Chapitre 9 : Le désert

D’abord, Keira crut que c’était un mirage. Mais l’ombre enfla, se précisa, avant de se détacher clairement dans le halo éclatant du soleil. Sa grâce aérienne le mena vers un nuage lointain, puis d’un coup d’aile, il vira vers le navire.

— Un oiseau ! s’exclama la guerrière.

Les Sylviens se rassemblèrent à tribord pour contempler de leurs regards émerveillés la danse du goéland. Bientôt, la terre fut en vue. L’éprouvant détroit était désormais derrière eux.

Le port d’Alsoulour étalait sa foule bigarrée, son imbroglio de langues et ses effluves de poissons sur la côte nord-ouest de Heddish. Keira fixa le décor, aussi contemplative que craintive. Ils allaient devoir s’y baigner pour rejoindre leurs guides, les Galates.

Après avoir scruté les quais depuis sa haute stature, Andraz déclara qu’ils devaient se séparer pour chercher leurs cousins du sud. Keira, Idris et Gala furent assignées au village de pêcheur duquel le port de commerce avait émergé.

La jeune guerrière agrippa, la gorge serrée, regarda ses compagnons se faire engloutir un à un par la foule. Elle attrapa la main de Gala tandis qu’Idris menait le petit groupe. La fière Adanate paraissait calme, pourtant les muscles de sa mâchoire se convulsaient sous sa peau tannée. Ses iris acérés sautaient d’un visage à l’autre dans un ballet brusque.

Keira serrait elle-aussi les dents. Tous les regards de la foule semblaient l’assaillir d’une animosité palpable. Pourtant, quand elle portait les yeux sur tel ou tel passant, ils ne lui prêtaient pas la moindre attention. Ces humains, tous ces humains. Ils pourraient les broyer rien que par leur nombre.

Les trois femmes firent plusieurs fois le tour du village dans un silence lourd ourlé du brouhaha ambiant. Rien. Les Galates devaient pourtant se démarquer par leurs habits : ils ne vêtaient que de larges robes brodées de mille détails, là ou la population locale s’habillait assez simplement. Mais rien, pas l’ombre d’une étoffe travaillée.

Le zénith approchait, les rayons du soleil pesaient de plus en plus lourds sur leurs épaules rougies. Elles s’abritèrent sous le bord d’un toit de chanvre, essuyant nerveusement la sueur qui perlait sur leur front plissé.

Soudain, Keira sentit qu’on lui agrippait les cheveux pour la tirer en arrière. Elle cria et fit volte-face, en garde, imitée par Idris et Gala. Elle loucha alors sur deux énormes naseaux aplatis qui lui soufflèrent au visage.

— Izirno ! Oumar ounouha lema yizouk !

L’animal redressa le cou, laissant apparaître la tête voilée de sa maîtresse. Seuls les yeux étaient visibles, leur bleu ciel s’agrandit en avisant les trois Sylviennes.

— Ça alors ! Mais vous êtes des Shēl’i ! reprit l’inconnue en shelka.

— Et vous… des Galates… ? bégaya Keira.

— Exactement !

Elle dégagea le tissu qui masquait le bas de son visage pour dévoiler un immense sourire.

— Je suis Camma du Cabéru, Rashal’i de convoi, membre de la tribu des Tirī du clan des Tectozagh.

Son accent liait les mots en une rivière chantante, évoquant à Keira le roucoulement d’une colombe. Les trois Sylviennes se présentèrent sans cacher leur soulagement.

— On croyait qu’on ne vous trouverait pas…

— Eh bien, nous sommes là ! répondit joyeusement la jeune femme.

Elle se tourna vers un recoin d’ombre.

— Jildaza, debout ! Les Shēl’i sont arrivés !

Ce que Keira avait d’abord prit pour un tas de tissu s’ébroua. Les étoffes s’assemblèrent pour former un tout cohérent, une silhouette qui délia souplement son échine.

— C’est pas trop tôt, ça fait deux semaines qu’on vous attend ! grinça-t-elle.

Jildaza s’avança vers les trois femmes, les jaugeant depuis l’ombre des replis de son voile.

— On a essuyé une tempête, fit Keira, on ne fait pas exprès d’être en retard.

— Mmmmh.

— Ne vous en faites, ce n’était pas si long ! tempéra Camma. Elle a toujours tendance à exagérer.

— C’est pas toi qui vas devoir rattraper la migration des gnous, répliqua sa compagne.

