Chapitre 9 - Sehar

Sehar ne savait pas s’il respirait encore.

Est-ce que c’était lui, qui avait donné ce coup de poing à la Féroce ?

Est-ce que la créature était vraiment morte ?

Est-ce que c’était celle qui avait son visage - celle qui lui ressemblait beaucoup trop - qui l’avait vraiment tuée ?

Il n’en avait pas la moindre idée - il n’avait pas envie d’y penser. Penser, pas une bonne idée. Il n’en avait pas le temps. Nodia prenait la fuite, et sans savoir pourquoi, il lui emboîta le pas.

— Attends !

Elle ne se retourna pas, et courut, bien plus vite que lui n’en était capable. Les pieds de Sehar s’alourdissaient sur les racines et la mousse, et il peinait à zigzaguer entre les arbres.

Derrière lui, il entendit Lo et Del le rattraper - mais ce n’était pas le son des sabots de lea faune qui résonnaient, juste derrière lui.

Une flèche percuta son mollet, et la douleur radia jusqu’à son coeur, même s’il savait que la pointe n’avait pas transpercé sa peau.

Sehar trébucha, et le son du galop se rapprocha, suivi de deux pieds qui atterrirent dans les feuilles mortes. Dès qu’il essaya de se redresser sur ses coudes, une lame pressa contre sa gorge, et une botte appuya sur son dos. 

— Bouge pas, l’hybride. Je t’emmène au-

Un sortilège percuta son agresseur, et l’envoya voler contre un arbre.

— Hey, le touche pas ! cria Del.

Lo remit Sehar sur pied, alors que le maegis s’interposait avec un bouclier magique. La fissure qui séparait sa nuque en deux changeait de couleur à intervalles réguliers, en harmonie avec la teinte que reflétait le bouclier. De l’autre côté, leur agresseur se relevait, et pour la première fois, Sehar put le voir clairement. Un hybride, ou peut-être une race dont il n’avait jamais entendu parler. Ses cheveux courts couleur de sable laissaient voir deux paires de cornes minuscules noires comme sa peau, et il était aussi petit que Lo et fluet que Del - mais largement assez redoutable pour ne pas hésiter à les attaquer de front, même à trois contre un.

Le chasseur resserra sa prise sur ses dagues, et s’aida d’un arbre pour sauter par-dessus le bouclier trop bas du maegis. Lo eut tout juste le temps de brandir son épée, et Del de pivoter pour garder leur adversaire face à lui, avant que l’hybride ne fasse reculer lea faune. Sehar resta caché derrière le maegis - il avait peut-être assez de force pour sonner une Féroce, et les flèches ne semblaient pas pouvoir transpercer ses jambes, mais il n’avait aucune envie de tester dans la même journée si les dagues l’épargneraient tout autant. 

Un bouclier toujours en main, Del prépara au creux de son autre paume un nouveau sortilège. Des stries de couleurs apparurent sous la peau de ses bras nus, et remontèrent jusqu’à ses doigts. Sehar reconnut les motifs - c’était le même sort d’entrave qu’il avait déjà tenté sur la Féroce, dans une version plus légère cependant.

Dès qu’une ouverture se présenta, Del lâcha le sortilège - mais ce dernier s’évapora dans l’air avec un bruit de pétard de détresse.

Sehar retint son souffle. Le chasseur avait tourné son regard vers eux... 

Pas longtemps, mais juste assez pour que Lo sabote son équilibre et reprenne le dessus. Les dagues étaient à terre, et Lo appuya la pointe de son épée sur la gorge de son adversaire. Del tangua un peu et laissa son bouclier s’évanouir, avant de trébucher dans les bras de Sehar, qui s’était avancé pour le soutenir. Le maegis lui adressa un léger sourire, et Sehar déglutit - mieux valait qu’il se concentre sur le danger devant eux, pas qu’il commence à examiner son joli visage. 

— Qui es-tu ? interrogea Lo.

