Firo plongea du haut de son rocher. Après une chute vertigineuse de trois mètres, il pénétra dans l’eau émeraude tête la première et profita de son élan pour aller toucher le fond de la Source Froide. Se laissant porter par l’onde, il resta quelques instants encore immobile afin de savourer la tiédeur de l’environnement aquatique. Même si, après treize ans de vie à Alapos sans jamais avoir quitté la région de son village natal, il s’était largement habitué aux températures torrides qui régnaient en surface lorsque la Fournaise approchait, il ne résistait jamais à la moindre occasion de se rafraîchir.
Alors qu’il commençait à manquer d’air, Firo aperçut deux jambes fines battre au-dessus de lui, propulsant un corps tout aussi mince. Il se lança en prenant appui contre la terre vaseuse et remonta à toute vitesse vers la surface. Émergeant triomphalement juste à côté de Naylinn, il balança ses bras et s’amusa à l’éclabousser. La jeune fille, ne pouvant sauver sa longue chevelure brune de la noyade, s’élança également dans la bataille. Les deux amis jouèrent ainsi pendant encore quelques minutes : ils se bagarraient, s’aspergeaient et se pourchassaient en nageant, avant de finir par faire la course jusqu’à la petite berge qui entourait le point d’eau. Même si Naylinn était aidée de sa grande taille, Firo avait indéniablement l’avantage au niveau du physique. Ses nombreuses escapades en forêt, généralement en compagnie de son amie, et surtout l’aide qu’il devait apporter à ses parents pour les travaux agricoles, avaient fait apparaître précocement ses muscles. Son corps de félin fin et sculpté détonnait cependant avec son visage rayonnant de jeunesse et ses yeux gris-bruns fureteurs et rusés.
Néanmoins, Firo ne remporta pas la course. Feignant une soudaine fatigue, il laissa son amie toucher terre la première, avant de sortir à son tour en ébrouant ses cheveux caramel. Après s’être partiellement séchés, les deux jeunes gens rejoignirent l’emplacement où ils avaient laissé leurs vêtements et s’allongèrent sur la terre moelleuse. Ils étaient essoufflés de leurs efforts et de leurs chamailleries naïves. Mais, paradoxalement, ils n’auraient pas pu être davantage calmes et apaisés.
Tout en se reposant, Firo ne pouvait s’empêcher de contempler la Source Froide, petit trou d’eau entouré d’une forêt de chênes Floshiens et de buissons touffus. Un endroit secret et paradisiaque, voire magique pour ses yeux d’enfant, puisque le point d’eau revenait toujours, après chaque passage de la Fournaise, au même emplacement et sans s’être évaporé. Et surtout, il s’agissait du seul lieu où il était certain de pouvoir se montrer tel qu’il était et y faire ce qu’il voulait.
Naylinn pointa soudain son doigt en direction du ciel. Par-dessus la minuscule falaise qui bordait la Source Froide, les premières étoiles étaient apparues sur la voute bleutée, tandis que la couleur de cette dernière déclinait peu à peu. Mais surtout, des filaments de lumière rouge parcouraient l’étendue céleste en une danse chaotique.
« Je crois qu’il va falloir qu’on se prépare à rentrer, annonça la jeune fille. Mes parents n’aiment pas que je reste trop tard le soir. Ils disent qu’à cette période, les animaux sauvages sont agressifs à cause de la venue de la Fournaise.
— Oui, les miens me disent ça aussi, marmonna Firo, déçu de devoir laisser la source, ses rochers et ses fourrés pour les deux mois à venir. Même si je ne crois pas que ce soit vraiment pour ça qu’ils veulent me garder à la maison…
— Ah oui ? Et ce serait pourquoi alors ? questionna aussitôt Naylinn, surprise. »
En guise de réponse, le jeune garçon posa sa main sur son torse avec un air contrarié, désignant ainsi le symbole luisant qui ornait sa poitrine. Naylinn acquiesça, compréhensive. Firo ne lui avait jamais caché l’existence de sa marque de dragonnier ; il n’en avait jamais eu la force, et il avait bien trop peur de perdre sa meilleure amie, laquelle était également sa voisine et la seule fille de son âge à Alapos. Il n’avait pas non plus omis de lui parler de ce qu’il devait vivre pour cacher aux yeux de tous – hormis sa famille – ce tatouage que les villageois considéraient comme une soi-disant malédiction.
Ses parents ne lui avaient jamais expliqué pourquoi il possédait une telle marque, ni l’origine de celle-ci. Ce qu’ils lui avaient appris en revanche, c’était que la moindre personne l’apercevant se mettrait sans aucun doute à le détester. Naylinn était apparemment la seule exception à cette règle.
