— Imes, un chasseur ? Et puis quoi, encore !
L’éclat de rire de sa mère poignarda Imes en pleine poitrine.
Il savait qu’elle ne pensait pas à mal. Elle riait plus par surprise que par authentique amusement. Mais était-ce vraiment si inimaginable ?
Percevant sa détresse, Kriis serra sa main. Il était reconnaissant de sa présence. Sans son soutien, ses jambes flageolantes ne l’auraient jamais porté jusqu’à la ferme. Il se serait effondré au beau milieu du chemin, et peu importe ce que Jebellan aurait pensé de lui.
Comme personne d’autre ne riait, Cléodine se tut. Elle fronça les sourcils.
— Écoute, Jebellan, je ne sais pas ce que tu essaies de faire. On en a déjà parlé, je n’approuve pas l’attitude de Laomeht envers toi. Mais n’entraîne pas Imes dans ces histoires.
La cour avait été débarrassée des traces du déjeuner de famille qui avait si mal tourné. Orelle était assise sur la margelle du puits, ses grands yeux inquiets tournés vers eux. Lorsqu’Imes, Kriis, Viviabel et Jebellan avaient atteint la ferme, ils n’avaient trouvé qu’elles dehors, partageant un rare moment de calme et d’intimité.
— S’il te faut vraiment un partenaire temporaire, je peux…
— Ce n’est pas la question, l’interrompit Jebellan.
— Cette histoire est ahurissante, dit Viviabel.
Elle scrutait Cléodine avec la même curiosité morbide qu’elle témoignait à Imes depuis qu’elle avait réalisé que son choc était sincère.
Imes lui en voulait de son attitude. C’était elle qui bouleversait sa vie avec une affirmation abracadabrante et sans aucun doute fausse. Comment pouvait-elle avoir le culot de prétendre que l’absurde venait d’eux ? Elle avait forcément tort. Imes avait vécu toute sa vie comme fondamental. Il avait passé l’âge de croire qu’il suffisait de prier assez fort pour obtenir un miracle.
Le rire de Cléodine avait attiré l’attention des autres résidents de la ferme. Laomeht passa la tête par la porte de la cuisine.
— Oh, vous êtes revenus ? dit-il en apercevant Jebellan et Viviabel, masquant mal sa gêne sous un sourire. Imes ! ajouta-t-il avec une joie cette fois non feinte. Déjà de retour ? Tu sèches le hangar ?
Saisissant enfin l’atmosphère étrange qui planait sur eux, il hésita. Natesa le poussa du coude pour voir ce qui se passait dehors. Elle promena un regard acéré sur la scène.
— Un problème ?
Elle ferait sans doute une excellente mère, se dit Imes.
— Et toi, lança Viviabel à Laomeht, tu savais que ton frère était un chasseur ?
Toujours ce ton de parfaite évidence. Un spasme musculaire saisit le bras d’Imes. Il avait beau s’exhorter au calme, s’efforcer de se détacher des évènements, ce qui lui venait d’ordinaire si naturellement lui échappait à chaque fois qu’elle prononçait ces mots.
— Imes ? s’écria Laomeht, un parfait reflet de la réaction de Cléodine. Mais qu’est-ce que tu racontes, Viviabel ? Je t’ai déjà parlé de lui, enfin…
Jebellan scrutait Imes avec une attention dérangeante. Aucune de ses réactions ne lui échappait, de sa respiration précipitée à la sueur qui perlait à ses tempes. Trop à vif pour l’ignorer, Imes croisa son regard de front. Au bout de quelques secondes de ce duel silencieux, le coin des lèvres de Jebellan tressauta. Il se détourna le premier.
Natesa avait tiré Laomeht par la manche pour l’interrompre. Il s’était exécuté de bonne grâce. Il était visiblement secoué.
— Si c’est une plaisanterie… dit Natesa.
— Tu t’imagines que vos petites chamailleries m’intéressent au point que je mente sur une chose pareille ? rétorqua Viviabel, glaciale.
Natesa se tut, penaude. Un prêtre ne mentirait jamais sur son devoir sacré. C’était une insulte de le sous-entendre.
— Ce garçon, là, Imes ? C’est un chasseur, affirma encore Viviabel.
Imes sentit sa patience se rompre comme une corde sous le fil du rasoir. Il ouvrit la bouche pour mettre fin à cette répétition terrible qui lui labourait les entrailles, mais quelqu’un le devança.
