avez aucune preuve tangible, termina-t-elle avant de s’asseoir sur son siège.
Altaïr avait le visage fermé et Aioros menaçait d’exploser sous la rage qu’il contenait. Rodrig était pensif, comme la plupart des autres Djicams. Satia voyait ce qu’elle cherchait ; Mickaëla était isolée.
—Je n’ai pas trouvé le document qui demandait à écrouer le Djicam Ivan, dit-elle doucement. Il aurait dû être dans les archives. Il faut au moins deux signatures de Djicam pour en mettre un autre aux arrêts. Qui a produit le document et qui a donné son accord ?
—Domaris a demandé à interroger Ivan devant l’Assemblée, déclara Raphaël qui représentait le onzième Royaume. Elle voulait savoir où vous étiez, altesse. Nul n’avait de nouvelles. Le Djicam Ivan s’est borné à nous répondre que vous étiez en sécurité ; cela ne lui a pas suffi.
Les yeux noirs ne cillèrent pas quand ils se posèrent sur les siens.
—Comme nombre de mes confrères, je n’apprécie pas d’être tenu dans l’ignorance du futur de la Fédération. Je n’ai jamais cru à sa traitrise, mais j’ai signé pour son incarcération. Je regrette profondément sa mort, mais s’il n’avait pas eu une confiance aveugle en Mickaëla, il aurait pu se confier à nous et tout ceci aurait pu être évité.
Satia se leva.
—Vous dites juste, Mickaëla, il n’y a pas de preuve contre vous. Seulement la parole du Djicam Altaïr et du Djicam Aioros (elle inclina la tête sur le côté). Deux voix contre vous. N’est-ce pas sur de simples suppositions que vous avez également condamné le Djicam Ivan ?
Les lèvres pincées, la Grande Prêtresse ne put que s’incliner.
—Je me soumettrai à la volonté de l’Assemblée, concéda-t-elle. Mais avant… vous n’avez pas été reconnue comme Souveraine par les Djicams, altesse. Vous n’avez aucun pouvoir ici.
—Très bien, répondit Satia. Autant régler la question immédiatement. J’ai été la Durckma du Souverain Dionéris, Eraïm garde son âme. Qui osera contester mon droit à être la Souveraine des Douze Royaumes ?
Un par un, les Djicams la reconnurent comme la Souveraine authentique de la Fédération. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Mickaëla. La doyenne des Djicams se tourna vers Damien.
—Ne feras-tu pas valoir tes droits ?
Damien pâlit, avant de se détourner d’elle.
—Non, dit-il d’une voix sourde. Vous avez échoué, Mickaëla. Je n’ai été qu’un pion que vous avez manipulé à votre guise. Vous m’avez fait miroiter des rêves… mais ils n’étaient que des mirages. Vous ne pouvez vous opposer à la volonté des phénix.
—Vous semblez insinuer que le Dixième Royaume cherchait à s’accaparer le pouvoir, mais… vous êtes entourée de Massiliens. Manipulée.
—Entourée ? C’est un Massilien qui a eu le courage de se rendre au cœur de l’Empire pour me sauver, oui. À cause d’un serment de protection. Et c’est une Atlante qui m’accompagnée sur Mayar. Où j’ai été soutenue par un Vénérian et une Soctorisienne. Les Massiliens ne sont pas mon seul soutien.
—Vous subissez leur influence. Les relations que vous entretenez avec eux sont bien trop personnelles. Elles obscurcissent votre jugement.
—Je n’entretiens aucune relation du type que vous sous-entendez, rétorqua Satia.
Elle ne pouvait s’être trahie alors même qu’elle avait fait attention au moindre de ses gestes ? Elle s’en voulait de mentir, mais refusait d’accorder le moindre avantage à Mickaëla. Et puis, l’histoire entre Lucas et elle ne regardaient qu’eux. L’Assemblée n’avait pas à débattre de sa vie privée.
Le sourire retors de Mickaëla l’incita à la méfiance. Sur un signe de la Djicam, le chambellan ouvrit la porte. Lucas entra, s’immobilisa au centre des deux hémicycles constitués par les différentes loges des douze Djicams.
Satia s’était figée et les pensées se bousculaient dans sa tête alors qu’il exécutait un salut millimétré à la perfection. Sa grâce était celle d’un prédateur ; mortelle, efficace, nonchalante.
Les Massiliens étaient incapables de mentir. Mickaëla allait-elle jouer là-dessus ? Oui, elle exploiterait chacune de leurs failles.