Ses yeux en amande brillèrent d’une étincelle taquine.

— Allez, les planquées, je suppose que vous êtes pas toutes seules. Allons retrouver vos potes.

— On doit se retrouver à l’endroit où notre bateau s’est amarré, justement, avança Gala.

— Parfait alors ! lança Camma. Ah, et je m’excuse pour Zel, elle est très curieuse.

Elle flatta l’encolure de son étrange monture, à mi-chemin entre une brebis géante et un cheval.

— Qu’est-ce que c’est, comme animal ? s’enquit Idris.

— Un dromadaire, vous ne connaissiez pas ?

— Non… jamais vu. On l’a étudié mais ce n’est pas la même chose que de le voir en vrai.

Camma parvint à étirer encore son sourire resplendissant.

— J’espère qu’elle ne vous a pas fait trop mauvaise impression, alors !

— J’ai juste été un peu surprise, confia Keira.

— Haha oui, encore désolée !

Elles se mirent en route, et l’oppression de la présence humaine semblait se faire lointaine. Camma et Jildaza soulevaient à chacun de leurs pas les paysages et les scènes mystiques qui paraissaient gracieusement sur leur amples vêtements. Elles semblaient si sereines dans cet environnement étriqué. Keira s’autorisa un demi-sourire.

Mais alors qu’elles approchaient du lieu de rendez-vous, un mouvement de foule les percuta. Autour d’eux, la population s’était brusquement agitée. L’espace exigu fut vite noyée par des exclamations et des corps qui se pressaient en direction des quais.

La jeune femme fut repoussée loin du groupe, elle n’eut pas le temps de réfléchir et attrapa le bras de Jildaza. Elle ne palpa que du tissu mais s’y agrippa fermement. Il y avait beaucoup de bruit, beaucoup de cris, elle avait l’impression de ne plus pouvoir respirer. Elle sentit alors la toile se tendre entre ses doigts et se laissa tirer en avant. Elle émergea de la panique derrière une échoppe transformée en rempart. Un peu sonnée, elle retrouva avec soulagement les visages de ses deux camarades et de leurs guides. Zel se dressait courageusement entre elles et la foule en furie, les oreilles plaquées en arrière.

— Pfiou, c’était moins une, commenta Camma. Attendons ici que ça se calme. Les échauffourées ne sont pas rares, mais elles sont brèves.

— Echauffourée ? Qu’est-ce qu’il se passe, exactement ? demanda Idris, encore essoufflée.

— Difficile à dire, ça peut être n’importe quoi. Sans doute une exécution qui a mal tourné. C’est courant ces temps-ci.

— Une exécution ?

— La Trinité a saisi le port, il y a quelques mois, car des bateaux rebelles qui faisaient escale. Depuis, elle essaie de nettoyer les lieux, mais ça ne plait pas à la population. La tension monte.

— Raison de plus pour se tirer d’ici et rejoindre notre territoire au plus vite, ajouta Jildaza.

La Galate avait perdu sa coiffe dans la cohue, révélant un visage brun et des cheveux ébouriffés. Elle planta ses yeux fins dans ceux de Keira.

— Bon, tu me lâches maintenant ?

La jeune Sylvienne réalisa alors que ses doigts étaient toujours agrippés à sa sauveuse.

— Pa… pardon…

Elle lâcha prise, les phalanges douloureuses. Jildaza secoua sa manche, révélant l’absence de bras au milieu du tissu.

— Tu… bégaya Keira.

— Je suis manchotte, oui.

— Je… je suis désolée.

— Pourquoi donc ? T’y es pour quelque chose ? T’inquiète pas, ça m’empêche pas d’être la meilleure des Kaol’i ! Enfin, Hekaours comme vous dites.

— Elle est même la Kaoral’i de notre convoi, ajouta fièrement Camma. On le dirige ensemble. Oh !

Elle passa la tête par dessus d’échoppe.

— Ça s’est calmé, on dirait. Allons rejoindre vos amis, j’espère qu’ils ont échappé à la cohue.

Le petit groupe se glissa dans la foule encore nerveuse, Camma et Zel ouvrant la marche. Ils atteignent le ponton où ils s’étaient séparés, mais aucun de leur camarades n’étaient encore visibles. Peut-être s’échinaient-ils à chercher, Keira ferma les yeux pour les prévenir via le Silh. Le premier Lien qui lui apparut fut celui d’Oèn, faisant vaciller sa perception du monde invisible. Elle se rebattit, honteuse, sur celui d’Ealys. Sa sœur aurait probablement bien plus de chance de recevoir son message, se convint-elle.