— Sottises !
Sidon jaillit de la cuisine comme si les mots l’avaient invoqué. Son visage était rouge brique. Ses yeux lançaient des éclairs.
— J’ai été bien plus patient que je n’aurais dû l’être avec vous deux, cria-t-il à Jebellan et Viviabel. C’est ainsi que vous me remerciez de mon hospitalité ? Non contents de menacer mon fils dans ma maison, voilà que vous répandez des mensonges sur ma famille ? Ouste ! Allez-vous-en, je vous ai assez vus !
— Papa, attends, balbutia Laomeht.
— Il faudrait tirer ça au clair… dit Natesa.
— Il n’y a rien à tirer au clair ! Imes est un fondamental. Ce genre d’accusations ridicules… !
— Accusation ? l’interrompit Imes.
C’était la première fois qu’il ouvrait la bouche depuis de longues minutes. Le terme lui semblait aberrant. Qui accusait-on de quoi, ici ? Être un chasseur était-il censé constituer un crime ?
Pour Sidon, c’était peut-être bien le cas. Imes observa son père alors qu’il balayait son intervention d’un geste impatient. Une pierre lui tomba au fond de l’estomac. Il se mit à trembler.
— Imes, peut-être qu’on devrait partir, lui murmura Kriis, au comble de l’inquiétude. Tu peux dormir chez moi ce soir.
Imes ne répondit pas. Sidon s’avança vers Jebellan et Viviabel, les chassant de grands mouvements du bras. Natesa lui courut après.
— C’est que Viviabel ne se trompe jamais… tenta-t-elle d’intercéder.
— Sottises ! répéta Sidon, si fort qu’une nuée d’oiseaux s’envola d’un bosquet voisin. Même un prêtre ne peut pas déterminer ça aussi facilement ! Tu n’es qu’une menteuse éhontée, jeune fille. Tu devrais avoir honte de cracher ainsi sur ton lien sacré avec l’hôte. Pars d’ici avant que je te dénonce au prêtre de Port Ouest !
Les yeux de Viviabel brillaient de colère. Jebellan la consulta du regard. Avec un haussement d’épaules rageur, elle fit mine d’obéir.
— Non, ne partez pas, dit soudain Cléodine.
Sidon se tourna vers son ex-femme, la bouche déjà ouverte pour une tirade. Elle le fit taire d’un froncement de sourcils. Une fois n’est pas coutume, son chucret se trouvait dans ses bras plutôt que dans ceux d’Orelle. Sa compagne s’était avancée à ses côtés, lui apportant son soutien muet.
— Tu voulais la dénoncer à Heln ? Autant qu’ils attendent ici. Il est déjà en chemin. Je l’ai appelé.
Sidon eut un mouvement de recul visible. Imes enregistra sa réaction comme de très loin. Comme lorsque Laomeht avait annoncé sa retraite, il lui semblait que son esprit tentait de quitter son corps. Ses membres étaient glacés.
— Pourquoi l’avoir dérangé ? balbutia Sidon.
— Autant éclaircir cette affaire. C’est lui qui a présidé à la cérémonie de caste d’Imes, après tout. Il me semble normal qu’il soit là.
— Mais enfin ! Il a autre chose à faire que de… de s’occuper des élucubrations d’une étrangère.
— Il peut bien te rendre ce service. Vous êtes amis de longue date, non ?
Ce n’était qu’une affirmation anodine au premier abord. Mais parce qu’Imes suivait le même épouvantable cheminement mental que sa mère, il sut ce que cette remarque était vraiment.
C’était une flèche. Et elle trouva sa marque.
Sidon tenta de masquer l’effet que ces mots avaient eu sur lui. Trop tard. Le visage de Cléodine se déforma sous le coup de multiples émotions. L’horreur était la seule reconnaissable.
— Qu’est-ce que tu as fait ? souffla-t-elle.
Sidon s’étira de toute sa taille et projeta sa poitrine musculeuse. Son expression était belliqueuse.
— Je n’ai rien fait ! Et je n’apprécie guère ce que tu essaies de sous-entendre.
— Pourtant, tu… !
— C’est complètement insensé ! cria-t-il par-dessus la colère de son ex-épouse. Vous avez tous perdu la tête. Imes est un fondamental, un point c’est tout. Imes, dis-leur !
