Chapitre I

Par Sarra G
Notes de l’auteur : Bonjour à tous, j'espère que cette histoire vous plaira. Elle est encore en cours d'écriture, je ferai de mon mieux pour publier régulièrement. J' ai une légère dyslexie, je vous demanderai donc d'être indulgents en commentaire même si toutes vos critiques sont bien évidemment les bienvenues. Merci à tous.

Brahim n’était pas vieux, il était usé comme la coque d’un navire laissée à la merci du temps et des éléments. Tanné par le soleil, sculpté par le vent, le vieux pêcheur était imprégné par l’odeur si particulière de la mer ne quittait jamais son corps ni ses cheveux. Brahim était silencieux mais le silence qui l’habitait n’était pas celui du sot, qui ne parlait pas parce qu’il ne comprenait rien au monde et aux hommes qui le peuplaient. Les heures passées en pleine mer lui avaient appris à comprendre le silence. Elles lui avaient appris à lire, dans les courants, dans les nuages et dans la brume, l’essentiel, cet essentiel qui ne pouvait pas être traduit en mots mais voilà qu’aujourd’hui celui qu’on avait appelé bekouche, le muet, s’est présenté devant moi, et m’ensevelit sous une avalanche de paroles, une avalanche puissante mais contrôlée. Brahim n’a jamais aimé les excès. Chaque mot était choisi. Chaque phrase semblait avoir été pensée pour être la plus courte, la plus concise, la plus précise. Le pêcheur parla, encore et encore et moi j’écrivis sans comprendre pourquoi je le faisais mais je le fis. Les mots étaient là, couchés sur du papier, tous ceux qu’il n’a jamais osé dire comme ceux qu’il a préféré taire se suivant sur une ligne droite, dans un mélange de boucles et de ratures. Devant moi s’étalait une partie de la vie de Brahim le pêcheur au bateau peint de blanc et de bleu. 

Le premier souvenir qu’il évoqua, en s’asseyant en face de moi, ses sourcils épais légèrement haussés, sa moustache se tordant sous les mouvements de son nez, qu’il essuya, était celui du pain que préparait sa grand-mère. Il avait un goût particulier parce que l'argile du four dans lequel il était cuit provenait d’une terre qui se trouvait près des côtes. Cette terre côtoyait souvent les eaux salées de la mer ce qui rendait son argile si spéciale. Tout ce que produisait cette terre était donc imprégné de la mer. Sa mère, enceinte de lui, avait développé un appétit féroce pour ses pains et leur goût si salé. Avant même qu’il ne naisse, Brahim rencontra la mer et se lia à elle de la plus étrange des façons. 

— Je n’ai pas eu besoin de la voir pour la reconnaître, me dit-il. Enfant, il me suffisait de sentir le vent pour dire, la mer est ici. Je connaissais son odeur, je connaissais son goût.

