Le regard rivé sur le plafond craquelé, Larry luttait contre une insomnie. Son esprit vagabondait d’idée en idée mais la respiration profonde de sa mère et les quelques ronflements de son père vinrent interrompre ses pensées. Le soleil poindrait bientôt et il appréhendait cette prochaine journée. Ses rêveries d’évasion et de liberté l’abandonnaient pour de sombres scénarios dans lesquels ils se voyaient errer, perdu, dans le dédale d’un avenir grisâtre et poussiéreux. Demain il aurait onze ans. Ce serait sa dernière année en tant qu’apprentis ouvrier et en tant qu’enfant.
Il tourna la tête en direction de sa mère endormie, se demandant s’il lui arrivait encore de rêver. Il détailla son visage, partiellement éclairé par le faible halo lunaire, qui paressait n’être soulagé d’aucune fatigue. Deux profondes rides creusaient son front et sa mâchoire raide témoignait de la tension qui écrasait son corps. Ses mains étaient jointes contre sa maigre poitrine et Larry s’attarda sur son index droit, amputé de sa première phalange. Non, elle ne rêvait pas, il en avait la certitude.
Il soupira. Désormais, ses songes à lui étaient comptés. Dans un an il entrerait à l’usine, celle où travaillait son père et le père de son père avant lui. Il lui appartiendrait, serait sa propriété, au même titre que les armes qu’elle produisait jours et nuits.
Un objet ne rêve pas.
Il ferma les yeux brutalement, comme pour s’élancer dans un rêve, mais l’alarme retenti.
Le son strident arracha brutalement sa mère du sommeil tandis que son père se redressa tel un mort revenu à la vie.
Allez Larry, lève-toi, ordonna ce dernier d’une voix rauque.
Le garçon s’exécuta de façon machinale mais amer de n’avoir pu dormir.
En moins de vingt minutes, tous trois débarbouillés et habillés de leurs uniformes gris fournis par l’usine, se retrouvèrent dans les couloirs de l’immeuble au milieu d’une rangée de travailleurs qui empruntaient les escaliers. Larry songea au seul avantage d’être adulte, le café. Son père lui en avait parfois rapporté de l’usine et, même s’il avait un goût terreux et métallique, il avait au moins l’avantage de tenir éveillé jusqu’à la ration de la mi-journée.
Ola Big ! saluaient les travailleurs qui croisaient la route de son père. Celui-ci leur répondait par un signe de tête discret. Richard Green était un homme respecté par ses semblables, d’autant qu’il était depuis peu devenu responsable d’atelier. Big, était le nom que les ouvriers donnaient aux responsables d’atelier. Ceux-ci étaient reconnaissables à la bande dorée qui traversait à l’horizontale leur uniforme. Une couleur qui rappelait celle du lion d’or sur le blason du chef d’état centre-européen et qui dénotait dans la grisaille ambiante. Ici, tout était gris. Les dalles des couloirs, les uniformes, les draps et même le Mur qui séparait la zone ouvrière du reste du monde.
Arrivés aux pieds de l’immeuble, les Big se retrouvèrent devant des tracts – de grosses plateformes roulantes – et supervisèrent la répartition des travailleurs en les appelant par leur numéro d’identité.
Des drones aériens filaient au-dessus des foules tandis que les écrans holographiques du Réseau affichaient le visage de l’ouvrier du mois, récompensé par un soleil doré floqué sur son uniforme. Il arborait un franc sourire, soulagé sans doute par l’immunité que ses sponsors lui avaient octroyée. Larry observa ce visage inconnu qu’il voyait partout depuis dix jours. Cet ouvrier venait d’une zone grise française dont il n’avait jamais entendu parler. Tous les ouvriers de centre-europe étaient en concurrence pour le titre, ce qui ne laissait que peu de chance d’être élu. Certains, dont son père, battaient parfois des records de productivité, mais cela ne leur avait jamais offert la chance de devenir l’ouvrier du mois.
Ne rêvasse pas, Larry, grogna sa mère en lui attrapant le bras, tu vas rater l’appel !