— Le groupe d’Andraz ! s’exclama alors Gala.

En effet, la tête du meneur dépassait de la foule. Il pressa le pas en avisant les Galates, accompagné par Ealys et Calybrid.

Kalimé ! lança-t-il en arrivant à leur hauteur. Je suis Andraz de l’Élan, Herâ de la tribu des Rauraques, du clan des Larixs.

— Oh, c’est vous qui êtes venu, il y a vingt ans ! fit Camma, dont le visage s’était encore illuminé.

— C’est exact, avec ma femme, Mádha.

— Padparazil m’a beaucoup parlé de votre périple, je suis ravie de vous rencontrer !

Andraz se fendit d’un sourire chaleureux.

— Vous le connaissez ?

— Oui, il menait le convoi quand j’étais enfant. C’est le mentor de la grincheuse, là.

Elle se tourna vers Jildaza qui fit mine de l’ignorer.

— Vous avez eu de la chance de survivre si c’est lui qui vous a guidé, siffla-t-elle à l’intention du Rauraque.

Le Sylvien s’esclaffa, son rire était si grave que Keira sentit la vibration se propager dans ses doigts.

— Où est-il, en ce moment ?

— À l’est, on doit se croiser au sud des montagnes d’Ybana dans quelques mois, annonça Camma. D’ailleurs, quel est votre trajet ? La moïa des Adanates nous a simplement dit qu’une troupe de guerriers arriverait sous peu. Nous ignorons tout de ce qui vous amène ici.

Andraz quitta son sourire.

— Nous voulons aller à Téta pour détruire le Pilier.

Camma se figea, son expression devint soudain glaciale. Elle baissa la tête, son voile jeta une ombre dense sur son visage.

— Ceci… représente une claire provocation envers tous les royaumes humains, énonça-t-elle lentement. Notre peuple a réussi à vivre en paix avec eux, jusque là. Ne pouvez-vous pas en faire de même ?

La longue face d’Andraz ne lui céda pas un frémissement. Il semblait encore plus grand, d’un coup.

— Je suis désolé, mais nous n’avons pas le choix. La situation n’est pas aussi calme à Caèrne.

— Écoutez… je ne suis pas sûre de vouloir participer au déclenchement d’une guerre.

Keira observait la scène, atterrée. Non, ils ne pouvaient pas refuser. Sans les Galates, ils seraient incapables de mener à bien leur mission. Ils laisseraient les rebelles s’emparer des secrets du Pilier.

Ils laisseraient leur peuple se faire détruire.

Son cœur s’emballa, elle fit un pas en avant.

— La guerre est déjà déclenchée ! s’exclama-t-elle. Ma tribu a été attaquée et chassée de ses terres !

Les regards qui convergèrent vers elle la firent vaciller.

— J’ai… j’ai perdu des amis… ma sœur… à cause de ces humains… S’il vous plaît ! Aidez-nous… nous ne pouvons pas rester sans rien faire…

Elle essuya quelques larmes qui perlaient, sous les yeux désolés de Camma.

— Moi, je vous guiderai.

Tous se tournèrent vers Jildaza.

— Je suis déjà allée au Pilier. Quelque chose de maléfique s’en dégage, je l’ai clairement ressenti. Mieux vaut ne pas le laisser aux mains des Maudits.

— Jil’… souffla Camma.

La Rashal’i soupira.

— Si tu leur fais confiance, alors je te suis.

Elle redressa la tête.

— Bien, nous vous guiderons.

Keira se sentit tellement soulagée que ses jambes manquèrent de céder.

C’est ce moment que choisit le dernier groupe de recherche, composé d’Oèn, Rhun, Haul et Cadfael, pour revenir. Ils n’eurent droit qu’à une brève explication avant d’être mener en périphérie de la ville.

Là, sous l’écrasant astre du sud, une plaine dorée s’étendait. Recouverte d’herbe craquelée, semée d’arbustes rachitiques, elle s’ouvrait à l’horizon sur une étendue uniformément sablonneuse.

— C’est le désert, indiqua Camma. C’est là que l’on va.

Keira écarquilla les yeux devant ce paysage infini qui semblait vouloir l’aspirer. Elle le trouva aussi beau que terrifiant.