La mer était impitoyable, elle lui avait presque tout pris mais le pécheur ne pouvait que l’aimer, d’un amour qu’il ne pouvait pas destiner à ses semblables. Cet amour j’en ai été témoin, je le voyais dans son regard, depuis la terrasse de mon appartement qui donnait sur le petit port duquel, Brahim et le reste des pêcheurs partaient rejoindre la haute mer. Bien que je ne pouvais pas clairement distinguer son visage parmi la foule qui se tassait sur les quais, je pouvais aisément le reconnaître à ses mouvements, à cette démarche si particulière qu’il prenait pour rejoindre son navire. Il était toujours le premier à émerger de la brume et le dernier à quitter la mer. Son bateau manquait d'entretien, son équipement ne tenait que grâce à une volonté divine mais Brahim savait pêcher le poisson mieux que personne. Il ne me regardait jamais, ni lorsque je me promenais le long de la plage, ni lorsque je rejoignais mon oncle sur les quais ou que je le croisais par hasard sur la place du village. Jamais son regard n’a rencontré le mien. Nos deux mondes n’étaient pas faits pour se rencontrer, nous appartenons à deux réalités différentes, il était la mer, j’étais le ciel. L’horizon était voué à nous séparer pour l’éternité mais je savais au plus profond de moi que ces yeux reflétaient mon monde et que les miens reflétaient le sien comme le bleu de la mer n’est que le reflet de celui du ciel. Chaque jour, avant même que le soleil n’émerge, me dit-il, il avait ce rituel qui consistait à se promener  sur la plage déserte. Les vagues ondulaient sur la mer encore lisse et s'écrasaient aussitôt pour disparaître comme si elles n’avaient jamais existé. Il aimait la sensation du sable froid sur ses pieds nus, il avait l’impression que chaque grain qui le composait contribuait d’une façon ou d’une autre à cette profonde harmonie dans laquelle était plongée la plage à cette heure où le monde entier semblait s’être arrêté. Brahim me disait que les secondes sur cette plage s’écoulaient en éternité, comme si le ciel avait pris le temps en otage et seule l’apparition des premiers rayons du soleil pouvait le libérer. Brahim ne faisait partie ni des bienheureux ni des malheureux. Ils étaient des neutres. Ceux qui observent sans se laisser distraire ni par la beauté, ni par la cruauté. La seule chose qui lui importait c’était l’équilibre, l’harmonie dans un monde qui avait perdu tous ses repères. Il avait besoin de voir que certaines choses obéissaient toujours à des règles. Ces règles le rassuraient et il pouvait y construire sa paix sans se laisser aller aux excès d’une contemplation trop émotive qui aurait fini par le décevoir d’une façon ou d’une autre. Il avait l’impression de perdre toute individualité et d’enfin pouvoir faire partie de quelque chose de grand, de profond, quelque chose pour qui la mort, la vie et l’au-delà n’avaient aucun sens. Brahim ne craignait pas la mort, me disait-il en buvant une gorgée d’eau, sinon il n’aurait jamais choisi la mer comme terrain de jeu. Il serait resté sur la terre, plate et solide. Mais il n’a jamais aimé ce qui était plat et solide, le chavirement de la mer était le même que celui qui emportait son cœur et cela le rassurait de sentir sous ses pieds le même mouvement qu’il ressentait en lui. La mer était un refuge, mais pas un refuge ordinaire, Brahim n’y allait pas pour se sentir en sécurité, il y allait pour se sentir en vie et cette sensation seule la mer en avait le secret. Assis sur le sable, il pouvait prévoir en observant la couleur et le mouvement des vagues