Pour la première fois de cette conversation, il fit face à son fils. Sa voix s’éteignit comme une étincelle dans le vent. Il se décomposa.
— I… Imes…
Imes ignorait quelle émotion terrible était inscrite sur ses traits. La tempête qui hurlait dans son esprit lui était insondable. Mais le fragment infime que son père en perçut à travers ses yeux faillit le faire reculer.
Sidon se reprit vite. Sa mâchoire se crispa.
— Ça suffit. Vous avez assez fait de dégâts. Ayez la décence de nous laisser régler nos histoires de famille entre nous.
Ces paroles s’adressaient à Jebellan et Viviabel, mais aussi à Kriis et même à Orelle. Sidon amorça un mouvement pour entraîner Imes à l’intérieur.
La main d’Imes fusa. Elle repoussa celle de son père avec un claquement sec qui résonna comme un coup de fouet dans l’air du soir.
— Quelle « histoire de famille » ? dit-il d’une voix blanche. C’était mon histoire. Et tu me l’as volée.
Le visage de Sidon exprima une peine mâtinée d’un désespoir croissant.
— Imes, ne sois pas bête. Rentre, maintenant.
Imes recula. Un grondement menaçant s’éleva. Perché sur l’épaule de son maître, Pan, le représentant le plus inoffensif d’une espèce naturellement pacifiste, enfla jusqu’à doubler de taille. Sa fourrure s’écarta pour dévoiler une gueule emplie de dents pointues.
Ah, se dit Imes avec un étrange détachement. C’était donc ça qu’il ressentait.
Frappé de stupeur, Sidon resta planté là, les bras ballants. Jebellan et Viviabel échangèrent un regard entendu. En silence, ils s’éloignèrent vers le village.
— Imes, enfin, intervint Laomeht avec un rire nerveux. Je pense que tu t’en serais rendu compte, depuis le temps, si tu étais né chasseur.
— Alors toi, personne ne te choisira jamais pour ton cerveau, explosa Kriis.
Il eut l’air stupéfait qu’elle s’adresse ainsi à lui. Natesa dressa les sourcils mais ne le défendit pas.
Cléodine s’avança vers son fils cadet, pâle et fiévreuse.
— Imes, c’est vrai ? Tu savais…
— Je savais quoi ? la coupa-t-il. Qu’on m’avait menti toute ma vie ? Que perdre son fils et sa femme pousserait mon propre père à commettre un blasphème pour me forcer à rester à ses côtés ? Que ma mère ne s’en rendrait même pas compte ? J’étais censé le deviner ?
Cléodine accusa visiblement le coup.
Soudain incapable de supporter la présence de ces personnes qui prétendaient l’aimer, Imes leur tourna le dos.
— Imes, attends ! s’écria Sidon. Enfin, tu es mon fils, c’est tout ce qui compte… !
Il voulut s’élancer à sa poursuite, mais Kriis s’interposa. Elle planta ses talons dans la terre meuble et le repoussa brutalement. Ses yeux lançaient des éclairs.
Imes déglutit avec peine. Ses poings tremblaient.
— Je ne veux plus te voir, dit-il à son père.
Il quitta la ferme.
Il ne ferma pas les yeux de la nuit.
Comment l’aurait-il pu ?
Allongé sur les dalles devant le foyer des parents de Kriis, il contempla des heures durant les ombres que les cendres rougeoyantes déposaient sur le plafond. Chacune des paroles échangées plus tôt le hantait. Chaque expression s’inscrivait au fer rouge sur ses paupières. Le choc, la peur, le malaise.
Le mensonge.
La vérité s’attardait dans sa gorge, menaçait de le rendre malade. Des haut-le-cœur le secouaient par intermittence.
Comment Sidon avait-il pu ? C’était l’hôte lui-même qu’il avait bafoué par son acte. Il avait trahi leur société tout entière. Comment avait-il convaincu Heln ? L’avait-il supplié à genoux, avait-il pleuré ? Quel était le prix qu’un prêtre acceptait pour se parjurer ?
Parfois, il s’aventurait au bord du sommeil, et tout ceci lui semblait alors n’avoir été qu’un terrifiant cauchemar.
N’y avait-il pas erreur ? Sidon n’avait rien avoué. Imes n’avait pas attendu l’arrivée de Heln et sa défense. Avait-il tout imaginé ?
