Chapitre 9

Par C05i

Je m'efforce de reprendre des forces pendant le week-end suivant. C'était dur. Mais depuis que j'avais parlé à Bertie, je me sentais déjà beaucoup mieux. C'était comme si on avait desserré le noeud que j'avais dans l'estomac. Mais tout cela avait quand même un côté un peu étrange : il était venu prendre de mes nouvelles, il m'avait vue décoiffée et le visage enflé de larmes, je lui avais raconté mes problèmes alors que je ne le connaissais qu'un tout petit peu et il m'avait comprise et écoutée.

 

  On était Lundi. Je traînais un peu dans la maison puisque je ne pouvais pas danser. Papa préparait des lasagnes dans la cuisine, ce que faisait habituellement ma mère et j'étais dans la salle de bain. J'hésitais à me maquiller, comme je faisais d'habitude, bien que je devais sûrement l'avoir perdue, cette habitude. À moins que ce soit comme le vélo, lorsqu'on a appris on y arrive tout le temps. En touchant le stick de rouge à lèvres, rangé parmi tous les autres dans mon tiroir de la salle de bain, je ressens une telle honte que je retire tout de suite ma main du produit. C'était le bleu que je n'avais même pas encore utilisé. Comment est ce que je pouvais prendre du temps pour moi, pour me faire belle comme si de rien était ? Je me sentais si bête, si égoÏste…

_ Sif !

_ Oui ? Je crie de l'étage.

_ Tu peux rentrer les chèvres, ils doivent arriver d'un moment à l'autre !

_ D’accord.

  Je ferme rapidement le tiroir, traverse la petite salle de bain aux grands carreaux noir, descends et enfile mes sabots pour aller mettre la longe aux licols des chèvres.

_ Aller les filles en avant.

  Une fois qu'elles sont rendues dans le coin du jardin, je ferme les deux fils électriques.

  J'entends le bruit d'un moteur et j'en déduis que c'était eux. Ils étaient pile à l'heure. Je me dirige donc vers le portail pour l'ouvrir.

  La petite polo bleue se gare à côté de la voiture de mon père et il en sort trois grandes personnes au visage familier. Alicia, qui était assise au volant, s'étire avant de venir me voir.

_ Sif ! Ça va mieux ? Me demande-elle le visage soucieux avant de me serrer dans ses bras.

_ Oui ça va.

  Je fais la bise à Guillaume et lorsque Constantin sort de la porte arrière, il court maladroitement vers moi pour me prendre dans ses bras et m'embrasser sur les joues. Il avait dix neuf ans, nous avions donc quatre années de différence. J'étais très proche de lui, plus que d'Alicia qui était âgée de vingt quatre ans.

_ Qu’est ce qu'on était serrés dans c’te voiture ! J'étais coincé entre deux valises pendant tout le trajet ! De Paris jusqu'ici. T'as intérêt à t'en acheter une nouvelle Lici.

_ D’abord c'est l'appart, ensuite la voiture, eh bien bravo hein ! S’exclame t-elle.

  Mon frère, qui faisait des études de photographie et ma soeur, qui voulait devenir banquière, étudiaient tous les deux à Paris. Constantin, qui était dépourvu d'habitation, avait le droit de loger chez Alicia et son fiancé.

  Papa était sorti, et serrait tout le monde dans ses bras, le plus naturellement possible et je vois qu'il était plutôt content de les revoir. Je ne savais pas si j'étais contente, moi. Il invite tout le monde à rentrer dans la maison, d'où sortait déjà une bonne odeur.

  Nous nous étions tous déjà vus deux fois depuis l'accident de maman. Une fois, le lendemain de celui ci et une autre fois trois jours avant le deuxième appel. Des moments où nous avions pu communiquer très peu, étant tous sous le choc.

  Constantin reste à l'arrière avec moi, sans rien dire, les mains dans les poches. Il se retourne et me prend par les épaules pour me retourner également. J'étais maintenant face à face avec lui.

_ Sif, pourquoi tu ne m'as parlé de rien ? On avait bien dit en se quittant l'année dernière qu'on se tiendrait au courant de tout, sans exception. Je n'avais pas envie de partir loin, mais quand tu m'avais promis que tout resterai comme avant, j'étais parti confiant. Pourquoi tu ne m'as pas parlé de maman, et de tout ce qui te tracassait ?

  Il avait l'air inquiet, comme Alicia tout à l'heure.