si la pêche était bonne ou pas. Il y avait des jours comme ça, où le poisson restait introuvable, Brahim ne saurait expliquer pourquoi il n’a jamais su expliquer les choses, simplement les prédire. Mais ce qu’il avait vu ce matin-là alors qu’il tenait dans sa main une poignée de sable brun et froid, que le vent emportait avec lui petit à petit, vint briser tout ce qu’il avait construit dans cet espace. Toutes ces années s'envolèrent et la plage lui devint soudainement étrangère, froide, laide. Un point sombre apparut sur le tableau qui fut autrefois si paisible et le déforma pour toujours. Cette tâche flottait sur la mer, portrait par le courant elle se rapprochait lentement de la plage où se tenait Brahim. Il ne bougea pas, me dit-il, au début il sentit une colère montait en lui, il en voulait à cette tâche qui n’avait ni forme, ni visage, de profaner ce sanctuaire, de permettre au temps d’être délivré et de reprendre sa course avant que le soleil ne le fasse, il était bien trop tôt, tout était perturbé et rien ne pourrait redevenir comme avant. Il ne bougea toujours pas lorsque la chose inconnue atteignit le rivage. Il l’observa longuement avant de réaliser qu’il s’agissait d’un cadavre, celui d’un noyé et il eut honte d’avoir éprouvé une telle animosité envers un mort. Il avait été éduqué dans le respect de tout ce qui n’appartenait plus à ce monde. Son grand-père lui avait un jour dit,  que les morts étaient sages et même s’ils n’avaient rien fait pour le mériter de leur vivant, avec la mort venait toujours le respect. Brahim se mit à marcher. Les pieds marquaient le sable qui se réchauffait, laissant derrière lui un vestige éphémère de son passage que les vagues venaient effacer aussitôt. L’eau éclaboussa son vieux pantalon, elle était fraîche et agréable, il continua de s'enfoncer et eu, le temps d’un instant, l’envie d'y plonger tout entier, de s’offrir à la mer et de la laisser l’ensevelir jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une écume portée au gré du vent. Mais il ne fit rien et avança, ses jambes s’enfonçant toujours un peu plus dans la mer. Le corps flottait désormais à ses côtés. D’un geste machinal, Brahim agrippa un bout du vêtement et traîna le corps derrière lui sans se soucier de son état. Il était lourd mais le mouvement des vagues lui facilitait bien les choses. Lorsqu’ils rejoignirent la plage, le soleil déchirait déjà le ciel de ses premiers rayons qui dévoilèrent dans toute sa vérité, la laideur du monde que ce corps en décomposition, gonflé et percé, rongé et pourrissant représentait aux yeux du vieux pêcheur. Brahim prit une profonde inspiration et recula sa chaise. Je tenais toujours mon stylo entre mes doigts, la bile posée contre la feuille. Son récit m’avait absorbée au point où la pièce dans laquelle nous étions avait complètement disparu. Lorsque les meubles réapparurent devant moi j’étais déçue de réaliser que je ne me trouvais pas sur cette plage avec lui mais bien dans le salon de mon appartement. Je ne voulais ni parler ni même bouger. Je voulais qu’il oublie ma présence. Je voulais me fondre dans le décor pour qu’il puisse prendre toute la place nécessaire. Seuls les mots qui sortaient de cette bouche aux lèvres sèches avaient de l’importance mais elles restèrent muettes s’entrouvrant uniquement pour ingurgiter quelques gorgées de thé. Les mots me précédèrent et sortirent sans que je ne puisse les contrôler. Je ne voulais pas parler car je savais que mon intervention marquera la fin de ses confidences mais je le fis malgré moi. 

