Les amours vont et viennent tandis que les passions dévorent le monde, et dans un perpétuel jeu d’affection et de trahison, tissent la trame de l’histoire et se jouent du destin des vivants.
Telles étaient les pensées qui me traversaient l’esprit tandis que je marchais à travers le champ de bataille, les yeux fixés devant moi, n’accordant aucune attention aux cadavres qui jonchaient le sol. Un brouillard épais s’était levé, des volutes de fumée circulaient entre les flammes vacillantes et la terre humide. Il avait plu pendant la journée, rendant la plaine boueuse. Maintenant, au milieu de la nuit, le ciel s’était éclairci et les étoiles, témoins des événements passés et avenirs, observaient la guerre en pleurant des larmes de magie. Je ne ressentais ni le froid mordant, ni la peur de mourir. Je me contentais d’avancer comme toute mon histoire m’avait dit de le faire.
Il existe, au milieu de la plaine d’Ituna, un promontoire rocheux que l’on appelle le Roc. Il prend l’aspect d’une main qui tend les doigts vers le ciel. Après avoir longtemps marché, j’atteignis cet endroit qui allait marquer la fin de mon histoire. Le vent faisait claquer ma robe noire, mais mes cheveux demeuraient insensibles, figés. Mes yeux d’or fixaient le point ultime de mon existence. J’en étais certaine, j’avais suivi la Bonne-Marche-des-Choses et je me trouvais au bon endroit, au bon moment. C’était le résultat de toute une vie passée à aimer et à haïr, à courir et à comploter. À danser et à me battre. Demain, ma vie prendrait fin.
L’odeur de la pourriture et celle, métallique, du sang étaient omniprésentes. Partout, on entendait le bruit du fer qui se croise, des râles d’agonie, des cris de guerre. Je pris une profonde inspiration. Il y avait quelque chose de plus, une odeur que j’avais connu, et que j’avais cru oublier. Mais elle était bien là, à quelques mètres à peine. J’eus un sourire et commençai l’ascension. Quelques secondes me suffirent pour atteindre le sommet du Roc. Là, j’avais une vue imprenable sur toute la partie est de la plaine d’Ituna.
Arrivée au sommet du « doigt » le plus élevé, je baissai les yeux vers le sol. J’élevai les bras, invoquant un vent qui fit secouer pour la première fois mes cheveux, et dissiper la brume aux alentours, révélant un plateau recouvert d’hommes, de femmes et de créatures merveilleuses inconscients, tous probablement morts. Excepté un homme.
Il était blond, vêtu d’une cotte de maille et d’une cape pourpre. Il tenait dans les mains une lourde épée avec une lame en or incrustée de glyphes d’argent. L’homme parut sentir le courant magique qui avait lieu, car il leva instinctivement la tête, et ses yeux bleus croisèrent les miens. Mes lèvres s’étirèrent en un sourire.
Un sentiment de victoire m’envahit.
Cette épée, pensai-je. Tout vient de cette épée.
Nous nous regardâmes un long moment, les yeux dans les yeux. Personne qui n’eut été là n’aurait pu déchiffrer les émotions qui animaient nos visages. Un sentiment de joie et de tristesse, de victoire et de perte, de tendresse et de colère. Nous étions là, tous les deux, et il était impossible de savoir si nous nous aimions, ou nous indifférions.
Je levai de nouveau les bras, telle une croix au sommet du rocher. De longs fils de lumière obscure se propagèrent autour de moi, s’enroulant autour de mon corps comme un entrelac de racines ; et dans mes mains, la lumière magique des fées éblouit les alentours. Je commençai à psalmodier, entonnant un chant aussi ancien que la vie elle-même ; et alors que mes mots portaient vers les étoiles, une lourde tempête se propagea au-dessus de nous, masquant le ciel et la lune. Une pluie fine commença à tomber.
— Nous nous retrouvons enfin, clamai-je.
— Je ne t’ai jamais oublié, me répondit-il.
Un nouveau sourire étira mes lèvres. Il n’était pas lumineux.
— Oui. Je sais.
Alors l’orage éclata au dessus de champ de bataille, et lorsque je me réveillai dans mon lit, loin du désert, un éclair silencieux zébra le ciel au dessus du Château Suspendu.
* * *
Le temps était d’humeur joyeuse ce jour-là. Lorsque j’avais ouvert les yeux, de puissants rayons de soleil transparaissaient à travers les fins rideaux. Comme tous les matins, je m’étais activée à retranscrire mon rêve de la nuit, non sans profiter de cette agréable chaleur qui présageait le début du printemps. Même les discussions fades des dames de la cour, qui résonnaient à mes oreilles dans le boudoir, ne pouvaient éclipser la bonne humeur que m’apportait ce beau temps.