_ C’est pas aussi simple que tu te l'imagines, mon frère.

_ C’est à dire ? Dit-il en plissant le front.

  Mes yeux se remplissent de larmes.

_ Tout continue comme avant, le monde continue comme avant, malgré ce qui s'est passé et… Tout est de ma faute.

  J'essaye de ne pas fondre en larmes comme vendredi.

_ Ça me semble plutôt logique, enfin, tout le monde ne connaissait pas maman, tu sais qu'un nombre énorme de personnes meurent et naissent tous les jours et tu n'as pas à t'en vouloir, ce n'est pas de ta faute, dit-il en posant une main musclée sur mon épaule gauche.

_ Tout le monde dit ça, tout le monde. Pour pas que je ne culpabilise, mais, je suis rendue à un stade, j'ai quinze ans Constantin, quinze ans et je suis quand même bien placée pour savoir quelle merde j'ai créé dans le monde.

_ Et je peux savoir qui t'as dit ça s'il te plait ?

_ Papa, toi et…

  J'évite de prononcer le prénom de Bertie.

_ Ah, ça c'est un grand nombre de personnes dis donc.

_ Oui mais je parle aussi en général. Quand on est petit, on nous dit, ce n'est pas de ta faute, ce n'est pas de ta faute et on avale tout, comme ça. Sauf que plus grand, on se rend compte qu'on nous a bluffé, parfois. Mais personne ne se rend compte qu'on s'en ai rendu compte, et ils continuent.

_ Tu veux dire que je suis malhonnête ? Demande-il, sûrement un peu vexé.

_ Tu n'étais même pas sur place quand il y a eu l'accident, tu n'étais même pas à la maison ! Comment tu peux savoir ce qui s'est passé ?

_ Tu as du raconter tout à la police, et j'étais là.

  Je baisse la tête.

_ Je me suis inquiété pour toi quand on m'a dit que t'étais tombé dans les pommes. Aller viens par là.

  Il fait un pas en avant et me prend dans ses bras. C'était pas un petit câlin poli comme celui de ma soeur. C'était un câlin rassurant et qui sentait bon la lessive.

_ Tu as peut être quinze ans, mais tu as encore beaucoup à apprendre, moi aussi d'ailleurs. Et, essaye de sourire des fois, t'es bien plus jolie. Bon je veux voir Tomate et Lili, ça fait longtemps que je ne les ai pas vues non plus.

_ Sourire ?

_ Sif, si tu n'étais plus là, est ce que tu aimerais que tout le monde pleure H36 et que tout le monde tire la tronche ?

  Il a pour une fois, encore raison.

_ Elles sont là bas, je dis en pointant un doigt vers le fond du jardin, où les deux bêtes broutaient comme à leur habitude. En nous entendant venir, elles lèvent la tête.

_ Salut mes filles !

  Il saute par dessus la clôture et gratouille chaque animal en dessous du menton. Je reste là à le regarder. Mon frère était mon exemple. Constantin était toujours présent pour moi, il ne m'ignorait pas comme certains frère de mes camarades de classe. Il pouvait être sévère, mais cela faisait parti de son rôle.

 

  On mangeait dehors sur la terrasse en bois. Il n'y avait pas un instant qui était calme pendant tout le repas tellement on avait de choses à se dire. Enfin, moi, j'en avais pas tellement. Mes frères et soeurs discutaient de leurs études, de la ville où ils vivaient, de leurs amis et d'une multitude d'autres choses. Les lasagnes étaient délicieuses et tout le monde avait l'air ravi.

 

  La vaisselle était maintenant en train de se faire laver dans le lave vaisselle et on était dehors.

_ Alors on fait quoi cet aprèm'? Demande mon frère.

_ Comme vous voulez, je dois aller chez un client.

_ On va à la plage ? Propose Alicia.

  Je n'étais pas retournée à la plage depuis… Ça remontait à tellement longtemps que je ne pouvais plus compter.

_ Mouais… Je dis, absolument pas motivée.

_ Aller Sif !

_ Allez y si vous voulez, je dois aller travailler au kiosque en plus, on doit sûrement avoir beaucoup de clients avec cette chaleur.

  Constantin fait deux pas pour me prendre et me balancer sur son épaule droite comme on balance un sac à patates. Je crie de surprise.

_ Je vais devoir te prendre de force alors, jeune fille.

