Chapitre 8 - Le Bois des Murmures

L'aube était grise et froide. Une brume légère flottait sur Brassemont, donnant à la ville des allures spectrales.

Erian arriva le premier à la porte nord. Les gardes, à moitié endormis, ne lui accordèrent qu'un regard distrait. Les départs matinaux étaient courants -- moins de questions, moins de taxes.

Mira apparut cinq minutes plus tard, équipée pratiquement : cuir renforcé, deux lames visibles (combien de cachées ?), sac qui semblait avoir vu des années de route. Elle hocha la tête en le voyant, appréciant visiblement sa ponctualité.

Kieran arriva dernier, juste quand Erian commençait à douter. L'Élyrien portait des vêtements de voyage adaptés à ses ailes, et un bâton de marche qui semblait plus décoratif qu'utile. Mais Erian remarqua la façon dont il le tenait -- équilibré, prêt. Pas si décoratif que ça.

"On y va," dit simplement Mira.

Ils passèrent la porte sans échanger un mot de plus. Les gardes les regardèrent partir avec l'indifférence de ceux qui avaient vu trop de voyageurs pour s'en soucier.

La route s'étendait devant eux, disparaissant dans la brume matinale. Trois jours jusqu'à Ker'Mordhan. Trois jours avec des inconnus qui n'étaient liés que par la nécessité.

Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ? pensa Erian à nouveau.

Mais cette fois, avec un petit sourire en coin. Pour la première fois depuis longtemps, il n'était plus seul sur la route.

Ils marchèrent en silence pendant les premières heures. Mira ouvrait la marche, Erian au milieu, Kieran fermant la procession. Formation instinctive de voyageurs méfiants.

La route principale était en bon état sur les premiers kilomètres – pavée, entretenue par la ville. Puis elle devint chemin de terre, puis sentier. À midi, ils s'arrêtèrent près d'un ruisseau pour une pause rapide.

« On devrait atteindre l'orée du Bois des Murmures avant la nuit », dit Mira en consultant une carte usée. « On campe là, on traverse demain en plein jour. »

« Sage », approuva Kieran. « La nuit amplifie les effets de l'Odre instable. »

« Tu connais bien le phénomène ? » demanda Erian.

Kieran haussa légèrement les épaules – geste rendu étrange par ses ailes abîmées. « J'ai... étudié les zones d'instabilité. C'est un intérêt académique. »

« Académique », répéta Mira avec ce ton qui suggérait qu'elle n'y croyait pas une seconde. « Et tes ailes, c'est académique aussi ? »

Le visage de Kieran se ferma. « Non. »

Le silence qui suivit fut suffisamment explicite pour que même Mira n'insiste pas.

Ils reprirent la route.

Le soleil déclinait quand ils atteignirent l'orée du Bois des Murmures. Le nom était approprié – même de l'extérieur, on entendait un bruissement constant, comme si mille voix chuchotaient des secrets dans une langue oubliée.

Les arbres étaient... différents. Pas dramatiquement mutés, mais subtilement autres. L'écorce présentait des motifs qui semblaient presque intentionnels. Les feuilles avaient des reflets métalliques quand la lumière les frappait sous certains angles. Et l'odeur – cette odeur métallique qu'Erian associait maintenant à l'Odre concentré.

« On monte le camp ici », décida Mira, désignant une clairière à bonne distance de la lisière. « Pas de feu. Ça attire les choses qu'on préfère éviter. »

Ils s'installèrent efficacement, chacun connaissant sa tâche sans avoir besoin de se concerter. Erian ramassa du bois mort (au cas où ils changeraient d'avis sur le feu), Mira établit un périmètre défensif sommaire, Kieran examina les environs avec une attention particulière aux traces d'animaux.

« Rien de récent », rapporta-t-il. « Mais certaines empreintes... ne correspondent à rien de naturel. »

« Définis 'naturel' dans un monde où l'Odre transforme tout », dit Mira en affûtant méthodiquement une de ses lames.

« Point valide », concéda Kieran.

Le dîner fut silencieux – rations froides, eau du ruisseau que Kieran avait déclarée saine après inspection. Erian remarqua que ses compagnons mangeaient dos à dos, surveillant chacun un secteur. Habitude de solitaires habitués au danger.

« On fait des tours de garde », annonça Mira. « Quatre heures chacun. »

« Je prends le premier », offrit Erian.

« Le deuxième », dit Kieran.