D’ordinaire, je ne me serais pas jointe à elles. Bien que mon amour du vin et du tabac soit connu de tout le monde, je passais plus volontiers mes journées dans la bibliothèque du château. De temps à autre je dispensais quelques cours de magie à ma sœur – un travail ardu, ma cadette préférant parader dans la capitale vêtue de ses plus beaux atours que de s’appliquer à l’étude. Ou bien prenais-je à mon tour le rôle de l’élève en assistant mon père dans sa fonction de dirigeant du royaume.
Mais pas aujourd’hui. Ce matin, après avoir rempli de nouvelles pages de mon carnet, je m’étais lentement apprêtée pour inviter dans ma salle de réception privée quelques-unes des dames du château qui n’avaient pas totalement gagné mon mépris. Elles n’étaient pas nombreuses, et j’étais prête à jurer qu’elles passeraient de longs moments plus tard à se vanter de m’avoir tenu compagnie, moi, la princesse héritière, solitaire et avare de paroles.
Ce qui me sauvait de l’ennui profond était la récente nouvelle du bal organisé par mon père pour célébrer les fiançailles de M. de Tréville et de Mlle Alina. Des quartiers de la ville-basse aux loges de la cour, l’annonce n’avait pu que surprendre. M. de Tréville n’avait jamais caché son déplaisir à la fréquentation des femmes frivoles ; il se racontait que personne ne pouvait trouver grâce au cœur du Maître de la Garde du Roi. Âgé de quarante ans, il était d’autant plus étonnant qu’il prenait pour épouse une jeune femme qui avait à peine dépassé la majorité, et n’était alors qu’une dame de compagnie de ma sœur ; Mlle Alina n’avait aucune fortune, et sa présence dans les couloirs du Château Suspendu n’était due qu’à sa parenté avec une servante bien aimée de feue notre mère. Les premiers ragots racontèrent que la demoiselle lui avait fait boire quelque potion surnaturelle, car chacun savait que M. de Tréville faisait là un très mauvais mariage, tandis que Mlle Alina montait considérablement dans l’ordre mouvementé du jeu des classes sociales.
Lorsque mon père m’avait demandé de réaliser une solution pour révéler la présence d’une quelconque forme de magie dans cet engagement, tout le monde était encore sur ses gardes. Lorsque j’eus annoncé que seul un véritable attachement les liait l’un à l’autre, sans philtre versé dans un verre ou enchantement jeté par la dame de chambre, ce mariage en devenir était passé de médisances à simples commérages. Les deux amoureux passèrent en second plan, et l’on ne parla plus que du bal organisé en leur honneur. Parfois, j’avais la sensation que mon père, ma sœur et moi étions les seuls à réellement nous réjouir de l’affection que se portaient M. de Tréville et Mlle Alina.
Ainsi, c’est de cela que parlaient mes compagnes cet après-midi, dans cette pièce chaleureuse où je n’accueillais que très rarement du monde. Mon porte-cigarette entre les doigts, je laissai les dames pérorer sur les tenues qu’elles avaient fait importer d’Ixlandia à l’aide de quelques pirates Azgons ou commerçants Orcaniens. Sur ce que j’allais porter, de mon côté, je restai discrète :
— Garderez-vous donc le secret tout le mois, Votre Altesse ? demanda Charlotta, la fille aînée du Duc de Laurien.
— La surprise est l’apanage d’une bonne entrée, me contentai-je de répondre.
Ceci sembla leur suffire pour le moment, mais je n’avais aucun doute que Charlotta, ou toute autre personne, insisterait plus tard pour connaître les détails de cette tenue sur laquelle je travaillais depuis plusieurs jours. Il s’agissait de l’un de mes seuls plaisirs au château : me vêtir de vêtements plus ravissants qu’aucun couturier Ixlandien ne pouvait produire. Mes tenues étaient imprégnées par la magie, une magie que je maîtrisais avec talent depuis mon retour du Sanctuaire d’Avéa, où ma tante m’avait formé à tous les arts de la sorcellerie. J’étais partie à dix ans de mon royaume avec le seul titre de princesse héritière, pour revenir avec celui de Prêtresse du Culte des Fées.
La difficulté, pour mon entrée lors de ce bal, résidait dans le fait de ne pas voler la vedette à ceux que l’on célébrait. J’éprouvais un respect à leur encontre que nulle autre dame de la cour ne partageait.