Le chasseur resta silencieux, alors lea faune enfonça son sabot dans son ventre.

— Quels sont tes ordres ? insista-t-iel.

— Intéressé par la prime ? répliqua le chasseur avec un sourire moqueur.

Lo lui assena un coup dans les jambes, pas assez fort pour le blesser, mais largement assez pour le faire gémir et ravaler son sourire.

— J’dois buter Nodia Nidré, et l’hybride qui lui ressemble, répondit-il avant de se tourner vers Sehar. Mais lui, je m’attendais pas à le trouver si vite.

— Nous tuer ? s’indigna Sehar. Mais pourquoi ?

— Sais pas, veut pas savoir. Je veux juste la prime.

Un sortilège s’échappa du coeur du chasseur, sans passer par ses mains, et renversa Lo. L’hybride se jeta sans attendre sur Sehar - cette fois-ci, ni l’épée de Lo ni le bouclier de Del ne put l’en empêcher. 

Sehar trébucha en arrière, et sentit la lame de la dague ouvrir son ventre. Le chasseur leva de nouveau sa dague - 

Mais avant qu’il ne puisse l’abattre, une lance à l’aura familière lui transperça le crâne.

Il resta immobile, ses yeux écarquillés de surprise et d’horreur plantés dans ceux de Sehar.

Puis le corps tomba au sol, tout près de lui. 

Sehar bondit sur le côté pour s’en éloigner, une main serrée sur son ventre et la respiration fébrile. La lance disparut dans les ombres - mais la plaie ouverte dans le crâne, elle, resta.

La mort aussi.

— Nodia ? appela Lo.

Sehar se tourna vers la jeune fille, encore à distance entre les arbres, et l’air pas vraiment ravie d’être de retour.

— Sehar, tu es blessé ! s’exclama Del

Le maegis s’agenouilla à ses côtés, et la légère panique qui s’ajouta dans son coeur ne suffit malheureusement pas à évincer l’horreur qui s’y était déjà installée.

— C’est rien… il a juste… enfin, pas plus loin que les écailles, je crois…

Il releva prudemment sa main pour s’en assurer, et fut soulagé de constater qu’en effet, la blessure n’avait pas l’air profonde, bien qu’un peu de sang noir s’en soit échappé. Del récupéra dans une de ses sacoches un tissu propre qu’il appliqua sur la coupure, et Sehar le laissa faire, sans oser regarder ailleurs que ses mains blanches. 

— On fera quelque chose de plus propre au village, promit Del.

— Tu peux marcher ? demanda Lo.

Il acquiesça, et se remit sur pied, à demi soutenu par lea faune, qui le laissa avancer seul une fois rassuré sur sa capacité à mettre un pied devant l’autre. Sehar fit de son mieux pour ne pas regarder par terre - et ses yeux rencontrèrent ceux de Nodia, qui s’était mise en travers de leur route dès qu’ils avaient pris la chemin du retour. Elle grogna, et tendit ses bras à l’horizontale pour bloquer le passage entre les deux arbres.

— Tu ne veux pas qu’on aille au village ? devina Lo. Mais ils ont peut-être besoin d’aide, et Sehar…

Nodia pointa derrière eux, et les chassa en avant avec ses mains. Sehar ne voulait pas faire demi-tour. Il ne voulait pas aller dans la forêt, là où il y avait…

— Tu es sûre ? confirma Lo.

Nodia continua les mêmes gestes, alors ils obéirent, et elle les doubla pour leur montrer la route. Au grand soulagement de Sehar, ils tournèrent sans retourner là où le corps était tombé - là où il ne voulait surtout pas retourner. 

Mais pourquoi est-ce qu’ils ne pouvaient pas retourner au village ?

Est-ce que c’était à cause de lui ? A cause de celui qui était mort ?

Celui qu’elle avait tué ?

Le chasseur avait bien dit qu’il en avait après elle, et un hybride qui lui ressemblait… C’était forcément de Sehar dont il avait parlé. A moins qu’il y en ait d’autres ?