« Parfait, je dors en premier », conclut Mira avec un pragmatisme qui ne surprit personne.

Elle s'enroula dans sa couverture, une main sur le pommeau de sa lame, et sembla s'endormir instantanément. Compétence de mercenaire : dormir n'importe où, n'importe quand.

Kieran s'installa contre un arbre, ses ailes formant une sorte de cocon autour de lui. Il ne dormait pas – Erian voyait ses yeux dorés briller dans la pénombre – mais il se reposait.

Le premier tour de garde passa sans incident. Erian écoutait les murmures du bois, observait les ombres mouvantes, touchait occasionnellement le fragment dans sa poche. Toujours tiède. L'Odre était présent ici, mais pas agressif. Pas encore.

Quand il réveilla Kieran pour le relever, l'Élyrien lui dit doucement : « Tu as une connexion avec l'Odre. Je le sens. »

Ce n'était pas une question.

« Je... oui. Je suppose. »

« Fais attention. Dans le bois, cette connexion peut devenir... problématique. »

« Comment ça ? »

Kieran regarda vers les arbres murmurants. « L'Odre instable cherche des ancres. Quelqu'un de sensible peut devenir un aimant. Ou un paratonnerre. »

Sur ces mots encourageants, il prit son tour de garde, laissant Erian s'endormir avec une nouvelle inquiétude.

L'aube dans le Bois des Murmures n'était pas vraiment une aube. La canopée était si dense que la lumière filtrait à peine, créant une pénombre perpétuelle teintée de vert.

Ils levèrent le camp rapidement, sans un mot inutile. La tension était palpable – même Mira, pourtant blasée, scrutait les environs avec une vigilance accrue.

« On reste groupés », ordonna-t-elle. « Pas plus de trois mètres d'écart. Si quelque chose attaque... »

« On riposte ensemble », compléta Kieran. « Je connais le principe. »

Ils pénétrèrent dans le bois.

Les murmures s'intensifièrent immédiatement. Ce n'était pas vraiment des voix – plutôt comme si le vent lui-même avait appris à parler. Les arbres se resserraient autour du sentier, leurs branches formant une voûte qui semblait vouloir les engloutir.

« Stop », dit soudainement Kieran.

Ils s'immobilisèrent.

L'Élyrien pointait son bâton vers la gauche. Entre les arbres, quelque chose bougeait. Quelque chose de gros.

« Ours muté ? » murmura Mira, la main sur ses lames.

« Non », souffla Kieran. « Pire. »

La créature émergea lentement des sous-bois. Erian retint son souffle.

C'était... ça avait été un cerf. Peut-être. La forme générale y était – quatre pattes, un corps élancé, ce qui ressemblait à des bois. Mais les détails étaient tous faux. La fourrure était remplacée par quelque chose qui ressemblait à de l'écorce cristallisée. Les bois étaient des excroissances de cristal pur qui pulsaient d'une lumière interne. Et les yeux...

Les yeux étaient trop intelligents pour un animal.

La créature les observa longuement. Erian avait l'impression désagréable qu'elle les jugeait, les évaluait. Le fragment dans sa poche était maintenant si chaud qu'il en était douloureux.

« Ne bougez pas », murmura Kieran. « Il teste notre réaction. »

« Il ? » chuchota Mira.

« Cette chose n'est plus vraiment un animal. L'Odre l'a... élevée. Ou corrompue, selon le point de vue. »

La créature fit un pas vers eux. Puis un autre.

Erian sentit sa main dériver vers son épée.

« Non », souffla Kieran. « Pas d'agressivité. »

Mais la créature avait apparemment pris sa décision. Elle chargea.

Tout se passa très vite.

Mira roula sur le côté, ses lames déjà sorties. Kieran bondit en arrière avec une grâce surprenante, son bâton tournoyant. Erian...

Erian se figea une fraction de seconde de trop.

La créature le percuta de plein fouet, l'envoyant voler contre un arbre. La douleur explosa dans son dos, mais l'entraînement de Kael prit le relais. Il roula instinctivement, évitant de justesse les bois cristallins qui s'écrasèrent où sa tête était une seconde plus tôt.

« Par le flanc ! » cria Mira, déjà en mouvement.

Elle dansa autour de la créature, ses lames traçant des lignes rouges sur les parties encore charnues. Mais les zones cristallisées déviaient ses coups, envoyant des étincelles.

Kieran frappa avec son bâton – qui s'avéra cacher une lame au bout. Le métal mordit profondément dans l'épaule de la bête, qui poussa un cri qui n'avait rien d'animal. Trop aigu. Trop... articulé.