Mais Imes connaissait son père. Ce soir, la culpabilité avait suinté de sa peau comme un miasme nauséabond.
Pan dormait roulé en boule contre son cou. À chacune de ses inspirations, sa fourrure chatouillait son épaule nue. Imes tenta de s’ancrer à sa chaleur, à la calme sérénité d’une créature qui vivait dans l’instant présent.
Cela ne fonctionna pas longtemps. Il ne savait plus où il en était, et l’incertitude lui donna le tournis.
N’y tenant finalement plus, il se leva et enfila sans un bruit sa tunique et ses chaussures. Il replia les couvertures que lui avait fournies Kriis et les déposa sur une chaise. Pan toujours profondément endormi blotti dans le creux de son coude, il sortit.
Il était encore tôt. Le ciel avait à peine commencé à s’éclaircir. Seules les fenêtres de la boulangerie brillaient dans la nuit, témoignant que Vemya était à l’ouvrage. Kriis s’inquièterait-elle de son départ ? Elle comprendrait sans doute son besoin d’être seul quelques heures.
Le bruit d’une galopade soudaine résonna dans le silence, le faisant sursauter. Il aperçut une ombre menue qui s’éloignait à toute vitesse.
Un enfant ? Non, certainement pas, pas à cette heure. Qu’aurait-il fait dehors ? Il avait dû mal voir. Sans doute était-ce un animal errant. Il hésita à creuser la question, mais courir après l’ombre aurait réveillé Pan.
Avec un dernier regard hésitant pour la direction dans laquelle elle avait fui, il se détourna. Il laissa ses pas le guider au hasard dans les rues du village. Il n’avait pas de destination particulière en tête ; tout juste songea-t-il à éviter le hangar où ses collègues de l’équipe du matin besognaient déjà.
Être en mouvement lui fit du bien. Il y avait quelque chose d’apaisant à se sentir seul au monde entre ces maisons d’ordinaire si animées. Imes avait toujours apprécié ces moments où il quittait son quart du soir et traversait le village avec pour seule compagnie les oiseaux de nuit. Très loin au-dessus de lui, les nœuds luminescents de l’hôte n’étaient qu’un tapis de petits points blancs sur l’immense voûte de son dos. Ils dispensaient à peine assez de lumière pour distinguer son chemin, bien loin de leur éclat aveuglant de la mi-journée.
Une porte s’ouvrit, projetant le halo jaune d’une lampe sur les pavés.
Surpris, Imes fit un détour pour éviter le nouveau venu. Qui pouvait bien mettre le nez dehors à cette heure ? Il calcula où il se trouvait.
Oh, c’était la résidence des prêtres. Sans doute Heln avait-il reçu un message de l’hôte et s’apprêtait-il à ordonner une sortie dans le grand vide. Il espéra qu’assez d’armures étaient disponibles pour leurs chasseurs.
Sa situation présente rattrapa les pensées d’Imes. Il s’immobilisa avec un raclement de semelle. Tout à coup, il n’était plus très sûr de vouloir éviter Heln. Des dizaines de questions se pressaient à ses lèvres. N’était-ce pas là l’occasion rêvée de les laisser s’échapper ?
Pourtant, il ne fit pas demi-tour. Il était fatigué et se sentait perdu. Il avait aussi peu envie d’avoir cette conversation que de la repousser.
Il serait sans doute resté là un petit moment, figé par l’indécision, si la lueur de la lanterne n’avait tourné au coin d’une maison et jailli dans son dos. Il fit volte-face, pris de court.
C’était bien Heln qui se trouvait là, simplement vêtu d’une cape jetée sur ses vêtements de nuit. Un enfant se cachait à moitié derrière sa silhouette. C’était Solac, son apprenti.
Port Ouest n’avait pas vu la naissance d’un enfant prêtre depuis Heln lui-même. L’hôte régulait soigneusement la population des castes, mais cela ne signifiait pas que les prêtres naissaient toujours là où on avait besoin d’eux. À l’intérieur des terres, il était courant qu’ils voyagent d’une communauté à l’autre au gré des besoins. Mais un port ne pouvait exister sans un prêtre y résidant de manière permanente, pour recevoir les demandes de l’hôte et ouvrir le sas lors des passages des chasseurs.
