Chapitre 9 - Marina

   Paul et Yi sont à peine partis que nous avons commencé l'entraînement. Mamie m'a emmenée dans son jardin à légumes et au milieu des pieds de patates, elle a entrepris de m'aider à développer mon pouvoir. Ce n'est pas une mince affaire, je n'ai aucune idée de comment m'y prendre. Elle me parle de courants et de fusion avec la nature et moi j'ai un peu l'impression de jouer à l’apprentie sorcière. Tout est tellement nouveau.

   Au bout d'une heure, j'arrive à ressentir les différents vents. Ma grand-mère semble satisfaite de la progression. Il faut dire que nos pouvoirs sont censés se développer plus rapidement lorsque nous en avons besoin et là, j'en ai vraiment besoin.

   Suivant ses conseils, les pieds bien plantés dans le sol, les bras écartés et les yeux fermés, je me concentre sur les courants d'air que je ressens sur mon corps, leur force, leur provenance, leur destination. Au début, j'avais du mal à rester en position d'épouvantail, mais au bout d'une heure, je m'y suis fait et à chaque fois que je perçois un courant différent, je le signale à Mamie, qui approuve ou désapprouve. Depuis au moins dix minutes, je fais un sans fautes. Et je comprends mieux ce qu'elle voulait dire en parlant de fusion avec la nature. Je ressens véritablement les vents, comme si toutes ces particules dans l'air m'appartenaient, comme si elles me composaient aussi. Je ne fais même plus d'effort pour me tenir droite, c'est naturel. Ma grand-mère interrompt soudain la séance et me fait sursauter.

   - Bien. Maintenant on va passer aux choses sérieuses.

   Moi qui avais déjà l'impression de m'être surpassée... Elle me fait signe de ne pas bouger, mais m'indique que je peux baisser les bras. Tout plein de fourmillements me remontent dans les épaules.

   - Les ressentir ne suffit pas. Tu dois savoir les maîtriser, les manipuler.

   Je la fixe avec de grands yeux et elle décide de me montrer. Elle se plante en face de moi et n'a pas besoin de se transformer en épouvantail pour être efficace. Elle lève son visage vers le ciel et projette son bras droit en l'air puis serre le poing, comme si elle venait d'attraper quelque chose. Elle lance ensuite son bras gauche sur le côté et fait de même. Puis, simultanément, elle dirige ses deux bras vers l'arbre le plus proche et ouvre les paumes. Une rafale d'une force incroyable balaye les branches du chêne. Il en perd une bonne partie de ses feuilles. Je suis impressionnée, c'est le moins qu'on puisse dire. Avec un large sourire, Mamie se retourne vers moi pour m'indiquer que c'est mon tour.

   Je n'ai pas fait bouger une seule feuille lorsque David nous rejoint en milieu de matinée. J'ai les jambes qui commencent à s'alourdir et l'impression de ne plus rien entendre d'autre que le vent. Je suis bien contente qu'il arrive, ça va être l'occasion de faire une pause. Mamie ne dit pas le contraire. Nous rentrons et elle nous offre du café et des biscuits que nous dégustons autour de la table de cuisine. David s'enquiert de ma progression et demande s'il peut être d'une quelconque aide. Ma grand-mère semble réfléchir à la question.

   - Pour l'instant, non, mais dès que Marina aura soulevé un brin d'herbe, tu pourras être utile.

   David affiche un air satisfait et me regarde avec un sourire en coin, comme pour me dire qu'il va falloir que je me dépêche de commencer à soulever les brins d'herbe. Je fais de mon mieux !

 

   Normalement, je ne suis pas mauvaise joueuse, mais disons que je n'aime pas trop perdre. Et là, je commence à en avoir sérieusement ras le bol de ne pas arriver à faire voler quoi que ce soit. Depuis au moins trois heures que nous avons repris l'entraînement, tout ce que j'arrive à faire voltiger, ce sont quelques feuilles tombées au sol. Et encore, je suis presque sûre que c'est grâce à la petite brise que je ne maîtrise pas du tout et qui passe de temps en temps me donner un coup de main. En plus de ça, j'ai faim. Et David aussi. Son ventre n'arrête pas de gargouiller et de me rappeler que ma grand-mère m'interdira de repas tant que je n'aurai pas pris le contrôle d’un tas de branches placé juste devant mes pieds. Elle a proposé à David de manger quelque chose, mais il a refusé par solidarité envers moi. Pourtant, je vois bien qu'il commence à lorgner de plus en plus vers le paquet de chips que Mamie est allée chercher et dans lequel elle plonge sa main tout en me souriant d'un air ravi.

