Agaël
– Madame, dois-je faire savoir à Sa Majesté que vous êtes au palais ?
– Merci, Terance, ce ne sera pas nécessaire. Est-il lui-même dans le château ?
Non, madame, il est en voyage à Vorlomae.
– Bien, merci.
Sur ce, mon valet me fait une révérence et adresse un sourire à Félix avant de nous ouvrir la porte.
– Salut Terance ! dit cet idiot avec un geste de la main.
Je lève les yeux au ciel et attrape son bras.
– Viens !
– C’est lui le valet qui dort devant ta porte ? me demande-t-il amusé.
– Parle moins fort, et ne…
Je m’aperçois qu’il ne m’écoute plus. Je ne vois plus que sa pomme d’Adam quand je réalise que ses yeux sont captivés par le plafond. Tout en rond, centré sur le grand escalier, où sont peints les plus beaux ornements du palais.
Il siffle en tournant sur lui-même.
– Arrête ! Rie-je, on va t’entendre.
– Ton papa n’est pas à la maison ! Fais -moi visiter ! me supplie-t-il comme un enfant, les mains jointes et le dos courbé pour se pencher à ma hauteur.
J’approche mon visage du sien et le fais espérer pendant une seconde. Ses yeux pétillent.
– Non. Les archives sont par là-bas.
Nous marchons dans les couloirs de pierre infinis, c’est comme à l’académie , mais en plus vide et moins bruyant. Le soleil s’est couché par les grandes fenêtres qui surplombent le passage, et seules les flammes vacillantes des torches entre chacune d’elles nous ouvrent la voie.
– J’ai dit que je ne te poserais pas de question, me demande Félix, mais tu vas aux archives aussi ?
– Pour te faire une confession…
– Ne te donne pas cette peine, m’interrompt-il.
– J’irai dans le bureau de mon père si le temps nous le permet.
Il ne répond pas, il doit mourir d’envie d’en savoir plus, mais je reste muette.
Je marche loin derrière lui tant ses jambes font le double des miennes. Il reste concentré, les poings serrés et les lèvres pincées, à observer chaque titre de salles, tandis que je cours un pas sur deux pour ne pas le perdre dans le labyrinthe.
– J’espère pour ce pauvre Térance que tu es un peu plus aimable avec lui qu’avec moi, me dit-il en tournant sa tête vers moi, sans pour autant ralentir son rythme pressé.
– Non, toi, tu es juste mon chauffeur, c'est pour ça, dis-je essoufflée.
– Hmm, un chauffeur un peu plus drôle que ce pauvre valet, dit-il en tordant sa bouche et en pointant l’arrière du couloir avec son pouce.
– Ne te surestime pas trop.
– Non, mais je suis sérieux ! Desserre-lui un peu sa cravate !
Je cherche quoi répondre en poursuivant ma course quand il s’arrête d’un seul coup, mon front percutant ainsi son dos.
– Regarde où tu vas, princ…
Je ne le laisse pas finir, je ne supporte plus ce surnom :
– Ça va !
– C’est ici, dit-il devant l’une des plus grandes portes que ce château doit contenir.
– Qu’est-ce que tu cherches ?
— Héhé ! Pas de question.
Ça sent le renfermé et le parchemin, un peu comme dans la bibliothèque, mais en plus sec et plus froid. La cire, certainement.
Il fait si sombre que nous avons dû allumer des bougies à anse pour nous déplacer sans foncer dans une étagère. Je me repère au souffle de Félix, que je suis au pas.
Les seules sources de lumières de cette immense pièce sont les fenêtres fines placées tout en haut du mur, au-dessus de tout ce qu’elle contient. Certainement pour dissuader qui que ce soit de s’y aventurer au milieu de la nuit.
Félix soupire, s’agace.
– Dis -moi au moins quelle section tu cherches, le conseille-je, je vais certainement pouvoir t’aider.
– Les affaires juridiques classées, me chuchote-t-il.
– Très bien, on se sépare.
Tout n’est que métal et papier, boîtes sur boîtes et dossiers sur dossiers. Les anciennes lois, les listes de naissances, de décès, les échanges commerciaux ou les correspondances.
Tout est là.
Je regrette de ne pas être venue ici plus tôt quand le temps m’en était donné, je me serais régalée de toutes les affaires secrètes, des lettres confidentielles envoyées à mon père, bien plus qu’à la bibliothèque.
– Félix ! criai-je dans un murmure en tombant sur la section des affaires classées.
Meurtre, trafic, délit ou disparitions, quoiqu'il cherche, ça ne doit pas être réjouissant.
J’attrape un escabot posé là et m’avance dans la section.
– Quel est le nom de ton dossier ? lui demandai-je quand il arrive à mes côtés.
– Tu ne veux pas que je le fasse, tu éviterais de faire grincer ce tabouret.
– Non, tiens ma bougie plutôt, lui dis-je en lui donnant celle-ci, laissant ses deux mains indisposées à protester. Alors ?