 

*

 

Longinus donna un grand coup de pied dans la porte savamment sculptée qu’il envoya heurter le mur.

— Hééé, voilà un peu d’ambiance dans votre réunion de dépressifs ! lança-t-il, son grand sourire dépassant des bords de son voile.

Caius ouvrit la bouche, outré, mais renonça à raisonner son camarades. Il se tourna vers Valerio, inquiet de sa réaction, à tort.

La lumière orangée que projetaient les vitraux derrière le bureau de l’Artrê allongeait son ombre jusqu’au pas de la porte où Longinus paradait. Le verre teinté portait l’emblème de Naotmöt, un étalon se cabrant devant un soleil au zénith. Son or resplendissait dans toute l’immense salle dépossédée de son trône. Les prêtres noirs avaient accrochés par-dessus l’étalon le drapeau de la Trinité, mais Valerio l’avait fait enlevé, prétextant qu’il voulait travailler à la lumière naturelle.

— Nous allons enfin pouvoir commencer la réunion, si le vice-commandant veut bien prendre place, déclara-t-il posément.

— Tout ce que vous voulez, répondit l’intéressé avant de se laisser tomber sur une chaise et de croiser ses jambes sur la table sous le regard réprobateur des officiers qui y siégeaient.

Valerio se dressa alors devant ses hommes.

— L’attaque que nous avons subi nous a beaucoup retardée. Nous ne pouvons nous permettre de tergiverser d’avantage. Il est temps de reprendre notre route et de conquérir l’Empire d’Hek-Rê. Nous allons…

— À ce propos, coupa Longinus, qu’ont donné les interrogatoires ? Aux dernières nouvelles, le bourreau avait bien du mal à tirer quelque chose de nos deux rebelles.

— Si vous lisiez vos rapports, vous le sauriez, siffla Caius.

— En croisant les différents aveux que nous avons recueillis, nous avons pu établir quelques éléments fiables, reprit Valerio d’un ton impassible. Nous avons obtenu toutes les informations que nous voulions des deux hommes. N’avez vous pas vu les crucifiés sur la place du palais ?

— Ah, c’était eux ! Ils étaient tellement défigurés que je ne les ai pas reconnus ! Leur réseau, du coup ?

— Il est en cours de démantèlement.

— On ne devrait pas rester ici jusqu’à ce que ce soit fini ?

— Non. Je fais confiance à mes hommes pour accomplir la tâche que je leur ai confiée. D’ailleurs, ils seront bien dirigés puisque l’artrion Lucius reste sur place.

L’intéressé hocha la tête, mais garda le menton haut. Sa satisfaction était presque palpable.

— Mouais, commenta Longinus en lorgnant son collègue.

— L’affaire est réglé, trancha l’Artrê. J’aimerais maintenant vous faire part de mon plan pour la conquête d’Hek-Rê.

Ses doigts tressautaient dangereusement sur la table, Valerio se leva pour marcher à grands pas dans la salle dans une tentative vaine de calmer son agitation.

— Comme vous le savez, le pays traverse une famine causée par la sècheresse actuelle. Pour autant, l’impératrice est décidée à ne rien lâcher. Même fragilisées, nous ne pouvons pas nous emparer de ces terres, du moins pas sans ruse.

Sa cape glissait derrière lui avec un chuintement digne d’un cobra s’apprêtant à mordre.

— C’est pourquoi j’ai décidé que nous allions nous servir de la population affamée.

Le silence était parfait dans la salle embrasée par les vitraux. Même Longinus ne semblait pas vouloir l’interrompre. Il pouvait sentir son autorité sur ses hommes aussi sûrement que son cœur qui menaçait d’éclater dans sa poitrine.

— L’impératrice a fait rapatrier à la capitale un grand nombre de ressources, privant certaines régions du peu de nourriture qu’elles possédaient. C’est exactement ce que nous allons proposer aux locaux à notre arrivée : de la nourriture. En échange de quoi ils fermeront les yeux sur notre avancées vers Hekkora.

— Vous êtes bien naïfs de penser que ce sera si simple, avança Longinus en retirant ses jambes de la table pour se redresser. Les gens là-bas vénèrent leur reine comme un dieu, ils ne la trahiront pas si facilement. Et puis, ses espions la tiendront au courant de notre avancée, elle n’a pas besoin des pèquenauds pour ça.