   Je n'en peux plus, l’épuisement a envahi tout mon corps. La douleur dans mes côtes est devenue presque intenable et je n'arrête pas de penser à ces chips auxquelles je n'ai pas le droit de toucher. Je n'arrête pas de penser à mon père aussi. Au fait que s'il ne m'avait pas caché toute cette histoire, on n'en serait pas là aujourd'hui. Je saurais me servir de ce fichu pouvoir depuis plusieurs années et je n'aurais pas à essayer de le développer en un temps record parce que j'en ai besoin dans l’immédiat. Maintenant, mes nerfs ont pris le dessus. J'en veux à tout le monde et même à David, dont le ventre ne cesse de faire du bruit. J'en veux surtout à ma grand-mère et à sa main qui remue les chips dans le paquet. Au diable le tas de branches ! Sans vraiment réfléchir à mes gestes, je me tourne vers elle et projette mes mains en avant. Le paquet de chips s'envole à plusieurs mètres et se renverse dans l'herbe. Mamie reste bouche bée, sa main en suspens, une chips entre les doigts.  

   David se met à crier de joie et me serre dans ses bras en me répétant que j'ai réussi. J'ai réussi. Pour de vrai. J'ai manipulé les vents pour envoyer valser ce maudit paquet de chips. Ma grand-mère nous ramène à la réalité.

    - Ce n'est pas ce que je t'avais demandé de déplacer. Et les branches ?

   Je me retourne vers le tas de branches qui n'a pas bougé d'un poil et sans y penser trop en détails, j'écarte les bras puis lance mes mains en avant et les branches s'éparpillent dans le jardin. J'ai encore réussi. David applaudit et à ma grande surprise, ma grand-mère se joint à lui.

   - Bravo ma chérie ! Maintenant, on va pouvoir aller manger. Et après, on passe à la vitesse supérieure.

   Oh non, il y a encore une vitesse supérieure... Mais au moins, j'aurai le ventre plein. David pousse des cris de victoire en marchant vers la maison, comme si c'était lui qui venait de prendre le contrôle des vents. Je ne peux m'empêcher de partager son enthousiasme. Nous déjeunons rapidement, mais en dégustant chaque bouchée et je remarque que Mamie ne cesse de regarder sa montre toutes les cinq minutes.

   - Qu'est-ce qu'il y a ? Je ne progresse pas assez vite ?

   - Non, non, tu progresses très bien, Marina. Mieux que je n'aurais pu l'espérer.

   - Alors pourquoi regardes-tu l'heure en permanence ?

   - Euh...

   - Il n'y a rien dans le four à ce que je sache. Mamie, qu'est-ce qu'il y a ?

   - C'est juste que je pensais que Paul et Yi seraient revenus à cette heure-ci.

   - Tu crois qu'ils ont des problèmes ?

   - J'espère que non. Ils ont peut-être juste du mal à trouver l'autre membre. C'est grand, la Sibérie.

   - La Sibérie ?, intervient David, la fourchette arrêtée en plein air. Ils vont nous ramener quelqu'un de Sibérie ??

   - Oui, confirme ma grand-mère.

   - Trop bien...

   Je souris face à l’excitation de David, mais je ne peux retenir mes pensées de dériver vers Paul et Yi. J'espère aussi qu'il ne leur est rien arrivé. Je m'en voudrais de les avoir laissés partir tous les deux alors que j'aurais pu les accompagner. Mais il faut que je me concentre sur mon pouvoir. Sinon, je suis quasiment inutile.

   En sortant de la maison, Mamie me demande de faire léviter une bouteille d'eau à quelques mètres devant nous et de la mener jusqu'au jardin. Même si j'ai du mal à garder une trajectoire précise, je parviens à faire atterrir la bouteille sur le rocher où était assise ma grand-mère ce matin. L'objectif des prochaines heures est de déplacer des êtres humains et dans le cas présent, David. Il a l'air plutôt réjoui par cette idée, tandis que je me mords la lèvre de peur de l'envoyer dans les branches d'un arbre. Quand ma grand-mère a dit que David pourrait être utile, je ne pensais pas qu'elle voulait faire de lui un cobaye.

