Chapitre I

Des pages et des pages. Des dizaines de feuilles, des carnets entiers qui s’empilent devant moi, recouverts de cette écriture si belle et raffinée. Des centaines de documents, des feuilles de brouillon, des nouvelles qui ont gagné des concours, des livrets cousus les uns aux autres, des manuscrits à peine entamés et d’autres possédant même des épilogues.

Des articles de journaux découpés, des schémas sur le déroulement d’une histoire, des notes de grammaire, des citations recopiées, des listes de livres à lire ou des idées de textes à écrire. Des diagrammes de relations en couleurs, des fiches personnages détaillées et des synopsis s’étendant sur des dizaines de pages.

Elle ne cesse d’empiler devant moi de nouveaux papiers. Le tas s’agrandit, toujours plus. Pour ne pas trop angoisser à la vue des quantités de documents que je dois recueillir, je détourne le regard vers les murs. Deux d’entre eux sont tapissés de livres ; un troisième est occupé par une grande fenêtre. Mais le mur de la porte, lui... des centaines de feuilles, des extraits d’une page ou deux le tapissent. Tant et si bien qu’il m’est impossible de connaître la couleur originale du mur.

_ Et voilà, dit la femme. J’espère que vous aurez assez de quoi traiter pour votre livre.

Je repportait mon attention sur elle. Oh oui, j’aurais bien de quoi faire ! Depuis deux ans, une idée a germé dans ma tête ; et elle n’a pas cessé de grandir et de se développer au cours du temps. Écrire un livre sur la vie de cinq grandes autrices. Et la femme qui se tient devant moi est l’un de mes sujets. Roberta Kayor.

Cinquante ans aujourd’hui. Pourtant, elle n’en a pas l’air. Si je n’avais pas eu cette information, jamais je ne l’aurais deviné. Son visage comporte peu de rides et son épaisse chevelure blanche cascade sur ses épaules. Dans ses yeux, j’aperçois toujours l’éclat de malice qui animait ceux de la jeune femme dont j’ai retrouvé les photos ; cette dernière tenait chaque fois un livre à la main, mais celui-ci était toujours différent. Leur seul point commun était son nom imprimé sur la couverture de chacun d’entre eux.

_ Oui, c’est bon, merci de mme. Kayor. J’ai largement de quoi faire.

Mon projet s’est consolidé, et les notes que j’ai prises dans mon carnet témoignent du développement progressif de l’idée. Il s’agirait d’une saga en cinq tomes, chacun d’entre eux retraçant la vie d’une grande autrice française. Un livre pour mettre en scène celles qui ont toujours été éclipsées dans l’ombre. Le nom de plume de Kayor est Fleur d’Ilaya ; et c’est aussi le titre du futur premier tome de ma future saga.

Je suis journaliste. Mon nom est Béatrice Rosero. J’ai 22 ans et je n’ai pas eu une vie particulièrement mouvementée. J’ai toujours aimé les livres mais le désir d’écrire m’a surpris il y a peu.

_ Oh, je vous en prie, appelez-moi donc Roberta !

_ Ok, Roberta. Merci beaucoup pour tous ces papiers. C’est très précieux et je suis heureuse d’être celle qui consignera tout cela dans un livre. Mais comme vous pouvez vous en douter, mon projet ne retracera pas seulement tout le parcours d’écriture de l’artiste, mais aussi sa vie personnelle. Ça aide toujours à replacer les sentiments ressentis à tel moment et à tel endroit, dans l’idée de donner du sens à chacun des textes que vous acceptez si gentiment de me remettre.

Je fis une pause, attendant que Roberta dise quelque chose. Mais comme elle se taisait, je repris :

_ Bref, pour cela, il me faudrait vous poser quelques questions.

Roberta Kayor, dite Fleur d’Ilaya, avait mystérieusement cessé d’écrire, alors que les gens s’arrachaient ses quelques romans, qui avaient tous fait un succès fulgurant. Voilà pourquoi j’étais si impatiente de commencer notre interview. J’allais peut-être être la première à découvrir la raison profonde du déclin de Fleur !