— Effectivement. C’est pour cette raison qu’elle préfèrera rassembler son armée à la capitale pour pouvoir nous abattre là où elle maîtrise le mieux le terrain et où le ravitaillement ne sera pas un problème. Mais les forces que nous lui présenterons seront au-delà de ce qu’elle pourrait imaginer.

— Les renforts de Triliance ne sont pas si garnis…

— La population ne pourra pas refuser la nourriture que nous leur offriront, persuadée qu’accepter nos termes ne sera pas destructeur pour leur pays. Ils ne réaliseront qu’après qu’ils se sont trompés.

Valerio enfouit sa main sous sa toge pour en sortir une fleur dont le blanc crème s’épanouit douloureusement dans la paume de sa main.

— Savez-vous ce que c’est ?

— Non, je suis pas botaniste, aussi surprenant que cela puisse paraître.

— C’est une fleur-fantôme, fit Caius d’une voix mal assurée.

— Exactement.

Longinus se figea brièvement.

— Attendez, on parle de la même chose, là ?

— Nous allons introduire l’essence de cette fleur dans la nourriture que nous distribuerons. Ainsi, la population deviendra immédiatement dépendante de nous. Ils sauront que s’ils veulent arrêter de se nourrir de cette plante, ils risquent la mort. Les hommes, les femmes, les enfants, n’auront d’autre choix que de rejoindre notre armée. Peut-être la foi de certains sera-t-elle plus forte, mais il est raisonnable de penser que la majorité nous suivra. Une fois à la capitale, nous empoisonnerons l’eau avec cette fleur pour forcer la cité à se rendre. Si ça ne marche pas, nous y mettrons le feu. La sècheresse devrait nous faciliter les choses, à ce niveau-là. Bien sûr, il va falloir que nous établissions ensemble les détails, notamment le trajet de nos légions, le ravitaillement qui sera nécessaire etc… Mais d’abord, qu’en pensez-vous, messieurs ?

Un long silence englua la scène. Longinus fut le premier à oser parler.

— Vous savez, je commence à croire que vous êtes pire que votre femme. Rendre toute un pays accro à une plante mortelle… Je me pensais timbré, mais je ne vous arrive pas à la cheville.

Valerio se rassit, bien content de pouvoir cacher son visage derrière son masque de tissu.

— Vous vous trompez, vice-commandant. Il ne s’agit pas de folie mais de stratégie. Nous voulons ces terres, non ?

— Certes…

— Bien, puisque vous ne semblez pas avoir d’objections, ce plan est adopté. Parlons maintenant du ravitaillement…

Valerio entendait sa voix, mais elle lui semblait étrangère. Elle était autoritaire, déterminée, froide. Il aurait dû être content, il s’était beaucoup entrainé pour obtenir ce résultat. Pour réussir à dissocier ses paroles de ses pensées. Il jouait désormais si bien son rôle qu’il se terrifiait lui-même.

  

*

 

L’Alkatris projetait sur la barque son ombre immense. Lohan effleura la coque humide d’un geste plein de regrets, avant que la frêle embarcation ne s’éloigne du navire.

Quelques minutes plus tard, ils posèrent pied sur une berge au sable ocre. Ils auraient dû continuer leur périple par la mer, mais les patrouilles maritime de la Trinité s’étaient faites trop denses pour qu’ils espèrent passer entre leurs filets.

Lohan balaya le paysage aride du regard. La couleur pourpre de la côte laissait peu à peu place à des nuances dorées qui se perdaient dans une plaine infinie et infernale. Le désert les attendait.

— Cap’taaaaaaaiiiine !

L’exécuteur se tourna vers Khalil et son visage larmoyant.

— Eh bien, quelle émotion, remarqua-t-il.

Il eut le souffle coupé par l’étreinte du jeune garçon qui manqua de lui broyer les côtes.

— Ça… ça me rappelle trop y a cinq ans, quand vous et la cheffe êtes partis… Je… je pensais que je pourrai vous revoir tous les deux… maintenant j’ai peur…

Lohan sentit une grand lassitude l’envahir. Il tapota la tête de son ancien matelot.

— Ne t’inquiète pas, je ne mourrai pas. Je te le pro…

— Nan ! Faites pas de promesses, ça porte malheur !

— D’accord. Dans ce cas, matelot, veuillez cesser de m’étouffer.

Khalil renifla et le relâcha.

