Lorsque Lucy se réveilla, elle sentit la chaleur du foyer et entendit le doux craquement des flammes. Elle perçut des froissements de tissus, elle entrouvrit les yeux, persuadée d’avoir rêvée de son enlèvement. Après tout, Ajaruk n’aurait jamais fait ça.
Pourtant, alors que la robe rougeoyante du feu se dessinait en face d’elle, elle vit Oka couchée aux côtés de l’indien.
Lucy se redressa. Autour d’elle, dans une pénombre argentée, la forêt était à peine discernable. Les étoiles insouciantes la fixait du haut de leur mépris. Elles étaient les mêmes que celles du refuge, mais la jeune fille savait qu’elle en était loin.
Elle jeta des yeux furieux sur Ajaruk.
- Pourquoi ?! Pourquoi as-tu fait ça ?! Je ne voulais pas partir, tu n’avais pas le droit !
L’indien était assis contre Oka, et fabriquait un collet pour la chasse. Ses yeux gris fixes ne frémirent même pas. Pas plus que sa physionomie inébranlable lorsqu’il répondit d’une voix plus rêche que du vieux parchemin.
- Je te l’ai déjà dit, c’est pour te protéger de Klein.
- Et Martha ?! Et Curtis ?! Et tous les autres ?! Tu crois que je voulais les laisser seuls ?! Je n’étais pas plus en danger qu’eux ! Pourquoi spécifiquement moi ?!
C’était la première fois que Lucy s’énervait, du moins la première fois dont elle se souvenait. Elle est en avait assez d’être passive, de se laisser faire.
Elle crut qu’Ajaruk n’allait jamais répondre tant les coins de ses lèvres étaient crispés. Il semblait se livrer une bataille intérieure.
Derrière lui, Oka bougea. Elle leva son museau pour effleurer avec tendresse la haute pommette de son compagnon. Il baissait imperceptiblement la tête, cédant à son injonction silencieuse.
- C’est parce que tu es comme Katharina.
Sa voix avait été prise dune faiblesse à l’évocation de ce nom, un océan de douceur et de tristesse perlait derrière ce ton si sec.
- Co… comment ça ?
Les mains d’Ajaruk s’agitaient nerveusement sur son collet.
- Tu es toi aussi Liée, de manière étrange, à cette terre, et à la Maät. Katharina l’était, et quand Klein s’est rendu compte de ça, il l’a exploitée jusqu’à la mort. J’avais peur qu’il ne décèle en toi ce qui lui donnerait l’occasion de recommencer.
La colère de Lucy s’était envolée. Quelque chose chez son interlocuteur la rendait soudain compatissante. Il se faisait violence pour ne pas le montrer, mais sa douleur latente était immense.
- Que que s’est-il passé il y a un an, avec cette Katharina ?
Elle regretta immédiatement sa curiosité. Le simple fait d’évoquer la soeur de Wolfheim semblait demander un effort considérable à Ajaruk, elle ne voulait pas le faire souffrir davantage.
Pourtant, alors qu’Oka se pressait contre lui pour le réconforter, il répondit, les yeux absorbés par les flammes hypnotiques.
- C’était le printemps de l’année dernière. Un hiver particulièrement rigoureux avait réveillé Oka de son hibernation. Affamée, elle m’avait rejoint dans le village où je m’étais installé. J’ai voulu aller lui chercher du poisson au marché de Saint John’s, mais elle m’a suivi. C’était l’aube et les rues n’allaient pas tarder à grouiller de monde, je me suis donc réfugié avec elle dans une ruelle déserte. Nous sommes restés là plusieurs heures. Je ne connaissais pas cette ville, je m’étais perdu. Et je n’osais pas la laisser seule au milieu des humains. Pourtant il fallait bien que nous nous nourrissions, nous étions affamés. Alors Oka s’est énervée, l’odeur du marché aux poissons l’avait trop excitée, elle s’y est précipitée. Nous avons failli être tués par la foule. C’est alors qu’elle est apparue. Katharina. Fière et insouciante, elle nous a sortis de ce mauvais pas alors qu’elle ne nous connaissait même pas. Encore mieux, elle nous a fait nous engager par son père, qui repartait en expédition après un précédent échec. Il cherchait la Maät, mais ne l’avait pas trouvée l’année précédente malgré ses recherches. Katharina lui a expliqué que je savais où elle se trouvait. Et c’était vrai, mais comme avait-t-elle su ? Je ne le lui avais pas dit. Elle le savait, c’est tout.