C’était en outre l’une des raisons qui me rendaient des plus solitaire dans ma propre maison. Je détestais que l’on me copie, or, dès mon retour au château à la mort de ma mère, les dames s’étaient mises à porter les couleurs noir et or qui caractérisaient mes tenues ; les plus grands couturiers s’étaient échinés à vouloir égaler la beauté de mes tissus, en vain. J’aimais me vêtir bien, j’aimais passer du temps à travailler mes robes, à les agrémenter d’enchantements. La manière populaire de m’imiter m’irritait, toutefois. Si ces dames cultivaient davantage leur propre singularité, alors peut-être auraient-elles un jour l’occasion de m’égaler.
Je leur étais supérieure, je le savais, bien que je ne le montrasse jamais. C’était une complaisance vile et égoïste ; vaniteuse, pourrait-on dire. Mais depuis trois ans que je côtoyais ces personnes – mes sujets – j’avais appris à profiter de ces plaisirs par trop rares. Cela faisait peut-être de moi quelqu’un de mauvais, et je n’étais pas inconsciente de ce que l’on disait de moi au détour d’un couloir. Cette princesse vaniteuse et hautaine que l’on n’appréciait guère ; une étrangère pour beaucoup de monde. Je ne pouvais pas leur en vouloir. La « Prunelle de Kolchie », comme on me surnommait lorsque j’étais enfant, avait beaucoup changé lors de ses dix années d’exil.
Je n’acceptais que lors de rares occasions de m’arracher à cette attitude. Aujourd’hui, avais-je décidé, était l’une d’entre elles :
— Et vous, Charlotta, qu’avez-vous donc prévu ? Quelles couleurs arborerez-vous ?
Malgré-moi, je ne pus m’empêcher de lancer cette petite pique.
— J’ai pensé à beaucoup de choses, dit-elle en souriant, heureuse que je m’intéresse à elle. Mais j’ai finalement opté pour les couleurs de ma maison. Ce sera une robe bleue et or, je ne l’ai pas encore reçue. J’ai hâte de la tenir dans mes mains.
La lueur de convoitise dans son regard m’amusa.
— Suivez mon conseil, voulez-vous ? Ne la montrez à personne avant le jour du bal, votre effet n’en sera que plus étonnant.
Son visage s’éclaira tandis que je m’adressais à elle avec sincérité. Cela arrivait parfois. Cet éclat dans l’œil que les gens ont lorsque je leur souriais et que je m’adressais à eux comme si nous étions proches. J’y parvenais peu au sein du château, mais au sein de la cité, il m’arrivait d’aller dans une auberge et de boire un peu de vin en discutant avec les habitants. Je m’étais liée d’une réelle amitié avec une vieille marchande aveugle, un dirigeant de mercerie, un homme qui voulu donner à son bar un nom qui m’honnerait. Tant de personnes qui n’avaient guère d’importance dans ce monde si grand, mais que je trouvais sympathiques.
Trouvais-je Charlotta sympathique, ou n’était-ce qu’un sentiment passager ? Elle brisa mes interrogations par une simple remarque :
— Avec tous les invités qui seront présents, peut-être rencontrerez-vous le futur roi de Kolchie.
— Là, Charlotta, vous allez trop loin.
Mon avertissement amusé, un simple trait d’humour, plongea toutes les dames dans un bref silence. Peut-être aurait-il duré si Bettie, ma dame de chambre, n’était pas apparue pas au même moment. Elle tenait dans les mains un rouleau de parchemin dont le sceau n’avait pas été brisé. Il était d’usage au château que chaque lettre qui en franchissait les portes soit lue par la Garde du Roi, afin qu’aucun artifice magique, ou qu’aucun message pouvant nuire au royaume, n’atteigne son destinataire. Mais j’étais capable de sentir l’aura de la magie, et je n’avais aucune raison de nuire à ma patrie ; j’avais ainsi obtenu de mon père, au grand dam de ma sœur, l’autorisation de recevoir mes lettres sans lecture préalable.
Tout le monde se tourna donc vers cette étrange missive, dont je brisai le sceau et lu les quelques lignes :
« Mon amie, cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes pas rencontrés. J’ai tant d’histoires à vous raconter, d’aventures à conter ; j’espère que votre vie à la cour se passe d’une meilleure façon que vous ne l’imaginiez quand nous quittâmes l’Île de Pan.
« J’écris ces mots en espérant qu’ils parviendront jusqu’à vous. Mes compagnons et moi sommes ici, à Trevena, et j’ai grande hâte de vous revoir. J’ignore cependant comment des vagabonds tels que nous pourraient rencontrer l’héritière Dame Morwen ! Peut-être avez-vous quelques idées qui ne tariraient pas votre grâce et le respect qu’on puisse avoir pour vous.