Le garçon remarquait que ces derniers temps sa mère était plus distante avec lui, plus renfermée sur elle-même. Elle adressait quelques mots à son père, si cela était nécessaire, et grondait à peine Larry lorsqu’il rentrait de ses escapades tardives. Elle avait l’air soucieuse, plus nerveuse que d’ordinaire. Sans dire mot ils se séparèrent pour rejoindre leurs tracts respectifs. Il se mit en rang calmement, aux côtés d’un garçon bien plus grand que lui.
Numéro 100-234 ! son numéro. Il s’avança vers la plateforme avec la sensation de faire un saut dans le vide.
Deux ouvriers aidèrent Richard à monter à bord du tract. Il les remercia d’une tape sur l'épaule puis scruta ses compagnons les uns après les autres. Il pouvait lire l'inquiétude dans leurs yeux creusés par la fatigue. Néanmoins cela le rassura, aucun regard ne fuyait, pas même qu'il n'exprimait de doute. Richard tentait de faire bonne figure, de dissimuler ses craintes, mais malgré ses efforts sa gorge se serrait, sa bouche se desséchait, au rythme des énormes roues du tract qui martelaient l'asphalte. L’usine, ce monstre de pierres et d’acier, recrachait par milliers les travailleurs nocturnes qui faisaient route dans la direction opposée. Richard croisa des visages auxquels il s’était trop habitué. Usés et sales, comme si une nuit de travail équivalait à une vie entière. Le poing et les dents serrés, il les regarda s’éloigner. Enfin tout ça allait changer. Après des mois de réunions secrètes et de négociations tendues, le jour était enfin venu. Ils feraient ce qu’aucun ouvrier avant eux n’avait osé faire, aujourd’hui ils feraient grève.
Cette grève à laquelle il avait longtemps réfléchi était la raison principale à sa promotion de chef d’atelier. Les votes pour sa nomination avaient été quasiment unanimes et Richard sut qu'il serait écouté, sinon suivi, dans son mouvement. Le travail de chef d'atelier signifiait plus de responsabilités mais surtout plus de poids auprès des ouvriers. Bien qu’il eut fallu convaincre ou soudoyer un certain nombre d'entre eux, les cinq cents travailleurs qu’il supervisait avaient accepté, par amitié la plupart du temps. Quant aux neuf autres Big de l’atelier, il eut fallu négocier, se priver de quelques rations, jurer qu’il serait le seul à assumer la responsabilité d’une mutinerie et à part Mitch et le vieux Goose, tous avaient longtemps refusé.
Avec cinq milles hommes par atelier l’usine Ruppert and Graam était capable de produire dix milles armes toutes les dix secondes. Richard avait tellement imaginé briser cette production ne serait-ce que quelques minutes qu'il en ressentait désormais une profonde angoisse. Lui et ses cinq cents travailleurs entrèrent dans le monte charge fait de vieux rouages métaliques grinçants et se laissèrent entrainer dans les profondeurs de l'usine, jusqu'au dixième sous-sol. Richard regarda la lumière extérieure s'éloigner avec la sensation d'avoir l'unique vision du monde qu'offrait le fond d'une tombe. Enfin, ils arrivèrent dans le sas de l'atelier, un hall immense éclairé de lumières blanches et qui accentuaient le gris terni du sol et des murs. Chacun leur tour ils récupérèrent leurs oreillettes et leur tasse de café. Dès la première gorgée le coeur de Richard accéléra, son sang se mit à circuler si vite qu'il en ressenti des picotements dans les mains et les pieds, ses rétines se rétractèrent, ses muscles se gorgèrent de sang. A cause des boosts continus dans le café, le rendement atteindrait son apogé dans quatre heures. C'était à ce moment-là qu'ils cesseraient brusquement toute activité. Richard se surpris à implorer l'univers de ne pas le faire flancher, de lui donner du courage, à lui et aux cinq mille ouvriers de l'atelier. Dix minutes, c’était tout ce qu’il leur demandait.