Comme Heln ne se faisait plus tout jeune et qu’aucune naissance ne venait, on avait fini par adresser une requête aux villages avoisinants. Solac était arrivé il y avait plusieurs quinzaines de cela, perché à l’arrière de la charrette d’un marchand. Depuis, il habitait avec Heln et recevait son enseignement.
Imes ne lui avait jamais adressé la parole. De ce qu’il savait de lui, c’était un garçon peu bavard, mais curieux de tout. Aussi fut-il surpris de le voir disparaître derrière Heln dès qu’Imes posa le regard sur lui. Le souvenir de l’ombre qui s’était enfuie en courant lui revint. Il fronça les sourcils.
— Quelle heure inhabituelle pour une promenade, Imes.
Imes observa Heln. Ce n’était pas exactement la conversation à laquelle il s’attendait. Se pouvait-il que le prêtre n’ait pas été mis au courant de la débâcle de la veille ?
— Pas vraiment, dit-il après un silence. Pas pour un armurier.
Le mot sonna faux dans sa bouche. Troublé, il baissa les yeux. Pouvait-il encore se qualifier ainsi ? Le devait-il ? Seuls les fondamentaux devenaient armuriers. Il s’était tant attardé sur l’horreur du mensonge qu’il en avait oublié de se poser la question la plus urgente : qui était-il à présent ?
— C’est vrai, pas pour un armurier, dit Heln, qui ne perdait rien de sa réaction. Mais tu ne te rendais pas au hangar, n’est-ce pas ? C’est pour le mieux. Il serait bon pour toi de t’accorder quelques jours de repos. De prendre du recul sur tout ça pour revenir dans de meilleures dispositions.
— De meilleures dispositions, répéta Imes.
Les petits yeux sombres de Heln le disséquaient à la lueur de la lanterne. S’il n’avait jamais témoigné à Imes la moindre chaleur, son expression à cet instant était particulièrement inamicale.
— Nous ne voudrions pas que des rumeurs injustifiées mettent en péril notre communauté.
Imes eut l’impression qu’on venait de lui jeter un seau d’eau glacée à la figure.
Oh si, Heln était parfaitement au courant.
— C’est tout ce que tu as à dire pour ta défense ? dit-il, du bout de lèvres engourdies par le choc.
— J’ai déjà dit tout ce que j’avais à dire à tes parents.
— Mes parents. Ce n’est pas de la cérémonie de caste de mes parents qu’il est question.
— La cérémonie est sacrée et ne peut être contestée. Oublie ces sornettes. Nous servons tous l’hôte à notre façon.
Solac pointa un œil timide hors de son abri. Imes y voyait clair, à présent. Cette rencontre n’était pas un hasard. Heln avait ordonné à son apprenti de monter la garde devant la maison des parents de Kriis afin qu’il soit alerté dès qu’Imes sortirait.
Toute sa vie, Imes s’était demandé ce qu’il avait fait pour s’attirer l’antipathie du prêtre. Mais il n’avait rien fait. Heln l’avait simplement regardé grandir, quinzaine après quinzaine, avec l’appréhension croissante de quelqu’un qui a commis un acte terrible et se demande combien de temps il pourra encore le cacher.
Il s’en souvenait soudain : lorsqu’Imes était devenu armurier, Heln avait tenté de l’en dissuader. Il avait évoqué à demi-mot la solitude de son père et son souhait de lui léguer la ferme lorsque ses vieux jours viendraient. Imes avait vu là la sollicitude d’un vieil ami de Sidon. Il s’était entêté. Heln avait bien dû se taire quand il avait choisi de cumuler ses responsabilités à la ferme et au hangar. Comme cela avait dû le hanter de le voir errer aussi près de la vérité !
Des histoires fantaisistes d’enfants élevés dans la mauvaise caste circulaient parfois. Aucune n’était vérifiable, mais toutes affirmaient que l’enfant savait, au plus profond de lui, qu’il n’était pas à sa place. Heln avait su voir en Imes les graines de cette conviction intime quand même Imes s’était cru illégitime.
— Il est inutile de revenir sur la question, de toute façon, affirma Heln devant son silence. Tu es bien trop âgé pour être formé à une voie aussi exigeante.
Y avait-il quelque chose de plus terrible à entendre que la mort d’espoirs qui avaient à peine commencé à naître ?
Imes serra les poings et ne dit rien. Heln hocha la tête, satisfait.