Ajaruk prit son inspiration, sa voix avait été hachée, il n’était pas habitué aux discours, plutôt aux monosyllabes. Néanmoins il reprit, pressé, comme s’il voulait à tout prix finir son histoire.
- Katharina savait beaucoup de choses. Tout le monde autour d’elle la traitait comme une enfant, une folle parfois. Elle avait toujours un sourire innocent qui flottait sur ses lèvres, un regard pétillant. Elle aimait bien attacher ses cheveux n’importe comment et porter des vêtements de toutes les couleurs. Elle était toujours dans la lune, à fixer l’horizon, à parler toute seule. Elle semblait vivre dans un autre monde. Un monde de douceurs et de couleurs joyeuses. Un monde merveilleux, loin de la crasse du nôtre. Du moins c’est ce qu’on pensait d’elle. En réalité, elle était bien plus lucide que n’importe qui. Elle voyait tout. Elle avait juste choisi de porter son regard au-delà.
L’indien marqua une nouvelle pause, caressant d’un air distrait la tête d’Oka. Les contours anguleux de son visage semblaient s’être adoucis.
- Elle était belle. Belle et libre comme un souffle d’été. Malicieuse et pétillante comme une cascade d’eau de source. Je n’avais jamais vu un être aussi lumineux. Alors j’ai accepté sa proposition, je les ai guidés vers la Maät. Puis j’ai appris les projets de Klein pour elle, et j’ai été pris d’un terrible dilemme. Katharina me pressait, elle voulait que son père la reconnaisse, qu’il soit fière d’elle. Depuis toujours, ce qu’elle cherchait, c’était son affection et son pardon. Pour quelle faute ? Je ne sais pas. Mais je ne pouvais me résoudre à livrer la Maät à Klein, alors je me suis enfui, leur volant leurs boussoles pour être sûr qu’ils ne retrouveraient pas la Gardienne. Les explorateurs se sont retrouvés perdus dans le grand nord. C’est là qu’ils ont construit le refuge. Et Katharina… Katharina m’a retrouvé au bout de deux mois. Elle s’est aventurée, seule, dans la forêt et s’est approché de moi et Oka sans même que nous nous en rendions compte.
Les mains d’Ajaruk étaient comme agitées de soubresauts, ses yeux fins s’étaient arrondis. Il fixait dans le feu une vision à la fois terrifiante et envoûtante. La vision de cette jeune femme penchée sur lui.
***
- Qu’est-ce que… ?
- Je t’ai trouvé, claironna-t-elle, j’ai gagné.
Il s’était endormi, à moitié nu, sous un sapin, pendant qu’Oka partait chasser. Il ne pensait pas se réveiller sous le regard azuré de Katharina. Il tenta de se rappeler sa détermination à ne pas laisser Klein toucher à la Maät. Il se redressa, essayant du mieux qu’il put de se composer un regard dur.
- Écoute, Katharina, je peux pas vous mener à elle. C’est hors de question, je…
- Je sais.
Elle avait murmuré cette phrase avec une infinie douceur et s’était penchée sur lui.
- J’aurais dû comprendre plus tôt, je n’aurais pas dû te pousser à bout pour satisfaire mon père. J’espère que tu me pardonneras.
Il sentait son souffle sur son visage, sa proximité mélangeait toutes ses pensées.
- Bien sûr, bien sûr que je te pardonne, lâcha-t-il d’une voix rauque.
L’immense sourire de bonheur qui illumina le visage de Katharina le frappa tel un rayon de soleil foudroyant.
- Merci ! s’exclama-t-elle de sa voix chantante. Tout ira bien maintenant, je te le promets. Je me suis enfuie, seul Wolfheim sait ce que je fais. J’aurais aimé le dire à ma mère, mais elle ne pourrait tenir sa langue face à mon père. Je peux faire ce que je veux maintenant. Je suis libre.
Elle exhala un rire ravi, fit tourner ses cheveux de jais autour d’elle. Ajaruk, lui, était bouche-bée.
- Tu t’es enfuie ?
- Oui, pour toi.
- Pour…
Elle ne lui laissa pas le temps de finir et se jeta sur lui pour l’embrasser.
- J’ai dit que je pouvais faire ce que je voulais, maintenant. Ce qu’on voulait.
- Tu…
- Oui !
Et elle l’embrassa encore, passant sa main frêle sur son torse vers son pantalon de fourrure.
