Chapitre 9 - Le fruit pourri

La fièvre du prince avait disparu. Ses traits restaient tirés par la douleur, mais l’infection s’en allait.

Melska leva les yeux vers Futée qui venait de dresser la tête et les oreilles, mais elle se remit à mâchonner. Un soupir lui échappa. Fausse alerte.

Elle fuit un autre des coups d'œil du prince et recommença à nettoyer la plaie du dos en silence. Soit il sentait sa peur d’être découverte, soit il cherchait comment lui demander des nouvelles du palais. Ou les deux qui finalement revenaient au même.

Et elle n’avait toujours pas trouvé comment lui faire part de toutes les horribles rumeurs qui étaient parvenues jusqu'à la ferme, malgré y avoir réfléchi toute la traite.

– Vous ne dites rien.

Melska sentit ses doigts se crisper sur le bandage découpé dans l’une de ses propres jupes. Sous le tissu, la peau du prince tressaillit.

– Votre plaie se soigne bien, Votre Altesse.

– Je ne parle pas de ma blessure, et vous le savez.

Elle épingla la bande de lin et se rassit sur ses genoux.

– C’est que j’suis sûre de rien, Votre Altesse. C’est qu’des rumeurs.

Melska mit le bandage souillé dans son panier et secoua l’écharpe. Prenant appui sur sa main gauche, le prince tourna les jambes dans l’autre sens pour lui faire face.

Elle ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois avant de parvenir à prononcer un mot. Le tremblement des pupilles du prince lui fit monter les larmes aux yeux. Seul un effort de volonté acharnée les retint.

– On est loin d’la capitale ici, donc j’sais pas c’qu’est vrai, commença-t-elle en fixant l’écharpe sur ses genoux. Y disent que vous êtes en fuite avec le Roi…

– Mon père est en fuite ? Où ça ?

Melska leva les yeux, interpellée par le ton de la question. Était-ce du soulagement ou de l’incrédulité ?

– J’sais pas Votre Altesse. J’vous dis juste c’que j’ai entendu. Y’a aussi plein d’gens de votre famille en prison, votre… la Reine et d’autres. J’sais pas qui. Y disent que si vous vous rendez pas y vont les pendre tous deux par deux jusqu’au dernier. Y’a des enfants qui sont mort quand l’palais a brûlé, aussi.

Le silence pesa sur les épaules de Melska si fort qu’elle se leva pour ranger son panier.

– J’aimerais que vous m’apportiez de quoi écrire une lettre. S’il vous plaît.

 

*

 

Melska ignora les bruissements de paille, bêlements et grelots, et tendit l’oreille. Des cavaliers approchaient.

Elle cala la fourche à fumier là où ses bêtes ne se blesseraient pas avec et grimpa le portillon de l’enclos.

Deux hommes trottaient sur le chemin. Melska se baissa pour frotter son pied que le bandage grattait, et remonter ses chaussettes.

Pareski attrapa les rênes des animaux, et les deux hommes descendirent de leurs montures. Ils n’avaient pas l’air de vrais soldats, mais ils portaient tous deux une épée.

Melska profita du départ des deux miliciens vers la maison du fermier pour se rapprocher du garçon d’écurie.

– Qu’est-ce qu’ils veulent ? souffla-t-elle.

– Hier ils ont dit qu’y feraient des rondes, expliqua-t-il en emmenant les chevaux près du puits pour leur donner à boire. J’vois pas c’que ça peut être d’autre. T’en fais pas. Si l’prince se cache dans l'coin, y trouvera pas d’aide ici.

Melska manqua d’être bousculée par un des chevaux attirés par l’eau et remercia les esprits d’avoir une crinière alezan entre elle et Pareski, le temps de se calmer un peu.

– B- bon ben j’y retourne. L’fumier se curera pas tout seul.

Pareksi lui fit un sourire d’encouragement.

L’effort pour charger le chariot de fumier l’aida à se calmet un moment, mais la porte de la maison claqua et son coeur s’emballa à nouveau quand elle comprit que les bruits de bottes venaient vers l’enclos des chèvres.

– Meh ! appela le fermier. T’as d’autres trucs qui sont disparu à part ton couteau ?

Melska chercha désespérément Pareski des yeux, en vain. Elle déglutit et tenta un sourire.