« Vous pourrez me contacter en envoyant un billet à l’auberge de La Fleur de jais et d’or. Je vous adresse mes plus sincères vœux de bonheur et de santé, et espère vous revoir très bientôt.
Lancelaad, dit le Héros Errant. »
Je ne pus retenir un petit rire. Le Héros Errant, pensai-je. Et bien, mon ami, je songe que vous avez beaucoup de choses à me raconter.
Je me redressai aussitôt, une idée bourdonnant dans ma tête. Il y avait bien un moyen de nous rencontrer sans attirer aucune attention, car il y avait bien un événement où tant de monde serait présent que personne ne ferait attention à quelques étrangers bien vêtus, et dotés d’une invitation royale. Je regardai une par une les dames qui m’accompagnaient. Toutes étaient surprises par ma soudaine réaction. Je leur adressai un grand sourire, le plus grand et le plus sincère de la journée, et annonçai :
— Je crois pouvoir vous assurer qu’il y aura quelques surprises, lors de ce bal.
— Quelles sont ces cachotteries ? rit Charlotta. Que préparez vous, Dame Morwen ?
— Je ne prépare rien. Du moins, rien dont je ne sois parfaitement certaine. Je ne fais rien d’autre qu’espérer, comme nous toutes.
Ces paroles sibyllines parurent méduser tout le monde, et je me surpris satisfaite : j’avais semé la graine de la curiosité et je ne doutais pas que d’ici quelques heures tout le château serait au courant que la princesse préparait quelque chose. J’espérais simplement que cela ne porterait pas préjudice aux deux promis. Loin de moi était l’idée de les éclipser plus qu’ils ne l’étaient depuis l’annonce du bal. Un bal que j’attendais désormais avec une toute nouvelle impatience, bien plus importante.
J'ai bien aimé cette entrée en matière, l'ambiance de course qui se discerne et les détails que tu saupoudres pour ne pas nous faire une description trop lourde de ton univers, ça rend le premier chapitre entraînant et on nous donne envie de continuer pour découvrir le reste.
J'ai un peu tiqué des descriptions physique de Morwen par elle-même dans son rêve (ça fait plus troisième personne que première). Et j'ai relevé deux petits "coquilles" :
Ce qui me sauvait de l’ennui profond, pensais-je, -> on peut enlever 'pensais-je' ça fait très méta-discours sinon.
Peut-être aurait-il duré si Bettie, ma dame de chambre, n’apparut pas au même moment. -> je pense qu'il faut mettre 'n'était pas apparu" plutôt pour la concordance des temps.
En tout cas le mystère de la lettre et de son expéditeur arrive à point nommé pour lancer la suite !
J'ai eu peur que le personnage ai déjà tout ; beauté, pouvoir, magie, etc et que du coup on ne sache pas trop ce qui la rend intéressante pour son évolution mais sa forme d'arrogance et de mépris la rend assez humaine :)
Je vais lire le chapitre 2 !
Tout d'abord, merci beaucoup d'avoir lu ce premier chapitre et d'avoir laissé un commentaire ! Je vais dès maintenant prendre tes conseils et modifier le texte :)
Je voulais aussi préciser deux points par rapport à ce que tu dis : tout d'abord la description de Morwen dans son rêve ; je pense que l'impression de description à la troisième personne vient du fait que le texte était, à l'origine, écrit à la troisième personne - je vais donc réfléchir pour trouver un moyen de décrire Morwen un peu différemment.
Le deuxième point, c'est que Morwen a effectivement déjà la beauté, le pouvoir, la magie ; j'ai eu beaucoup d'idées pour commencer ce roman, et parmi elles j'ai pensé à écrire ses dix ans d'étude de la magie, avant de me décider à commencer l'histoire après qu'elle soit rentrée chez elle. Le problème étant qu'elle représente l'une des plus puissantes magiciennes de son époque dès le début du livre. J'espère que nous pourrons voir si l'histoire se tient par la suite car, effectivement si Morwen a déjà tout, c'est parce-qu'il lui faut toutes ces qualités pour poursuivre son aventure lors de ce roman. Je précise ici que ce ne sera pas une histoire dans laquelle la protagoniste va travailler pour devenir plus forte - elle va au contraire utiliser cette force et ce pouvoir pour influencer le cour de l'Histoire.
En tout cas, merci beaucoup pour tes compliments, je corrige les erreurs que tu as soulevé et je lis de ce pas le commentaire que tu as laissé au deuxième chapitre !!!