Il eut un mouvement de recul. Il avait soudain peur. Peur de se montrer, peur de ne pas être à la hauteur, peur d’être pitoyable face à cet astre étincelant.
Elle perçut tout cela sans qu’un mot ne soit échangé.
- Ça va aller, souffla-t-elle comme si elle voulait rassurer un enfant. Tu sais, moi aussi c’est ma première fois. Mais je m’en fiche, parce que je t’aime.
Ces mots qu’il osait à peine penser, elle les disait d’une voix si naturelle, si évidente. Pour elle, il n’y avait pas de doute, pas de complexe. Juste le présent et ce qu’il pouvait leur offrir.
Face à cette insouciance presque enfantine, la peur d’Ajaruk s’évanouit. Pourquoi s’inquiéter du futur quand il pouvait la serrer dans ses bras ? Les doutes, les barrières s’effacèrent entre eux. Ne restèrent que le plaisir d’être ensemble, les rires et les tremblements de leur première fois.
***
Ajaruk, le regard tremblant, observait les flammes se mouvoir avec élégance. Il déglutit.
- Katharina voulait s’affranchir de son père. Elle n’a pas cherché à me ramener, elle avait compris ma volonté. Cependant, elle ne voulait pas que sa famille soit tuée par l’hiver, aussi leur a-t-elle rendu les boussoles, puis s’est enfuie à nouveau. Pendant quelques semaines, nous avons cru pouvoir vivre ensemble, loin de tout. Mais c’était l’automne, et les températures s’effondraient. Katharina est tombée malade. J’ai su que je ne réussirai pas à la sauver, alors je l’ai ramenée en catastrophe auprès de ses parents. Ils n’étaient pas partis, ils la cherchaient. Wolfheim avait peur pour elle, il refusait de l’abandonner. Ils ont tous été très soulagés de me voir revenir avec elle, mais ils ont vite déchanté en voyant son état. Le médecin de la troupe était pessimiste. Mais, finalement, elle semblait se remettre. Cependant, elle délirait, elle disait qu’elle savait où se trouvait la Maät, qu’elle devait immédiatement la rejoindre. C’était complètement insensé. Pourtant, Klein était ravi, il l’a aidée à se lever et l’a accompagnée dehors malgré l’avis du médecin, profitant d’un jour où Oka était partie chasser. Il m’avait fait enfermer par ses hommes, et comptait bien retrouver la Gardienne grâce à sa fille malade.
Ajaruk inspira si fort que son corps fut prit d’un sursaut. Ses doigts noueux étaient si serrés autour du bâton du collet que ses jointures en devenaient blanches. Son visage était congestionné de sentiments ravageurs. Il accrochait son regard aux flammes comme à une bouée.
- C’est comme ça qu’elle est morte.
Il avait prononcé ce dernier mot avec une voix rauque, comme un raclement de gorge profond et douloureux.
Lucy, muette, ne savait que faire devant tant de souffrance. Elle sentit les larmes lui piquer les yeux. Timide et tremblante, et s’approcha d’Ajaruk pour le serrer dans ses bras, tandis qu’Oka lançait une longue plainte. Une unique larme traça un sillon lent et scintillant sur la joue de l’indien.
Autre chose je trouve que la façon de parler d’Ajaruk est très littéraire. Ça aiderait à cerner le personnage si il avait une manière de parler plus énigmatique...
bravo en tout cas pour ce beau chapitre :)
Ah oui, sans doute, c’est un no point de réflexion, merci !
^^
"il l'a cherchait" -> "ils la cherchaient" non ?
Ajaruk qui reste 3 jours dans la ville parce qu'il s'est perdu, ça m'a paru surréaliste ! 3 heures okay, mais trois JOURS ?
J'ai une théorie bidon : et si la Maat était... Lucy ? elle a perdu la mémoire après tout.
la suite !
Je vais checker
Oui XD En fait je veux le garder trois jours dans la ville pour que Kat' passe devant, mais j'arrive pas à trouver une raison valable T_T une idée ?
JEDISRIEN évidemment.
La semaine prochaine la suite, mais par contre je peux poster celle de ClockGirl.
T'as vu, j'ai mis des noms aux chapitres. Du coup j'aimerais savoir si tu trouves ces noms bien, parce que à la base j'avais pas prévu d'en mettre. En particulier "le colosse d'airain" le chapitre 7, je savais pas quoi mettre T_T
Merci pour ces deux coms ! La suite mercredi prochain (normalement)