— Qu’est-il arrivé au corps ? Dis-je incapable de masquer mon impatience. 

— C’était il y a cinq ans, il marqua une pause, je l’ai enterré, reprit-il, merci pour le thé et ton temps. Il se leva et se dirigea vers l’entrée puis s’arrêta et se tourna vers moi en ouvrant la porte, pour préparer un bon thé, il n’y a pas mieux qu’un feu doux et patient sinon il ne libérera que son amertume et il partit. 

Des heures s’écoulèrent et je restai dans la même position à fixer la table sur laquelle se consumait une cigarette à peine entamée. Je laissais l’odeur du tabac froid si familière m'envelopper. Le récit de Brahim avait réveillé quelque chose en moi et des souvenirs se mirent à assaillir mon esprit qui n’avait pas la force de les repousser. Alors je les laissais éclore, m’enfonçant dans cette douce rêverie. Je me souvins d’un été en particulier, le premier été qui a suivi notre départ pour la France, nous étions revenus en Tunisie et avions loué une petite maison sur une colline qui surplombait la mer. Je me souviens de l’odeur des légumes que ma mère faisait griller et du pain que l’une des femmes qui habitait une maison voisine de celle que l’on louait, préparait le matin. Elle nous gardait toujours quelques galettes avant que son fils n’aille vendre le reste sur le bord de la route. Ces souvenirs étaient si insignifiants mais cette nuit, la visite de Brahim leur donna une couleur particulière, tout était plus vif, le bleu de la mer, celui du ciel, le vert des arbres immenses qui entouraient le jardin, tout me paraissait désormais vivant. Je me souviens des matins où l’on se regroupait autour de cette petite table, mon grand-père nous rejoignait toujours en dernier, pourtant il était le premier à se lever mais il profitait des heures matinales pour se promener le long de plage déserte sans être obligé de la partager. Pendant ces heures, la plage ne lui appartenait qu’à lui. Il aimait se baigner quand l’eau était encore fraîche et pure. Puis il nous rejoignait, buvait son café en souriant et s’en allait se procurer au marché le plus proche tout ce dont nous avions besoin pour le déjeuner et le dîner. La nourriture était une affaire importante et il était hors de question de sauter ou de négliger un repas alors mon grand-père préférait se charger lui-même de dénicher les meilleurs produits. Ces étés furent de belles parenthèses mais ils n’étaient rien de plus. A chaque fois, il fallait tout recommencer et l’on devait tout reconstruire. Nous partions puis nous revenions. Il fallait de nouveau s'habituer, renouer avec ceux qui sont pourtant notre famille puis les quitter et revenir encore. Pour nous il n’y avait que l’été mais eux devaient endurer toutes les saisons. L’été dans mon souvenir avait une odeur particulière. Une odeur qui mêlait la fleur d’oranger, le pain et le maïs grillé, celui que mon père nous achetait sur les aires d’autoroute. Je m’assoupis sans m’en rendre compte, glissant de plus en plus dans ces souvenirs. J’avais l’impression de rêver, pourtant je ne me rappelle m’être endormie. J’avais quitté mon appartement plongé dans la pénombre, l’odeur du tabac avait elle aussi disparu et je me retrouvais debout les pieds enfoncés dans le sable chauffé par le soleil de plomb. Je connaissais cette plage et la forêt qui la surplombait. C’est celle de mes souvenirs mais quelque chose avait changé, une immense tâche obscure flottait dans l’eau. Elle se rapprochait et je ne pouvais plus bouger. J’avais l’impression de manquer d’air. Une vive douleur me prit à la poitrine. Le bruit aigu de la sonnette me délivra de ce rêve qui laissa un goût amer. Mon corps était tout engourdi. Le jour commençait à peine à naître à l’horizon. J’avais passé la nuit sur cette chaise et le regrettais déjà alors que je m’étirais pour essayer d’apaiser mes muscles aussi durs que la pierre. La sonnette retentit une nouvelle fois. Je n’avais aucune envie d’ouvrir la porte mais la personne insistait en s’acharnant sur cette sonnette dont le bruit m’était de plus en plus insupportable. 

— J’arrive ! Criais-je en espérant dissuader celui ou celle qui se trouvait de l’autre côté de la porte en bois mais rien à y faire, mon invité était plus obstiné que je ne l’étais. 

À peine eus-je tourné la poignée de la porte que celle-ci s’ouvrit en grand sur un ensemble multicolore fait de foulard et de couche de vêtements superposés les uns sur les autres d’une étrange façon. Son parfum était toujours aussi agressif et irritait mon nez qui se mit aussitôt à me démanger. Ses yeux étaient entourés d’un trait épais et sombre, ses lèvres recouvertes d’une fine couche de rouge à lèvres ombré. Elle se tenait devant moi et me détaillait de la tête aux pieds comme elle avait l’habitude de le faire en faisant claquer le bout de ses longs doigts fins sur son menton. Ma tante Nour désapprouvait mon retour ou plutôt elle désapprouvait le fait que je n’ai eu de cesse de repousser mon départ depuis mon arrivée. L’été était fini depuis un moment pourtant je restais là et elle ne comprenait pas pourquoi. Elle et les autres avaient élaboré un tas de théories sur ce qui pouvait bien me retenir ici que les plus jeunes de mes cousins me rapportaient contre quelques billets que je glissais dans leurs mains toujours tendues. Nour était convaincue qu’un homme m’avait brisée le cœur et que j’étais venue ici pour fuir mon chagrin. Dès que j’entrais dans une pièce, elle s’arrangeait pour détourner la discussion autour de son divorce qui était, de loin, la meilleure chose qui lui soit arrivée. Bien qu'elle se soit remariée, quand nous étions seules, elle aimait me dire de penser aux hommes comme à un accessoire, “une fois que tu auras le plus important et de quoi te couvrir, tu pourras commencer à chercher quelque chose pour embellir ta tenue mais pas l’inverse”. Je riais sans rien répondre, j’appréciais sa compagnie même si elle pouvait devenir étouffante comme son parfum qui emplissait la pièce et demeurait dans l’air bien après son départ. Elle était tendre à sa façon et aimait prendre soin des autres toujours à sa façon mais elle était authentique et ce qui était le plus important du moins pour moi. Les autres lui reprochaient son divorce et désapprouvaient la plupart des choix qu’elle faisait depuis mais Nour avait une langue aussi vive que les couleurs de ses foulards. Ses yeux passèrent de mon visage à mes mains avant de s'attarder sur le bureau. La cigarette transformée en poussière y était encore posée. Elle fit claquer sa langue en signe de désapprobation.