— Retourne te coucher, Imes. Tu y verras plus clair demain.
Il se détourna, la lanterne se balançant au bout de son bras. D’une main dans le dos de Solac, il guida l’enfant vers leur demeure. Le garçon jeta un dernier regard curieux à Imes avant qu’ils ne disparaissent, emportant la lumière avec eux.
Imes resta immobile un long moment. Ses yeux se réhabituèrent à l’obscurité. Un rapace en chasse poussa son cri grave.
Pan ouvrit un œil. C’était sans doute le tremblement ininterrompu de son maître qui l’avait éveillé. Il cligna des paupières, hébété, puis découvrit les dents avec un grondement rageur. Il chercha en vain un ennemi à repousser.
Le son tira Imes de sa transe. Il se remit en marche, mais pas vers la maison de Kriis.
Ses pieds le portèrent à grandes enjambées jusqu’au hangar.
Le quart du matin battait son plein. Les armuriers étaient tous à leur établi, le hall était désert. Imes passa devant l’arche de la salle d’entretien avec la discrétion d’un fantôme. Percevant la gravité de l’instant, Pan s’était tu.
Imes suivit le couloir de roche jusqu’à la porte de la salle du sas. Il se glissa à l’intérieur.
Ici, le froid se faisait plus mordant. L’air se chargeait d’un soupçon d’ozone. Enchâssée dans l’une des parois, la grande membrane organique palpitait comme un cœur.
Imes s’en approcha. Des centaines de fois, il avait tendu la main sans jamais terminer son geste. Cette fois, il n’hésita pas : il y pressa sa paume.
Le contact lui sembla résonner le long de son bras et jusque dans sa cage thoracique. La peau sous ses doigts était tiède, souple et légèrement humide. Elle émit un nouveau battement. Le cœur d’Imes lui répondit.
Il prit une inspiration saccadée. En lui, l’adoration et l’agonie se mêlaient. À quoi bon recevoir la confirmation qu’il avait attendue si longtemps si c’était pour que ce passage lui reste clos ?
— Je me disais bien que tu viendrais.
Dans son dos, la porte se referma avec un cliquetis.
Oui, bon, j'avais prévenu que j'étais lente et au final je t'inonde de commentaires en un rien de temps... C'est que je suis bien emballée par cette histoire !
Avec ces 2 derniers chapitres, je raccroche définitivement l'aspect fantasy de l'aspect psychologique, et ça fonctionne bien. En plus de ça je vois débouler devant nous plein d'aventures pour Imès, sans que je sache exactement ce que ce sera : un chouette champ des possibles !
Ça fait du bien, qu'Imes se "lâche" un peu. Le fait qu'il soit généralement silencieux, voire carrément taiseux, donne encore plus de force à ses réactions. Passer par son chucret pour comprendre ce qu'il ressent est très fort, aussi : il s'écoute tellement peu qu'il a besoin d'un élément supplémentaire "hors lui".
A ce stade, j'ai assez peu d'empathie pour Heln, Sidon et dans une moindre mesure, Cléodine. Je ne les juge pas trop non plus, pour moi le récit n'est pas du tout manichéen : chacun-e a ses raisons qu'à titre personnel je trouve égoïste, mais voilà, c'est des humain-es.
Je peux pas m'empêcher de faire le lien entre cette volontairement mauvaise assignation d'Imes en tant que fondamentaliste, et le parcours de Kriis : dans les deux cas, il est question d'une réaction binaire des autres qui nous pousse à devoir choisir un genre ou une assignation plutôt qu'une autre à nos propres dépends. Je pense aussi aux personnes intersexes (bon, je suis féministe et très politisée, du coup c'est sans doute moi qui fait des liens avec des sujets d'actu de notre monde réel), et ces médecins et parents qui choisissent pour l'enfant intersexe avec quel sexe/genre iel devra vivre.
A bientôt !
Et oui, j'aime beaucoup Pan pour ce qu'il dit d'Imes que lui-même n'exprimerait pas ♥
Contente de te voir enchaîner, en tout cas, ça fait plaisir !
Son arrangement avec le prêtre pour pousser Imes dans la mauvaise caste est clairement ignoble, et la révélation très bien racontée. J'aime la sincérité avec laquelle tu relates les réactions d'Inès, la façon dont Pan nous dévoile ce qu'il ressent au fond de lui.