Qui d’autres avait son visage, ici ? 

Est-ce qu’ils tuaient aussi ?

— Où est-ce que tu nous emmènes ? demanda Del.

Sehar cligna des paupières. Ils avaient déjà avancé assez loin pour qu’il ne reconnaisse aucun arbre, et la silhouette de Nodia se découpait à peine dans l’obscurité de la forêt, comme si les ombres étaient plus lourdes tout autour d’elle. Elle ne répondit rien au maegis, qui adressa une moue perdue à ses deux compagnons, avant d’hausser les épaules.

Peut-être qu’elle comptait se débarrasser d’eux aussi ? Non, ça n’avait aucun sens… Elle ne serait pas revenue, sinon. Elle aurait laissé le chasseur finir son travail.

Alors où allaient-ils ?

Crac.

Sur leur droite, les bruissement entre les arbres s’accentuèrent. Lo posa sa main sur le pommeau de son épée, et la lance meurtrière était de nouveau apparue dans les mains de Nodia. Sehar resta en retrait, au côté de Del, le souffle court…

Jusqu’à ce qu’entre les buissons, la fourrure pie du cheval du chasseur n’apparaisse. L’animal les regarda avec surprise et appréhension, ses oreilles pointées en avant et les muscles tendus comme s’il était prêt à prendre la fuite d’une seconde à l’autre. C’était peut-être une bonne idée, avec Nodia dans les parages. Un coup d’oeil dans sa direction lui indiqua cependant qu’elle était aussi perdue que lui, avec peut-être une légère pointe d’agacement en plus.

Ils restèrent tous les quatre immobiles, alors le cheval baissa légèrement l’encolure, les naseaux frémissants, et poussa un hennissement bas.

— Bonjour, poney, salua finalement Del.

Sehar retint un gloussement nerveux, et, bien entendu, le cheval ne répondit rien. L’hybride décida qu’il ne risquait probablement rien s’il l’approchait… Alors, puisque personne ne bougeait, il s’avança, paume en avant, et le cheval le renifla avec une méfiance mêlée de curiosité. Après quelques secondes, il le laissa l’aborder tout à fait, et Sehar lui caressa doucement l’encolure.

— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas… hésita Lo. Est-ce qu’on va loin ?

La question semblait adressée à Nodia, qui acquiesça, le visage indéchiffrable. 

— Alors on peut l’emmener, j’imagine ? supposa Del. On avait prévu de louer des Valiettes en arrivant, alors…

Sehar regarda le cheval, dont il caressait toujours l’encolure, et son coeur se serra un peu.

— Tu n’as plus nulle part où aller, hein ? murmura-t-il. Sinon tu n’aurais pas attendu dans la forêt…

Sur son filet, il trouva une corde qui pouvait servir de longe, et la détacha pour guider leur nouveau compagnon. Ses connaissances sur les créatures qui vivaient en dehors du désert étaient très limitées, mais puisque le quadrupède lui emboîta aussitôt le pas, il supposa qu’il n’était pas totalement dans l’erreur.

— C’est bien mon grand, l’encouragea-t-il.

Nodia reprit la route, à pas plus rapide, et ils la suivirent en silence entre les arbres. Sehar ferma les yeux, et serra les doigts sur la longe.

— Au moins, tu t’es encore fais un nouveau pote, ça fait trois en même pas deux jours ! aurait sans doute dit son père, s’il avait senti la peur qui grondait dans son ventre. Je t’envie, j’ai toujours rêvé d’avoir une peluche géante qui me suit à la trace.

Le léger sourire qui était apparu sur ses lèvres ne resta pas longtemps, cependant. Il avait peut-être un nouvel ami derrière lui, mais il n’avait aucune idée de ce que serait pour lui la personne qui les guidait. Et ce n’était pas le cheval du chasseur qu’elle venait de tuer qui pourrait lui donner la réponse.