— De toute façon je ne suis pas ta mère, me dit-elle en s’asseyant sur la même chaise qu’avait occupée Brahim.

Je la trouvais pourtant moins imposante, comme si le bois s’était résorbé, la faisant rétrécir. Elle attendit que je prenne place à mon tour pour commencer son interrogatoire. Si j’étais chanceuse, je pouvais encore échapper à la session du soir mais celle du matin était un impératif duquel même une catastrophe naturelle ne pourrait me sauver.  “Tu as mangé ? Tu as imprimé les documents pour ta grand-mère ? N’attends pas trop surtout. Tu as pris un billet pour rentrer ?” Je pris une profonde inspiration et répondis par “non” à chacune de ses questions. Je ne pouvais m’empêcher de sourire. Elle était le portrait craché de ma mère et pourtant elle ne pouvait pas être plus différente d’elle. Nour me réprimanda comme à son habitude et finit par me répéter que de toute façon elle n’était pas mère et que ça ne la regardait pas. Elle ôta son voile et je lui servis un verre d’eau qu’elle but d’une traite. La chaleur était excessive pour un mois d’octobre.

— Ne compte pas sur moi pour te nourrir aujourd’hui, dit-elle d’une voix faible. 

— Ne t’en fais pas, j’irais nous acheter quelque chose. 

— Ne gaspille pas ton argent. 

— C’est fait pour, elle ne répondit pas à ma provocation ce qui n’était pas dans son habitude. Elle se contenta d’oser les sourcils et me redemanda de l’eau. 

Elle vida son verre aussi vite que le premier. Je la connaissais assez pour savoir que quelque chose la tracassait. Elle avait cette habitude de mordiller l’intérieur de ses joues ce qui donnait à son visage une expression particulière. Je me levais de nouveau et sortis deux tasses avant de mettre de l’eau à bouillir. L’odeur du café emplit la pièce. Je dégustais le mien en petites gorgées. Malgré la chaleur cela me fit du bien, je ne pouvais pas en dire autant de ma tante qui avait le regard aussi noir que le fond de ma tasse. 

— J’attends ton fils depuis hier soir, je lui ai confié une course mais il n’est pas venu, finis-je par dire. 

— Tu ne sais pas où il est ? Ses yeux s’écarquillèrent. 

— Non, ça fait quelques jours que je ne l’ai pas vu, je pensais qu’il avait du travail au port. 

— Il m’a dit qu’il partait à Tunis. Il a disparu jeudi et il ne m’a pas appelé depuis. 

— À Tunis ? 

— Ça fait des mois qu’il me harcèle pour y aller et je ne voulais pas qu’il y aille. Il n’y a que des mauvaises fréquentations ! Et puis c’est d' ta faute de toute façon. 

— Ma faute ? Je souris. 

— Oui, ta faute ! C’est avec l’argent que tu lui as donné qu’il a pu y aller. 