– Ben l’est pas disparu, m’sieur. Je l’ai r’trouvé.

Elle sortit le couteau de son tablier et le montra en espérant qu’ils mettraient le tremblement de la lame sur le compte des fourchettes de fumier jetées sur le chariot.

– Et z’avez rien remarqué d’louche ? fit un des hommes de la milice qui se tenait à côté du fermier.

Melska regarda celui qui venait de parler et l’autre, un grand avec des mains de forgeron.

– C’est que j’passe beaucoup d’temps avec les chèvres, moi…

– T’as rien vu en allant au Ressac avec la lessive ? insista le fermier. Y ont vu du sang sur les cailloux.

Melska baissa la main avec le couteau, resta les bras ballants à regarder le fermier. L’air sur ses joues devint à la fois brûlant et glacé. Une larme lui coula sur la joue et tomba dans sa bouche restée ouverte. Salée.

– J’promets que t’auras pas le bâton, Meh. Dis la vérité à ces gens…

Le bâton ? Son cœur se remit à battre. Un peu. Il croyait qu’elle avait peur du bâton !

– Non m’sieur, promis sur la chapelle du village, jura-t-elle lentement, guettant sa réaction, j’ai rien vu.

Le fermier se passa une main dans le cou et opina en direction des autres.

– J’vous avait dit. Pas aidée. Allez v’nez. Ya aussi la cuisinière qui dit qu’y a l’garde-manger qui s’vide, dit-il en tournant les talons.

Melska n’osa pas bouger jusqu’a ce qu’ils ne soient plus en vue. Puis ses genoux se mirent à trembler. Elle s’adossa à un des piliers de l’enclos des chèvres et se laissa glisser dans la paille.

Elle était la pomme qui moisit dans le panier. Le ver dans le fruit. Elle avait mis tout le monde en danger.


 

*

 

 

Melska se faufila hors du dortoir sur la pointe de pieds. Aller au temple sans être remarquée devenait de plus en plus compliqué.

Pareski s’inquiétait et lui avait demandé de ne plus faire paître les chèvres dans les bois. Et elle avait accepté, parce l’éloignement qui se créait entre eux tordait ses tripes. Elle s’était même cachée pour pleurer.

Elle retrouva le buisson dans lequel elle avait caché des provisions et reprit son souffle avant l’ascension de la colline. L’esprit de la lune vieillissait, ne parvenant plus à éclairer ses pas dans la forêt.

Une fois à proximité des ruines elle attrapa la branche laissée là la veille, et cogna trois fois sur la souche de chêne. Les trois autres coups en retour la firent sursauter.

– La milice est rev’nue c’matin, dit-elle en posant son baluchon près de l’autel avec un long soupir.

Le prince se passa une main sur la nuque. Sans perdre de temps, Melska entrepris de détacher l’écharpe qui maintenait son bras droit.

– Je devrais déjà être parti, grogna le dauphin entre ses dents.

Melska l’ignora et déroula le bandage. Elle n’avait pas beaucoup de temps. Il se raidit de douleur quand la croûte de la plaie arrière s’accrocha brièvement au lin.

– Jusqu’où vous pensez pouvoir aller, Votre Altesse, avec un seul bras ?

– Je vous ai déjà dit de cesser les “Votre Altesse”, grommela-t-il en étirant son bras, comme pour la faire mentir. Je me suis même excusé. C’est moi qui suis votre obligé.

Elle prit le coude du prince et le fit pivoter dans un sens, puis dans l’autre, guettant les signes de douleur. Il ne pourrait probablement plus jamais le bouger comme avant, mais il pourrait le bouger, ce qui tenait déjà d’une intervention des esprits.

C’est vrai qu’il avait l’air mieux. Il avait trouvé le moyen d’attacher ses cheveux en arrière et d’ajuster le pantalon trop large pour lui. Avec son début de barbe, on aurait dit un fermier endimanché.

Melsa se mordit la lèvre. Plus elle le côtoyait, plus elle croyait reconnaître sa mère dans un froncement de sourcils ou dans la forme de ses mains. Et parfois elle le surprenait à la dévisager avec un air pensif. L’idée qu’il puisse comprendre rien qu’en la regardant fit trembler ses mains.