La confrontation avec Heln est également un gros point fort de ce chapitre, le personnage est immédiatement détestable.
Plus j'avance et plus j'apprécie ton univers, l'histoire est vraiment prenante.
Et oui, Heln n'est le favori de personne...
Allez pour la situation de fin de chapitre je parie sur Viviabel. Confirmation au chapitre suivant, ou pas ^^
Mais le plus inquiétant dans tout ça, c'est le prêtre, évidemment. La question est : jusqu'où pourra-t-il aller pour cacher sa faute ?
Comme d'habitude, je n'ai pas grand chose à dire : je lis plus en lectrice qu'en relectrice tant je bois tes mots !
Et là, ça sent la lutte de pouvoir et les complots, je m'en réjouis d'avance !
A+
Franchement il manque pas d'air le prêtre de venir le menacer nuitamment. Il ferait mieux de filer droit, s'il ne veut pas finir défroqué et balancé dans le grand vide. Merde à la fin ! (oui je m'énerve haha).
Pour Cléodine, par contre, la pauvre ne s'attendait pas trop à ce que son mari et le sage du village aillent commettre un blasphème à son nez et à sa barbe. Mais tu as bonne mémoire, inconsciemment elle se doutait un peu de quelque chose. ^^
je trouve ta scène très bien écrite, je me demande si tu n'aurais pas pu y mettre un poil plus d'intensité, soit dans les émotions d'Imes (qui sont déjà bien décrites) soit dans sa réaction.
Moi si on m'apprend qu'on s'est foutu de ma gueule sur un sujet aussi important pour ma vie, en premier je tombe de ma chaise, et ensuite, j'ai envie de massacrer les responsables ! Je pense qu'Imes pourrait être encore plus percutant dans ses dialogues avec le prêtre.
De la même manière, il y a certains détails que tu as du me préciser par MP parce que je n'avais pas tout compris : soit je n'ai pas été attentive à ma lecture, soit il y a quelques infos qui mériteraient d'être un poil plus claires, en ce qui concerne le fonctionnement des castes. Je pense qu'il faut que ça soit clair, noir sur blanc, pour qu'on comprenne bien le souci qu'à Imes au tout départ, et qu'on comprenne aussi l'ampleur de la trahison du prêtre là !
Sans ça, super histoire!
Mais oui, il faudra que je reprenne un peu les premiers chapitres pour préciser le souci d'Imes. C'est toujours compliqué de trouver le bon équilibre entre écrire des tartines et ne pas en dire assez, je trouve >_<
Ok.
Est-ce que quelqu'un peu tatanner Helm bien comme il faut s'il vous plait ? Genre avec un grand bâton bien épais ?...
Aaaah dis-moi que c'est Jebellan qui vient de coincer Imes dans la salle *O*
Bon.
Rien de bien constructif...
Vivement le 15 !
On peut le passer par un trou de l'hôte ?
Je suis hyper surprise par Sidon !! Oh le menteur... mais c'est hyper grave ce qu'il a fait et très égoïste, je me demande cependant si il n'y a pas plus à l'histoire... un autre secret, plus profond et surtout encore plus sombre...
Je comprends tout à fait la réaction de Imes, d'ailleurs je la trouve très bien amené. Il me tarde de lire la suite.
Je le savais ! Je le sa-vais ! Pauvre Imes...
Comment peut-on faire une chose pareille ! Au bûcher les traitres ! ( 8) )
Maintenant que les choses sont claires, il est temps de s'occuper d'une opportunité à ne pas manquer... (Je parle bien entendu de Jebellan et d'Imes ♥) Je fais mes pronostics et j'attends la suite avec impatience.
Une question, tu n'aurais peut-être pas l'occasion d'en parler au fil des chapitres, mais que peut-il arriver à un prêtre parjure ? Oui, je suis curieuse.
Quant à ta question, c'est un cas de figure tellement rare que ça se règle un peu au cas par cas en fonction de la communauté où il officie. Chez les plus radicales, ça peut aller jusqu'à la mise à mort... sinon l'exil, ou le simple fait d'être démis de ses fonctions et réduit à l'état de sous-citoyen. Une chose est sûre, plus personne ne lui fera confiance.
En tout cas la scène familiale est très bien rendue, on a vraiment l'ambiance et la tension qui règne entre personnage, chaque nouveau chapitre est un régal mais bien trop court ><