— Je ne lui ai jamais donné d’argent, je le paye simplement pour les courses qu’il fait pour moi. Un travail honnête, tu devrais me remercier. 

— Tu le payes en euro ? 

— Ça m'est arrivé une ou deux fois, j’étais à court de dinars. 

Elle plongea le bout de ses lèvres crispées dans le café. Elle reposa la tasse et me regarda de nouveau. 

— Et tu avais besoin de lui pourquoi cette fois ? 

— Faire imprimer des documents. 

— Des documents ? 

— Oui. 

— Tu rentres en France ?

— Toujours pas. 

Elle ne dit plus rien et remit son voile sur ses cheveux sans l’épingle qu’elle laissa sur la table du salon. Elle me salua froidement non sans me préciser qu’elle m’attendait pour déjeuner puis partit sans un bruit. Je lui proposai de payer pour les courses mais elle refusa comme à son habitude. Je voyais à quel point tout cela l’a peiné mais je ne parvenais pas à formuler la moindre phrase pour la rassurer. Ses arrivées étaient toujours bruyantes, ses départs silencieux. J’avais cette impression qu’en réalité, Nour ne demandait qu’à être retenue. Que quelqu’un lui prenne la main et la retarde aussi longtemps que possible. Elle pensait que son fils serait cette personne qui ne laisserait jamais partir sa main mais elle comprenait aujourd’hui que même la poigne la plus ferme finirait par se lasser et lâcher avec le temps. Je me servis un autre verre d’eau et saisis mon téléphone. Salim n’avait répondu à aucun de mes messages ces deux derniers jours. J’hésitai à l’appeler puis je finis par laisser tomber.  Salim était un garçon pas très malin mais il avait un bon fond. Sa plus grande qualité est qu’il est né curieux. Salim voulait découvrir, il voulait apprendre. Il ne comprenait pas tout, il comprenait même très peu mais il était toujours à l’écoute. Lors de notre première rencontre, il avait deux ans, j’en avais douze. Ses immenses yeux m'avaient déconcertée. J’avais l’impression qu’on risquait de s’y noyer si on s’approchait de trop près alors j’ai préféré l’ignorer. Pendant de nombreuses années, je lui ai très peu adressé la parole. En grandissant, mes séjours en Tunisie se firent de plus en plus rares et il m’arrivait presque d’oublier le fait qu’une grande partie de ma famille vivait dans ce pays bercé du voile de la nostalgie. Puis il y a deux ans, je suis revenue, seule. Pour la première fois mes parents ne m’accompagnèrent pas. A ma sortie de l’aéroport, je me souviens de ce garçon qui m’observait de loin. Je ne l’avais pas reconnu mais lui, il m’avait bien reconnu. Pourtant, il n’osa pas s’avancer jusqu’à moi. Nous restâmes quelques minutes à nous épiler avant que ses immenses yeux ne fissent rejaillir mes souvenirs. “Salim !” m’écriais-je et il me sourit, soulagé que je me souvienne encore de lui et qu’il n’ait pas à me rappeler qu’il est mon cousin. Cet été-là, il venait d’avoir dix-huit ans et travaillait dans un café à quelques pas de chez sa mère. On se parlait très peu. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire. Je ne connaissais rien de son monde et il avait trop idéalisé le mien. Je me souviens de la première fois où je lui avais demandé de me rendre un service et de son visage empourpré lorsque je lui tendis quelques billets. C’était notre première vraie conversation. Il faisait aussi chaud qu’aujourd’hui, je sirotais un verre de limonade sur la véranda, un livre à la main. Je ne l’avais pas entendu rentrer. Je le découvris sur le pas de la porte en train d’observer un chat allongé sur le toit de la vieille voiture de mon grand-père que Nour avait décidé de garder chez elle. Je lui souris et lui demandais si le chat était le sien. Il hocha la tête de droite à gauche. Je refermais mon livre et me tournai vers lui. 