—Vous m’avez convoqué, Djicam Mickaëla ? s’enquit poliment Lucas.
Sur son uniforme noir brillait la broche dorée de son grade de Messager et à son bras gauche il portait le phénix de la Fédération. Même sans ses armes, il respirait le danger. Satia réprima un sourire. Non, Lucas ne serait pas une proie facile.
La Djicam de Mayar sourit, maternelle.
—Auriez-vous une relation avec la Dur… la Souveraine Satia ?
—Bien sûr.
Sa réponse spontanée surprit l’ensemble de l’Assemblée, Mickaëla comprise.
—Pourriez-vous préciser votre pensée ? jubila-t-elle.
—Elle est mon Estérel depuis huit ans, Djicam. Comment puis-je la protéger sans garder contact ?
Satia n’avait qu’une envie : lui sauter au cou et l’embrasser. La tête déconfite de Mickaëla, couplée aux sourires des Djicams, valait tout l’or du monde.
—Ce que je veux dire, se reprit rapidement Mickaëla, c’est quel type de relation vous entretenez.
—Oh.
Il inclina légèrement la tête sur le côté.
—J’imagine qu’elle vous a déjà donné une réponse ?
Lucas attendit qu’elle acquiesce avant de poursuivre.
—Vous avez donc si peu confiance dans les propos de votre Souveraine que vous avez besoin d’un Massilien pour confirmer ou infirmer ses dires ?
Satia sentit parfaitement le malaise qui gagnait l’Assemblée. Son admiration monta d’un cran et elle comprit tout le potentiel que les Massiliens savaient déployer. Aioros ne cachait pas sa satisfaction.
Mickaëla s’était assombrie.
—Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question.
—Non, en effet.
—Pour quelle raison ?
—Vous avez fait tuer mon père, Djicam.
Ses mots provoquèrent un nouveau tollé que Satia se garda bien de dissiper. Mickaëla avait demandé la parole, qu’elle la garde et se débrouille.
Quand le silence revint, troublé par de rares murmures, la Djicam de Mayar répondit d’une voix posée :
—Vous affabulez, jeune homme.
—Il va falloir vous décider, Djicam. Vous ne pouvez choisir quelle réponse d’un Massilien vous décidez vraie, et quelle réponse vous écartez parce qu’elle ne va pas dans votre sens.
Plusieurs Djicams approuvèrent ; son influence diminuait, comprit Satia. Un bon point pour elle.
—Je n’ai pas tué Ivan, déclara posément Mickaëla.
—Pas directement, en effet. Vous avez seulement signé le contrat. Un bel arrangement pour votre conscience.
—Comme votre frère, vous n’avez aucune preuve. C’est ma parole contre la vôtre.
—Vous pouvez mentir. Moi pas. Ne croyez-vous pas que cela fasse une différence ?
Séliak ? Tu peux lui transmettre que je l’aime très fort ?
Bien sûr, répondit la phénix, amusée. Il te retourne que ses services se monnaient en nature.
La Djicam du Dixième Royaume avait pincé les lèvres, et pour la première fois son calme avait volé en éclats.
—Que vaut la parole de la famille d’un traitre à la Fédération ? attaqua-t-elle.
Le Djicam Aioros s’était levé, blême sous l’insulte, mais Lucas resta imperturbable. Sur un geste presque imperceptible de sa part, Aioros se rassit.
—Le traitre est mort, déclara Lucas sans se départir de son calme.
—Vous avez ramené son corps ? demanda Mickaëla avec sarcasme.
—L’enlever à son épouse ? Je ne suis pas aussi cruel que vous le supposez, Djicam.
Lucas s’adressa ensuite à Zalma.
—Djicam, y’a-t-il moyen de survivre à un coup ascendant porté juste sous les cotes ? Ma lame ayant traversé son corps ?
Zalma sey Sicofar pinça les lèvres.
—Pas à ma connaissance.
—Douterez-vous de l’expertise et des compétences de la Djicam Zalma ? poursuivit Lucas en reportant son attention sur Mickaëla.
—La Seycam de Massilia règle toujours ses dettes, rappela Aioros.
Mickaëla resta silencieuse. Satia s’imaginait presque voir les rouages tourner dans son esprit. Mais toutes ses échappatoires avaient été bouclées une à une.
—Il est temps de payer pour vos crimes, Mickaëla, déclara Rodrig d’Atlantis.