Erian se releva, dégaina son épée. Respire. Évalue. Agis. Les leçons de Kael résonnaient dans sa tête.

La créature se tourna vers Kieran, ses bois cristallins commençant à briller plus fort. L'Élyrien pâlit.

« Attention ! Elle canalise... »

Un éclair d'énergie pure jaillit des bois, frappant Kieran de plein fouet. L'Élyrien cria, ses ailes s'ouvrant involontairement dans un spasme de douleur.

« Non ! » Erian agit sans réfléchir. Il chargea, visant les pattes arrière de la créature – zone moins protégée. Sa lame mordit profondément, sectionnant des tendons.

La bête s'effondra sur un genou, son cri de rage résonnant dans tout le bois.

Mira saisit l'opportunité. Elle bondit sur le dos de la créature, enfonçant ses deux lames à la jonction du cou et du corps – là où la cristallisation n'était pas complète.

La créature se débattit, puis s'immobilisa. La lumière dans ses bois s'éteignit lentement.

Ils restèrent tous les trois haletants, couverts de sang et de sueur.

« Kieran ? » Erian s'approcha de l'Élyrien qui était à genoux.

« Ça va », grogna-t-il, mais ses ailes tremblaient de façon incontrôlée. « L'attaque énergétique... elle a résonné avec mes vieilles blessures. »

Mira essuyait ses lames sur l'herbe, professionnelle. « Bien joué, gamin. Le coup aux tendons, c'était malin. »

Erian ne se sentait pas malin. Il se sentait terrifié rétrospectivement. Mais aussi... vivant. Plus vivant qu'il ne s'était senti depuis longtemps.

« On devrait bouger », dit Kieran en se relevant avec difficulté. « Le sang va attirer d'autres choses. »

Ils reprirent leur route, mais quelque chose avait changé. Le combat forcé les avait soudés, un peu. Pas de l'amitié – pas encore – mais du respect mutuel.

Le reste de la traversée fut tendu mais sans autre incident majeur. Ils croisèrent d'autres créatures mutées – des écureuils aux yeux multiples, des oiseaux dont le chant ressemblait à du verre brisé – mais rien d'agressif.

Quand ils émergèrent enfin du Bois des Murmures en fin d'après-midi, tous les trois poussèrent un soupir de soulagement collectif.

« On a survécu », dit Mira avec une pointe de surprise dans la voix.

« Ensemble », ajouta Kieran, comme s'il testait le mot.

Erian regarda ses deux compagnons – non, ses alliés temporaires. Mira avait une coupure sur la joue qu'elle n'avait pas remarquée. Kieran maintenait ses ailes serrées contre son dos, cachant probablement la douleur que l'attaque avait ravivée.

« Merci », dit-il simplement. « Pour le combat. »

Mira haussa les épaules. « Intérêt mutuel. Mourir dans ce bois n'était dans l'intérêt de personne. »

« Néanmoins », dit Kieran avec une inclinaison de tête formelle, « la gratitude est appropriée. »

Ils établirent le camp pour leur dernière nuit avant Ker'Mordhan. Cette fois, le feu fut allumé – ils étaient hors de la zone dangereuse. Assis autour des flammes, ils partagèrent leurs rations en silence, mais un silence moins tendu qu'avant.

« Les ruines, demain », dit finalement Mira. « Chacun y cherche quelque chose de différent. »

« Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas s'entraider », suggéra Erian.

Elle le regarda avec ce qui ressemblait presque à de l'approbation. « Peut-être. On verra ce qu'on trouve. »

Kieran contemplait le feu, ses yeux dorés reflétant les flammes. « Les anciennes archives parlent de gardiens. Des mécanismes de défense laissés par les constructeurs. »

« Des pièges ? » demanda Erian.

« Possiblement. Ou pire. » Il marqua une pause. « Les anciens étaient créatifs dans leur paranoïa. »

« Génial », marmonna Mira. « Comme si les monstres mutés ne suffisaient pas. »

Mais elle souriait presque en le disant et pour la première fois de la journée, Erian sentit une petit détente passer entre eux. Le feu crépitait doucement, et dans le silence confortable qui suivit, chacun se perdit dans ses pensées. Demain, Ker’Mordhan les attendrait. Mais pour ce soir, il y avait juste la chaleur, le bois, et le murmure tranquille du vent dans les arbres.

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