Je retrouve Jessie et Kentin au Corner une demi-heure plus tard, alors que la pluie s’était remise à tomber sur la ville. Le Corner est l’un de mes endroits préférés à Waterboro. C’est un café assez branché, plutôt vintage. Nous nous installons toujours au fond de la salle, sur une vieille table ronde en bois cachée par une colonne de briques rouges.
— Tu es en retard, me fait remarquer Jessie.
— J’ai dû raccompagner Jackson chez lui, désolé.
— Quoi ? s’affole-t-elle.
Je jette un regard à Kentin.
— Pitié, ne la laisse pas faire l’une de ses crises d'hystérie avant que j’ai eu le temps de m’expliquer.
Kentin rigole et Jessie se laisse retomber sur sa chaise, les bras croisés et la bouche pincée pour exprimer son mécontentement.
— Je plaisante, Jess. Mais laisse-moi au moins te raconter ce qu’il s’est passé depuis vendredi.
— Ah oui, au fait, tu étais où vendredi ? me demande Kentin. Mrs Langford n’était vraiment pas contente que tu rates son premier cours.
— Eh bah tant pis. J’avais plus important à faire. Je suis allé voir Chris…
— Je savais que tu n’étais pas malade… souffle Kentin.
Je lui lance un regard noir.
Je m’apprête à reprendre quand la serveuse vient m’interrompre.
— Bonsoir, qu’est-ce que je vous serre ? demande-t-elle.
— Je vais prendre un chocolat chaud s’il vous plaît, annoncé-je.
— Moi ça sera un café latte, dit Jessie.
La serveuse gribouille sur son calepin. Elle doit être nouvelle, je ne l’ai jamais vue avant et habituellement les serveurs ne prennent pas de notes lorsqu’il n’y a que trois commandes.
— Un cappuccino, s’il vous plaît.
— Je vous apporte ça tout de suite, dit la serveuse après s’être empressée de tout noter sur son calepin.
— Alors ? Qu’est que Chris t’a dit ? reprend Jessie en se faisant petite et en chuchotant.
— Il ne le connaît pas. Il pense que Jackson l’a ajouté en voyant qu’on l’avait tous les trois en ami. Rien de plus, expliqué-je.
Jessie s’est de nouveau reculée sur sa chaise. S’enfonçant jusqu’au bout, les yeux perdus dans le vide.
— Il a également parlé de Rose…
Un silence s’installe.
— Il a dit que c’était une insulte à sa mémoire de ne pas en parler. Que Mr Johnson et la principale ne devraient pas empêcher les élèves d’évoquer ce qu’il s’est passé, qu’il faudrait au contraire — je prends une profonde inspiration — raconter son histoire.
— Il n’a pas tort, marmonne Kentin.
La serveuse revient avec le plateau et nos trois tasses qu’elle dispose devant nous avec maladresse. Nous demeurons toujours silencieux, prenons chacun une gorgée de notre boisson avant que Jessie vienne de nouveau rompre le silence.
— Et du coup, comment se fait-il que tu te sois retrouvé à ramener Jackson chez lui ?
Je déglutis avec difficulté et reprends.
— J’ai passé l’après-midi à la bibliothèque, pour rattraper mes lacunes. C’est là-bas que je l’ai retrouvé, il était en pleurs sur son livre de littérature anglaise.
— En pleurs ? s’étonne Kentin.
— Oui, ça m’a aussi surpris. Je crois que l’examen de fin d'année le stresse, et j’ai cru comprendre que sa mère lui met la pression. Le fait d’être nouveau à Hamilton ne doit pas l’aider non plus.
— D’ailleurs vous savez s’ils vivaient déjà à Waterboro ses parents ? Ou bien s’ils ont déménagé ? Demande Jessie.
— Je ne sais pas, je lui demanderai demain, dis-je, mais en tout cas pas besoin de s’inquiéter, il ne sait rien sur ce qu’il s’est passé il y a deux ans.