– Vous avez trouvé quelqu’un à faire prévenir ? reprit-elle en lui faisant signe de se tourner. J’vous ai apporté de quoi écrire.

La plaie dans son dos se refermait bien. Il pourrait bientôt partir, et emporter avec lui les soucis qu’il lui causait. Plus que quelques jours à tenir.

– Non, j’ai changé d’avis. Le risque qu’une lettre soit interceptée est trop important. Ce dont j’aurai besoin, c’est d’une bonne monture. Il n’y a que deux ou trois seigneurs susceptibles d’avoir accueilli mon père. Je saurai le trouver.

Melska termina de replacer le bandage par-dessus l’emplâtre frais, les lèvres pincées. Croyait-il qu’elle pouvait lui donner un cheval ?

– Ai-je dit quelque chose d’insensé ?

– Sauf vot’respect, les ch’vaux poussent pas sous les cailloux, dit-elle en fouillant le baluchon pour sortir un saucisson. Les fermages dans l’coin en ont peu, et la milice a pris ceux qui ruent pas. Si vous voulez voler un ch’val faudra aller à pieds jusqu’au village. J’vous ferai un plan.

 

*

 

Melska cacha le panier dans les buissons et traversa la ferme de mémoire. L’esprit de la lune continuait à faiblir. Si la situation perdurait, elle devrait prendre une chandelle pour sortir la nuit, et il deviendrait impossible de se cacher.

– Melska ?

La silhouette de Pareski se détacha de celle du puits. Melska fut tentée de faire demi-tour. De courir dans la forêt. Se casser une cheville ou se faire tuer par un ours paraissait plus acceptable que de faire face.

Son indécision permit au garçon d’écurie de la rejoindre. Melska vit ses bottes s’arrêter devant elle.

– Tu vas m’dire ce que tu faisais ou j’dois deviner ? demanda-t-il à voix basse.

Melska ferma les yeux. La colère, elle aurait pu gérer. La déception dans la voix de Pareski brisait jusqu’à son esprit. Il dut deviner car il reprit avant qu’elle ait réussi à persuader sa bouche de s’ouvrir.

– Pourquoi ?!

Pareski n’avait pas élevé la voix, mais Melska recula d’un pas. Il la rattrapa par le bras.

– Qu’est ce qu’on t’a fait ? Tu nous mets tous en danger ! Pourquoi ?

– Je sais pas ! il était pas mort, sur la berge… j’ai cru que les esprits voulaient que j’le soigne…

– Où tu l’as caché ? fit il en serrant son bras comme si ça l’aidait à ne pas lui hurler dessus.

Une image des miliciens frappant Pareski pour qu’il parle traversa son esprit. Melska secoua la tête, fixa ses chaussures de plus belle. Elle avait tout fait pour ne pas l’impliquer dans ses mensonges. Elle ne lui dirait pas où le dauphin était.

Tant pis s’il la haïssait.

C’était déjà peut-être déjà le cas.

L’esprit du vent lui fit sentir les larmes qui couvraient ses joues.

– Où il est ? répéta Pareski. Si les esprits veulent que tu l’aides alors je veux le voir, et décider si j’l’aide aussi.

Dans les écuries un cheval tapa du sabot.

Melska leva les yeux vers lui, s’essuya les joues de la manche. Il faisait trop noir pour savoir s’il avait l’air sincère. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé avoir une chandelle. Avec son soutien, le prince pourrait rejoindre le village beaucoup plus vite…

– Ou alors, reprit-il d’une voix cassée, c’est que t’as craqué pour lui.

Pareski lâcha sa main, esquiva la sienne quand elle tenta de l’attraper à son tour. L’humiliation sécha ses larmes d’un coup.

– Parce que j’peux pas juste aider un homme ? cracha-t-elle sans parvenir à se maîtriser. Comme j’suis une femme c’est forcément que j’rêve d’un prince ?

Toute la tension des derniers jours s’embrasa dans son ventre, pire que le bûcher qui avait emporté sa mère.

Le chien du fermier aboya dans la maison. Melska recula d’un pas, prise de frissons. Au moindre mot de plus le brasier allait repartir.

Elle s’enfuit en courant vers les dortoirs, manquant de trébucher sur le sol inégal.

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