Dans son dos, Laria acquiesçait vigoureusement. Quand elle s’aperçut que Satia la regardait, elle lui fit un clin d’œil de connivence. Satia espérait bien continuer à la fréquenter maintenant qu’elle était de retour au Palais.
—Il faut une majorité pour cela, contra Mickaëla.
Malgré la tournure des évènements, Satia était impressionnée par son calme. Leur cachait-elle un dernier tour, ou maintenait-elle l’illusion de contrôler la situation ?
Aioros était déjà debout, bras croisés. Altaïr et Zalma suivirent, puis Harog, Damia, Mérior, Sylvie, Michnor et Raphaël les accompagnèrent. Avec un soupir, Laüdel se leva également. Satia se souvint qu’elle détestait les conflits, pourtant Laüdel se rangeait aux côtés des autres Djicams, malgré sa profonde amitié envers Mickaëla.
—Pour le meurtre du Djicam Ivan sey Garden, l’Assemblée vous déclare coupable à l’unanimité, conclut Satia.
—Très bien. Je me trouve forcée de m’incliner, dit Mickaëla sur un ton las. Si vous le permettez, j’aimerais me retirer pour finir ma vie dans le recueillement.
—L’exil est presque trop doux pour ce que vous avez fait. En attendant une enquête approfondie de la garde du Phénix, c’est accordé.
Les gardes du Phénix encadrèrent l’ancienne Djicam et l’escortèrent hors de la salle.
—Merci pour votre témoignage, Messager Lucas, poursuivit la Souveraine. Vous pouvez vous retirer.
—C’était un honneur, altesse.
Satia ne put retenir un sourire tandis qu’il saluait, et tant pis si les Djicams se posaient des questions. De toute manière, ils n’auraient bientôt plus à maintenir les apparences. Juste attendre un peu que les évènements se tassent.
—Puis-je me retirer également ?
Damien. Elle l’avait complètement oublié.
—Je crains que non, seigneur Damien. Je veux que la garde du Phénix ouvre une enquête sur la mort de Dionéris. Et que vous vous teniez à leur disposition.
Le jeune homme devint blême. Satia refusa de se laisser apitoyer. Malgré ses regrets, elle savait qu’il n’avait capitulé que parce qu’il avait perdu toute chance d’accéder au pouvoir. Domaris serait effondrée, mais elle ne pouvait pas décemment accorder sa grâce au jeune Seyhid. Il s’inclina en bredouillant qu’il comprenait et elle s’assura que les soldats l’accompagnent également.
Il y avait eu trop d’effusions de sang au sein même de la Fédération.
La Grande Prêtresse a outrepassé ses droits, et elle le sait. Quant à Damien… son seul prestige tenait à ton absence. Tu as changé, ces dernières semaines. Il l’a vu dans ton regard. Il le sait depuis que tu t’es évadée de ses appartements ; tu as plus de cran qu’il ne l’aurait cru. Il a préféré éviter l’humiliation. Plus personne ne croira à ce prétendu mariage qui sortait de nulle part.
Merci. J’ai vu de suite en entrant qu’il ne s’opposerait pas à moi. Mickaëla…
Nous la surveillerons, dit Séliak farouchement. Nous n’oublions pas qu’elle a aidé à l’éradication de notre peuple. Elle ne pourra jamais se cacher de nos alliés au sein du Wild.
Satia balaya l’Assemblée du regard. Leur réunion touchait à son terme. Elle se leva.
—Djicams, je vous laisse lire et réfléchir à ce traité de paix. Nous en reparlerons à la prochaine séance. Vous pouvez disposer.
Dans un brouhaha de raclement de chaises, les Djicams la saluèrent et quittèrent la pièce. Elle resta seule de longues minutes, savourant le calme et les murmures étouffés des conversations du couloir.
Elle avait réussi. Elle s’était imposée face aux Djicams, elle avait dompté Damien et Mickaëla, elle avait obtenu un traité de paix de l’empereur Dvorking. Elle pouvait se considérer pleinement Souveraine désormais.
Oh oui. Je compte bien mettre les meilleurs limiers de la Fédération sur le coup dès que j’en aurais l’occasion.
→ j’en aurai l’occasion
—Vous avez ramené son corps ? demanda- Mickaëla avec sarcasme.
→ Le tiret après « demanda » est de trop
—Djicam, y’a-t-il moyen de survivre à un coup ascendant porté juste sous les cotes ?
→ sous les côtes
En effet il y a un reste de "demanda-t-elle" ^^
Merci, je vais corriger ça :)