   Ce n'est pas aussi simple que de contrôler un objet. Les courants d'air que je crée ne font que balayer les cheveux de David ou le faire basculer d'une jambe sur l'autre. Au bout d'une demi-heure j'arrive à envoyer une vague d'air au sol et à lui soulever les pieds, mais ça ne dure que quelques secondes. Je repense à ce qui a déclenché mon don face au paquet de chips. De la colère, de l'énervement. Je me souviens soudain de l'histoire de Yi, son pouvoir à lui aussi s'est déclenché par la colère. Peut-être que c'est un élément moteur. Je me concentre sur tout ce qui m'énerve, en ce moment la liste est longue. Les bras écartés, je sens quelque chose bouger en moi, comme une onde qui se répand dans tout mon corps et qui se dirige vers le bout de mes bras. Je garde les poings serrés et je laisse toute cette force s'accumuler dans mes bras. Puis je fixe mes yeux dans ceux de David et je lâche prise. Il se retrouve projeté en arrière sur plusieurs mètres. J'ai poussé un cri tellement fort en manipulant les vents que je n'ai pas entendu celui de mon ami qui est atterri sur le dos juste au milieu des haricots verts. Mamie se tient déjà à ses côtés et j'accours vers lui alors qu'il se redresse en se massant le dos.

   - Je suis désolée ! Ça va ? Tu n'as rien de cassé ?

   - Rien de cassé. Tout est à sa place. Enfin... Sauf ma dignité.

   Ma grand-mère sourit, mais je suis terrifiée à l'idée d'avoir pu blesser David. J'ai trouvé le moyen de donner de la puissance à mon don, il faudrait maintenant que j'apprenne à maîtriser cette force. Mamie m'ordonne d'essayer à nouveau, mais cette fois-ci en déplaçant David avec un but. Elle me demande d'aller le mettre devant la ciboulette.

   En fin d'après-midi, il a fait le tour du jardin, balayé par mes courants d'air. Je vois une telle satisfaction sur le visage de ma grand-mère que j'en ressens une certaine fierté. Finalement, je ne vais peut-être pas être complètement inutile face aux démons. Maintenant, j'ai mon arc et les vents avec moi.

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Eryn
Posté le 21/06/2020
Jardin à légumes ? Potager plutôt non ?
« dès que Marina aura soulevé un brin d’herbe » Mouahaha ! Excellent !
Excellent, elle s’énerve et ça fonctionne !
Pauvre David ! Servi de cobaye sans rien pouvoir faire... Génial ! J'ai cru un instant qu'elle allait le blesser !
Schumiorange
Posté le 22/06/2020
Il faut bien que David serve à quelque chose, non ? ; )

On ne dit pas "jardin à légumes" ?? Je crois que je n'utilise jamais le mot "potager"... Je vais aller voir ça, c'est peut-être un régionalisme.
Eryn
Posté le 22/06/2020
Oui, moi jardin à légumes, je ne l'ai jamais utilisé, après c'est pas non plus si gênant que ça
annececile
Posté le 13/04/2020
C'est addictif ton histoire! On a du mal a ne pas se precipiter sur le chapitre suivant.... J'aime bien l'humour de ce chapitre. on devine que Mamie fait expres de susciter la frustration de Marina parce que ca aide pour developper la maitrise du don! Bon, la suite....
Schumiorange
Posté le 13/04/2020
Oh là là, je ne pensais pas que c'était addictif à ce point-là !! Tu as tout dévoré à une telle vitesse !! Bravo pour ce record de lecture ! : D

Paulette est un de mes personnages secondaires préférés, et c'est clairement une super mamie !

Merci encore pour tous tes commentaires !
Renarde
Posté le 21/12/2019
Coucou Schumiorange,

Une coquille au passage :
Je n'ai pas fait bougé -< bouger

J'adore la mamie, c'est confirmé ! Quelle sadique de manger des chips en les regardant XD

Il est vraiment chou David de soutenir Marina comme cela. Je ne suis pas sûre que j'aurais accepté de servir de cobaye à une jeune novice comme Marina... Ah, l'amour ;-)
Schumiorange
Posté le 27/12/2019
Salut Renarde,

Merci pour la coquille, je vais corriger ça de suite !

J'aime aussi beaucoup la Mamie et j'ai même hésité à l'embarquer dans l'aventure avec eux… Pas pour le moment, mais j'ai encore de la marge.

David, Marina, Yi, Sacha, … Et un triangle amoureux dans tout ça ? Je te laisse choisir les trois que tu veux y voir ; )
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