Il hésite une seconde, l’éclair mourant de nos chandeliers ne m’accorde pas le privilège de distinguer ses expressions, mais après un soupir il souffle :
– Cherche la lettre M.
Les boîtes sont plus petites que sur les autres étagères, les inscriptions impossibles à déchiffrer. Pourtant, tout en haut, à un bras levé de moi, j’aperçois la fameuse lettre, me narguant sur une boite se distinguant par sa couleur rouge pourpre dans l’obscurité.
Je tends alors ma main, mais ce n’est pas suffisant.
C’est cependant en m’appuyant sur la pointe de mes pieds que je perds l’équilibre dans un instant d’inattention.
Le bruit sourd du métal résonne sur le sol en pierre et la seconde d’après, j’agrippe les mains de Félix qui entoure ma taille. Me serrant si fort que j’ai peine à respirer. Une seule bougie est maintenant allumée, et il me faut quelques secondes avant de retrouver mon pouls et de me détacher de son étreinte.
– Idiot ! Je le fusille du regard pour avoir fait plus de bruit qu’il n’en a jamais fait, et Dieu sait qu’il est bruyant.
– Tu préférais te casser un membre ? !
– J’étais à un demi-mètre du sol ! Et je croyais que tu ne voulais plus me sauver ? dis-je d’un sourire malicieux, pourtant invisible dans le noir.
– Tu sembles très appliqué à m’y obliger, dit-il en se rapprochant, bouillonnant d’agacement devant mon ingratitude.
J’entends soudain un bruissement semblable à des pas.
– Dépêche-toi, il ne faut pas rester là.
– Il me faut cette boite, Agaël.
– Nous reviendrons, dis-je en l’attirant par le coude, un garde s’est probablement réveillé et je t’assure que tu ne veux pas qu’il nous voie dans cette salle.
Nous nous élançons sans pour autant courir et j’arrive à nous guider jusque dans le bureau, où, après avoir fermé la porte, je reprends enfin mon souffle.
– Cet endroit est fascinant, s’émerveille Félix.
– Je l’ai toujours trouvé si froid, dis-je le front contre la poignée.
– Ton père ou son bureau ? rit-il.
– Les deux.
– Qu’est-ce que tu cherches ?
— Héhé ! Pas de questions, l’imites-je.
Il étouffe un gloussement.
– Alors qu’est-ce que je fais ?
– Va te réchauffer vers la cheminée tu veux.
– Excellente idée.
C’est parfait, je l’ai dos à moi et commence à fouiller dans les tiroirs dont les poignées sont couvertes d’or.
Certains sont pourtant verrouillés.
Je cherche une lettre, un pauvre traité, une signature, n’importe quoi prouvenant de mon père prouvant ses véritables intentions, sans pour autant m’exposer au risque d’être emprisonnée, si je le dénonce à la cour juridique et que mes preuves ne sont pas un minimum crédibles.
Pourtant, les minutes passent, et Félix, dont les mains doivent fondre, s’impatiente :
– Qu’est-ce que tu faisais de tes journées ?
– Bibliothèque, jardin. Jardin, bibliothèque, chambre… Pleins de trucs productifs et intéressants.
– Et tu as le droit d’être là, ou genre, on est des criminels ?
– Et bien, être dans le palais, oui. Être dans son bureau, sans un manuscrit d’autorisation signé de sa main, non, pas vraiment.
– Ah ! Tu passes au-dessus des règles, princesse. Sexy, plaisante-t-il.
– Arrête. Tu es insupportable.
– Ce n’est pas que je n’apprécie pas la chaleur de ton petit château, mais je rentrerais bien, tu sais… dormir. ! Tu as bientôt fini ?
– Je crois que je ne trouverai pas ce que je cherche ce soir.
– Tu veux de l’aide ? dit-il en penchant sa tête en arrière sur le dossier du canapé, m’offrant un grand sourire et des joues rosies par le feu.
– Non. Je crois que la mission secrète est finie.
Dans un soupir de soulagement, il se relève et s’étire dans un bâillement.
– En tout cas, je préfère largement le Cardinal à l'ASE. La prochaine fois, je visite ta piole.
C’était déplacé, mais je rigole quand même.
– Tu penses vraiment devoir revenir ? Je lui demande sur la route du retour.
– Je pense bien, oui. Je n’ai pas eu accès à mes réponses.
– Tu ne veux rien me dire ?
– Et toi ?
Nous gardons le silence un moment. Quand on est loin de l’Académie, de nos obligations, de la compétition et de cette tension permanente qui nous monte l’un contre l’autre, je m’aperçois que nous aurions pu être un peu plus que des rivales. Bien qu’il soit agaçant, méprisant et associable, une partie de moi a envie de tout lui révéler, de lui partager une partie de ma vie. Mais si je faisais ça, avec qui que ce soit, je suspendrais une épée de Damoclès au-dessus de mon crâne, là où la couronne pèse déjà si lourd.