  Je tambourine doucement mes poings sur son dos et bouge tel un poisson qui vient de réaliser qu'il s'est fait pêcher. Mon père arrive à ma rescousse :

_ Vous ne voudriez pas d'abord défaire vos valises, installer confortablement vos affaires et vous reposer un peu ? Le voyage a sûrement dû être fatiguant.

  On débat pendant une bonne dizaine de minutes et tout le monde décide que la proposition du plus âgé était la plus pertinente. Tout le monde sauf Constantin qui voulait absolument m'accompagner. Pendant que les deux autres invités montaient vers la chambre qui leur était attribuée, je sors mon vélo du garage avant de passer à la porte d'entrée, où était appuyé mon longboard en bois. J'avais dix ans lorsque j'étais montée sur une planche pour la première fois et j'avais trouvé ça génial. Depuis, je ne m'étais pas arrêtée et j'avais gardé toutes mes planches, quatre au total, dans ma chambre.

_ Longboard où vélo ? Je demande à mon frère en montrant les deux engins.

  Je savais qu'il allait choisir la première proposition.

_ Longboard.

_ Tu fais attention hein, c'est mon petit protégé, je dis en secouant mon index droit.

_ Je serais le meilleur baby-sitter qu'il n'a jamais eu, je te le promets !

  Je ne peux m'empêcher de sourire. Mon frère et ses blagues … On sort par la petite porte en bois et on tourne à gauche : c'était le chemin qui menait tout droit à la plage.

  On roulait en silence et tout d'un coup je commence à recevoir des gouttes. Je lève les yeux vers le ciel : un gros nuage gris le traversait. Ah les humeurs de la Bretagne … On était maintenant habitués à ces interventions soudaines et à cet instant, j'étais contente que le ciel déverse sa peine. Les gouttes n'étais pas grosses mais pile de la bonne taille pour me rafraichir.

_ Stand de glaces en vue !

  En effet, je vois le petit stand reconnaissable à toutes ses couleurs estivales, qui me mettaient toujours de bonne humeur, l'an dernier. Je vois que les filles avaient dépliés le auvent et environ cinq personnes faisaient la queue, qui n'était pas vraiment une queue car elle partait en vrille. On stope devant notre destination et on pose nos véhicules sous le auvent en bois.

_ Salut Sif ! Salut Constantin, quelle bonne surprise !

  C'était Albane. On rentre tous les deux dans l'espace exiguë et on fait tour à tour un petit signe de la main à la jeune femme qui était occupée à créer une "belle et généreuse" boule de glace pour un client au bob.

_ Vous avez eu beaucoup de clients depuis le début de la journée ? Je demande, une fois tous les clients  servis.

_ Oui notre petite caisse est bientôt remplie. Pour l'instant il n'y a que les vrais qui osent s'approcher mais nos petits touristes vont revenir quand le nuage sera passé par dessus nos têtes.

  Elle me fait un clin d'œil. On appelait "les vrais" ceux qui n'étaient pas des touristes mais des Bretons ou bien des habitués qui venaient chaque année.  En effet, chaque fois qu'il commençait à pleuvoir, tous les touristes disparaissaient de la plage, attirés par leurs voitures comme des fourmis attirées par du sucre. Les autres restaient et savaient que le nuage allait bientôt disparaitre.

  Le soleil se remet à briller une dizaine de minutes plus tard et il sèche les restes de l'averse en deux temps trois mouvements. Les clients affluent de nouveau. Je trouvais ça si absurde.

  Vers seize heures, notre caisse rouge était remplie de billets et de pièces, on décide donc d'accrocher un grand panneau de fer, qui montrait l'inscription "fermé" au auvent même si le stand ne fermait qu'à dix sept heures. On se roule une petite glace, chacun notre parfum préféré. Chocolat pour Constantin, abricot pour Albane et sorbet citron pour moi. En apercevant le bac à glace au café, je pense directement à Bertie. Que faisait-il en ce moment ? Secourait-il d'autres filles en détresse ? Où bien était-il à la plage ? Chez lui ? Chez des amis ? J'arrête de penser à lui et me concentre sur ma glace. Si bonne, si acidulée, si sucrée, si douce…

_ Comment une glace peut elle être aussi délicieuse ?

  Non non non, ce n'était pour une fois pas moi qui avait posé cette question, mais le propriétaire de la glace au chocolat. On éclate de rire avec Albane et mon frère se joint à nous sans savoir de quoi on rit.

_ De quoi on rigole au juste ? Dit-il après un temps de réflexion.

_ Tu as volé ma phrase frérot.

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