— Nous nous retrouverons dans quatre mois, à Hekkora, comme prévu, annonça Lohan d’une voix qui se voulait rassurante. D’ici là, tâche de ne pas couler mon bateau.

— À vos ordres cap’taine ! cria le jeune garçon en se redressant tant bien que mal.

— Au revoir, Khalil ! lança Fiona. J’ai hâte qu’on se revoit.

Le marin rougit.

— M… moi aussi.

Le groupe salua une dernière fois les matelots avant que la barque ne rejoigne le sein de l’Alkatris. Lohan contempla quelques instants la silhouette ciselée du bâtiment, puis il se tourna vers Zehara.

— J’espère que vos renseignements sont exactes.

Elle plissa les yeux, sans répondre. Elle se contenta de lever le doigt vers l’horizon.

— À combien de jours de marche est l’oasis ?

Sept, signa-t-elle. Pourquoi décidait-elle soudainement de respecter ses vœux de silence ? Il se passa une main fatiguée sur le visage et ordonna à la petit troupe de se mettre en branle.

La chaleur ardente du désert les cueillit sitôt que les embruns de la mer les quittèrent. Lohan jeta une œillade inquiète à Zehara et à sa silhouette rebondie. Elle marchait pesamment, lentement, soutenue d’un bras par son garde du corps. Un tel voyage si près du terme, ça tenait de la folie. Il n’en mènerait pas large si l’enfant décidait de pointer son nez au milieu du désert.

— Il… fait chaud… souffla bruyamment Fiona.

— Je t’avais prévenu.

— Oui mais… à ce point-là, quand même…

— C’est pour ça que je voulais passer par la mer.

Elle fit une pause pour s’essuyer le front. Sa peau pâle avait déjà viré au rouge.

— Prends un turban avant de cuire sur place, indiqua-t-il.

À quelques pas derrière elle, le vieux maître transcripteur peinait lui-aussi à avancer. À ce rythme, ils leur faudraient bien plus de sept jours pour parvenir à l’oasis.

— Je sais ! s’exclama soudain son ancienne élève. Je vais nous donner un peu de vent, ça nous rafraichira !

— Bonne idée.

Fiona secoua son turban noué n’importe comment avant d’écarter les bras, les yeux fermés. Aussitôt, un air frais vint soulever les cheveux de Lohan.

— Allez, ne trainons pas ou nous n’arriverons jamais.

La Porteuse hocha la tête et prit le maître transcripteur par la main. Le vieillard lui servit un sourire reconnaissant et accéléra le pas.

Le vent fit claquer les voiles de Zehara, un peu plus loin. La blancheur éclatante de sa tenue rehaussait les ondulation de l’horizon autour d’elle. Elle aussi semblait pressée d’arriver à destination.

 

Ils parvinrent à l’oasis au matin du huitième jour. Comme Zehara l’avait prédit, les hommes du désert étaient là. Lohan n’avait jamais eu à faire à ce célèbre peuple de nomades, de nombreuses légendes couraient à leur sujet. Certaines s’avérèrent vraies, en tout cas en ce qui concernait le raffinement de leur artisanat, ainsi que leur hospitalité. Les Galates les accueillirent chaleureusement et leur proposèrent immédiatement de quoi se sustenter. Harassés après cette épreuve, ils mangèrent à peine et sombrèrent dans un profond sommeil.

À l’exception de Zehara. Elle parla longtemps avec le chef de convoi. Sa voix âpre tissa des rêves étranges dans l’esprit de Lohan.

 

— Messire Lohan !

Il se redressa brusquement, tout ébouriffé. Zehara se tenait au-dessus de lui, visiblement agacée.

— Il est temps de vous réveiller, le crépuscule arrive bientôt, les Gahal’i sont sur le départ.

— Hmrgrgmmgrmm.

Il reprit contenance tant bien que mal.

— Vous avez tout réglé, avec le chef de convoi ? s’enquit-il.

Elle le fixa un instant, il crut qu’elle n’allait pas répondre.

— Oui, il a accepté de nous mener à mon village natal où le prince se cache.

— Eh bien, vous êtes très persuasive.

— C’est sur sa route, apparemment.

— Ah, tant mieux. Et dans combien de temps y seront nous ?

— Environ un mois.

Lohan baissa les yeux sur le ventre de la jeune femme.

— Ça ira… ?

Elle recula vivement, ses prunelles noisette le toisèrent un instant.