_ Oui, oui, aucun problème. Quelles sont vos questions ?

Je posais quelques questions banales, comme sa date de naissance, sa famille, comment et pourquoi elle a commencé à écrire. Et puis, la question qui me brûlait les lèvres les franchit :

_ Dites-moi Roberta. Pourquoi Fleur d’Ilaya a cessé d’écrire ?

Le visage de mon interlocutrice se décomposa. Le joyeux sourire qu’elle arborait disparut aussitôt sous une colère aveugle. Elle se leva violemment et fit tomber la moitié des papiers qui étaient empilés sur la table.

_ Sortez. – dit-elle en me pointant la porte.

_Roberta, je suis désolée, je ne voulais pas...

_ SORTEZ ! – hurla-t-elle.

Je quittais précipitamment la pièce.

J’avais tout foiré. Quels secrets du passé de Roberta l’avaient écarté de Fleur ?

Je errai dans les rues, mon sac à dos jetté sur une de mes épaules. Je ne parvenais pas à assimiler ce qui venait de se passer. Roberta Kayor m'avait mise à la porte, sans aucun document à étudier pour mon livre.

Arrivée chez moi, je montai précipitamment les marches jusqu'à mon appartement et claquai la porte derrière moi. Je contournai la table de la cuisine et fis bouillir de l'eau. Pendant que la bouilloire chauffait, je me rendis dans ma chambre. Je jettai mon sac dans un coin et enfilai un épais pull de laine. Puis je revenait dans la cuisine et me préparait un grand café. 

Installée dans le canapé, j'enveloppai mes jambes nues d'une couverture et buvait une longue goulée de mon breuvage, que j'entourait de mes deux mains pour me réchauffer. 

Et puis, les derniers évènements me frappèrent de plein fouet. Un pincement au coeur, une douleur à la poitrine... Des larmes perlèrent dans mes yeux et roulèrent sur mes joues, certaines se glissèrent même dans la comissure de mes lèvres.

Mon rêve, ce projet entretenu depuis deux ans, venait de subir un échec cuisant. Bien sûr, je pouvais toujours écrire sur les quatre autres autrices. Mais sans Kayor, ce ne serait pas la même chose. J'avais passé mon adolescence à lire et relire ses textes, appréciant les mots qu'elle avait choisi, les histoires qu'elle avait inventé, les personnages qu'elle avait créé...

Au fur et à mesure que je m'apitoyais sur mon sort, la réalité me parut moins dure. Avec les informations que j'avais déjà, je pourrais commencer une ébauche du texte final, puis me concentrer sur les autres autrices dans l'espoir que Kayor finisse par oublier ce malheureux incident et se décide finalement à me confier tous les textes, publiés ou non, qu'elle avait produit pendant sa carrière.

Mais finalement, tout cela n'avait pas vraiment d'importance. J'étais là, à pleurer seule sur mon canapé, sans avoir pensé une seconde au mal que j'avais dû faire À Roberta pour qu'elle perde ainsi ses moyens. Qu'elle égoiste je fais! Incapable de m'inquiéter pour l'état d'esprit de la personne que j'avais blessée. Et qui se révélait être Fleur d'Ilaya elle-même!

Pour avoir réagi aussi violemment, la raison pour laquelle elle a cessé d'écrire devait être un traumatisme dont la plaie venait à peine de se refermer dans le coeur de Roberta; et comme une idiote sans compassion, je m'étais précipitée vers elle, un couteau à la main, prête à écorcher de toutes parts la fine membrane qui la séparait d'un passé douloureux, que j'avais fini par déchirer: à présent, un filet de sang de plus en plus épais s'écoulait probablement  de la blessure que j'avais rouverte.

Mais tout cela laissait un vide significatif sur son passage, et une seule question me tailladait l'esprit:

Qu'avait-il bien pu arriver à Roberta Kayor pour que Fleur d'Ilaya, un personnage créé de toutes pièces et qui avait un talent incontestable doive en souffrir dans son petit monde fait de livres et de papiers?