— Ta mère ne t’as pas dit ce qu’elle comptait faire de cette vieille voiture ? Mon arabe était rouillé mais je parvenais à facilement me faire comprendre. 

— Elle me l’a donnée. 

— Ah bon ? 

— Oui. C’est moi qui lui ai demandé. 

— Qu’est-ce que tu veux en faire ? 

— La réparer et l’utiliser. 

— Tu penses réussir à la remettre en état ?

— Ouais. Enfin, je sais pas trop j’ai jamais essayé mais j’aimerais bien. 

— Et comment tu comptes t’y prendre ? 

Salim souleva la bâche qui recouvrait la voiture et un nuage de poussière s’abattit sur ses épaules et ses cheveux. Il me montra les différentes pièces en me précisant lesquelles étaient encore utilisables, selon lui et lesquelles il fallait absolument changer. Puis il passa sa main sur le capot et me dit que l’ancienne couleur était très bien mais qu’elle était introuvable aujourd’hui, il opterait pour un beau noir ou un bleu mais marine comme celui que la mer prenait les jours de pluie. Ses phrases commencèrent à être de plus en plus longues et il prenait plaisir à me faire découvrir ce tas de rouille. Quand la porte s’ouvrit sur sa mère un panier de courses à la main, Salim s’empressa de remettre la bâche sur la voiture et d’aller à sa rencontre. Elle lui donna le panier et lui dit qu’elle avait laissé une bouteille de gaz chez le marchand à l’angle de la grande rue et qu’il devait aller la récupérer. Nour se dirigea vers la cuisine. J’attendis qu’elle referme la porte de la véranda pour m’adresser de nouveau à Salim qui s’apprêtait à partir.

— Tu auras besoin de beaucoup d’argent pour la remettre sur pied.

— Je sais. Je travaille un peu l’été et mon oncle m’a promis de me prendre avec lui au port. Il paye bien.

Je sortis deux billets de vingt dinars et lui tendis. C’était bien plus que ce qu’il se faisait en une semaine en travaillant au café. Il repoussa mon offre d’un geste gêné et sourit. 

— Ce n’est pas gratuit, ajoutais-je, j’ai un colis à expédier à Paris mais je n’ai aucune envie de perdre une demi-journée à la poste. Si tu acceptes de t’en occuper pour moi, l’argent est à toi. 

— C’est beaucoup trop et t’as pas besoin de me payer pour ça.

— J’aurais une autre course à te demander plus tard. 

— Non, non, non et puis ma mère ne va pas apprécier. 

— Elle n’en saura rien. Prends l’argent. Considère ça comme ma contribution pour restaurer la voiture d’azizi. J’aimerais aussi la voir rouler. 

Il rougit tellement que je crus que ses cheveux allaient s’enflammer et finit par prendre l’argent. Il murmura quelque chose que je devinais être un remerciement puis s’en alla. Notre petite affaire débuta ainsi. Je le payais gracieusement pour faire à ma place les tâches que je trouvais ingrates. Ce souvenir remonte à il y a maintenant deux ans. Avec le temps, nos petites affaires nous avaient rapprochés mais décidément pas assez pour qu’il juge important de me prévenir de son départ. Je ne pouvais pas lui en vouloir, en dehors des courses qu’il faisait pour moi, il ne me devait rien et moi non plus. Je passai une main sur mes épaules endolories par ma nuit passée sur cette chaise. Mes muscles me faisaient souffrir mais je n’avais pas pour autant sommeil. Les stores des fenêtres du salon avaient beau être baissés, je pouvais sentir la chaleur du soleil s'abattre sur le métal prêt à le faire fondre. Je n’avais aucune envie de m’aventurer à l’extérieur. Tout me semblait flou et confus. Mon corps dégoulinait déjà de sueur. Je remplis la baignoire et m’y installai habillée. L’eau était froide et pure. Je fermai les yeux et devant moi apparut Marseille, ses rues sales mais chaleureuses, son port chantant envoûté par le doux tintement des voiliers et ses plages au sable froid.

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