— Faites-moi confiance, un peu, lâcha-t-elle, après quoi elle se détourna et rejoignit son garde du corps.

Lohan soupira et alla réveiller Fiona. Des plaques écarlates étaient sur semées sur sa peau craquelée. Elle ne se plaignait pas, mais grimaçait à chaque mouvement. Constatant cela, une Galate proche lui tendit un manteau complet et un voile.

— Mais je vais mourir de chaud, avec ça, objecta-t-elle, gênée.

— Mets-le, fit son mentor, sinon tu n’auras plus de peau d’ici deux semaines.

Après une œillade inquiète sur son épiderme martyrisée, la Porteuse opta pour le voile et s’empressa de s’habiller tandis qu’autour d’eux les préparatifs allaient bon train. Les tentes et tout leur contenu furent empaquetées et chargées sur des dizaines de dromadaires tandis qu’une vingtaine de chevaux étaient arnachés. Lohan compta en tout une cinquantaine d’hommes du désert.

— Maître, comment dit-on « merci » dans leur langue ? demanda Fiona une fois prête.

— Très bonne question.

Aliê, lança une voix grave.

Les deux rebelles se tournèrent vers la haute silhouette savamment vêtue d’un Galate. L’homme de la quarantaine arborait une barbe décorée de perles et une chevelure dont le volume impressionnant soulevait sa coiffe de tissu.

— Je parle helmët, un peu, déclara le géant.

— Ah, et bien, merci ! répondit gaiement Fiona avant de se précipiter vers la femme qui lui avait offert les vêtements.

Aliê… murmura Lohan pour lui-même.

Ce mot sonnait étrangement familier. Il fut plus encore plus lorsque l’exécuteur vit le chevelu poser deux doigts sur son front en un geste de salutation traditionnel.

— Je suis Padparazil du Lion, Kaoral’i de ce convoi, membre de la tribu des Tirī, du clan des Tectozagh. Je ferai de mon mieux pour que vous parvenez à votre destination temps.

— Je… je suis Lohan l’Ombre, de la Faction Étoilée. Mais dites-moi…

— Oui ?

— Vous… vous êtes Sylvien ?

Une lueur brilla dans les yeux dorés du Galate.

— Pas tout à fait, non. Mais mon peuple est proche des hommes de la forêt.

Il se pencha légèrement vers le rebelle.

— Comment connaissez-vous nos cousins du nord ? fit-il d’une voix inquisitrice.

Les ombres bouillonnèrent sous la cape de Lohan, il serra les dents.

— La rébellion est au courant, cela fait près trois cent ans. Rien d’étonnant à cela.

— Mmmmh.

Padparazil le gratta la barbe, pensif.

— J’espère que vous seront indulgents avec nos frères, finit-il par lâcher. Je vous conseille. Pour votre sécurité.

Lohan hocha la tête, tendu. Le Galate le salua et repartit organiser le départ. L’exécuteur le fixa longuement, une aiguille invisible enfoncée dans les côtes.

S’il savait.

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Alice_Lath
Posté le 18/06/2021
Alors alors, j'avoue que j'aime beaucoup quand les fils se nouent comme c'est en train de se faire haha Lohan et Keira se croisent d'une certaine manière et avec ça, c'est toute l'intrigue qui se resserre d'un coup sec, c'est vraiment cool !
En revanche, j'ai trouvé la première et seconde parties du chapitre assez confuses :') j'ai pas saisi les actions, les enjeux, bref ce qu'il se passait. A nouveau aussi, la familiarité des deux Galate que Keira rencontre, enfin surtout une d'entre elle, m'a semblé un peu enfantin, ça m'a dérangé
De manière générale, je m'inquiète de voir les personnages se multiplier haha, non pas ceux que je connaissais d'avant, mais les nouveaux. Il y a plein de pays, de mots, de noms à retenir et je sens que je suis peu à peu de plus en plus perdue, je n'arrive pas à avoir une vision claire de l'ensemble qui me permette de me projeter dans le futur, voir ce que je peux essayer de deviner de la suite comme j'aime le faire
AudreyLys
Posté le 20/06/2021
Et ce n'est pas près de s'arrêter ^^
J'avoue que je comprends pas trop ces remarques sur les dialogues, parce que j'ai pas changé la manière de les écrire depuis le tome 1
Oui tous les perso, c'est ce que je craignais de cette partie... il faut que j'y réfléchisse
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