« On peut rester encore un peu si tu veux, le temps de finir de se sécher et de s’habiller, fit cette dernière en remarquant l’amertume de son ami.
— Oui, pourquoi pas. Comme ça, on pourra voir les lueurs de la Fournaise apparaître complètement juste avant de rentrer.
— Bonne idée, oui ! s’enthousiasma Naylinn. »
Les enfants rassemblèrent leurs affaires et se frictionnèrent pour essuyer les dernières gouttes sur leur peau. Un geste quelque peu inutile, puisqu’ils étaient davantage couverts de sueur que de l’eau de la Source Froide, la chaleur pesante véhiculée par les vents brûlants les ayant déjà entièrement séchés.
Puis, les deux jeunes gens enlevèrent leurs culottes mouillées et les troquèrent aussitôt contre les vêtements secs qui les attendaient sur les racines épaisses d’un arbre. Sa pudeur lui faisant détourner le regard du corps dénudé de Naylinn, Firo profita de ce moment pour observer le ciel encore une fois. Les rubans cinabre étaient à présent parfaitement visibles sur la voûte céleste, y dessinant des arabesques mouvantes et éthérées. Alors qu’à l’ouest, la lumière d’Orlaïli disparaissait peu à peu, une autre lueur, bien plus ténue et rougeoyante, se devinait à l’est, juste au-dessus de l’horizon. Firo reconnut-là les fumées des incendies dévastateurs apportés par la Fournaise, dont les effluves de braise et de tison parvenaient déjà à ses narines.
Cette vision dans son esprit, mélange de terreur et de fascination, lui rappela soudain les projets qu’il avait pour le lendemain. Après ces heures d’amusement passées en compagnie de Naylinn, il avait presque oublié de l’en informer. Tout en finissant de se changer, il se tourna donc vers elle et lui annonça :
« Au fait, Naylinn, demain matin j’ai l’intention de partir en exploration secrète…
— D’accord, et où ça ? bafouilla-t-elle, distraite, tout en se démenant pour enfiler un pantalon trop court. Mince, je crois qu’on s’est trompés, on a échangé nos vêtements ! »
Les deux amis se mirent immédiatement à pouffer, puis à glousser, pour finir par complètement éclater de rire face à la cocasserie de leur situation. Leurs habits étant des répliques adaptées aux enfants de la panoplie des fermiers d’Alapos, ils se ressemblaient énormément par leurs couleurs et leurs formes. Cependant, leurs rêvasseries respectives les avaient empêchés de remarquer les différences de taille pourtant immanquables entre les costumes.
Les enfants se remirent dos à dos pour procéder à l’échange et, une nouvelle fois, s’habiller. Alors que Firo s’apprêtait à se replonger dans ses pensées, Naylinn, quant à elle pleinement lucide, l’interrogea :
« Du coup, qu’est-ce que tu voulais me dire à l’instant ?
— Euh… Hum… hésita-t-il, alors qu’il tentait de se remémorer les mots précis qu’il avait l’intention de prononcer. Demain matin, je compte aller discrètement au Temple de Pyros… et je me demandais si tu voulais m’accompagner. Ça a l’air vraiment intéressant à explorer, il paraît qu’il y a des tas de souterrains qui ne sont pas reliés au réseau d’Alapos. J’ai même entendu dire qu’il y avait un tunnel menant jusqu’à une immense tour protégée de la Fournaise, de laquelle on peut tout observer…
— Tu es fou ou quoi ?! s’exclama Naylinn en comprenant enfin ce que s’apprêtait à faire son ami. Le Temple de Pyros ?! C’est un endroit très dangereux, tout le monde le dit au village, et tu sais très bien pourquoi ! En plus, la tour dont tu parles est située à plus de cent kilomètres d’ici, ce n’est même pas la peine d’essayer de l’atteindre, tu seras mort perdu dans une caverne bien avant !
— Allez, quoi ! Ce ne serait pas la première fois qu’on visiterait un lieu réputé dangereux, hanté ou je ne sais quoi d’autre ! Pourquoi est-ce que cet endroit en particulier te ferait si peur ?
— Je ne sais pas… J’ai comme… une intuition… En plus, c’est une histoire qui te touche personnellement, toi… Et puis d’ailleurs, comment est-ce que tu comptes t’y prendre pour partir puis revenir sans que personne ne s’en aperçoive ? Parce que je te rappelle que la Fournaise est censée être sur nous demain soir ! Tes parents, comme les miens, ne voudront jamais qu’on s’aventure dehors ! On pourrait s’y faire piéger, et il faudrait alors qu’on réussisse à survivre au moins deux mois avant que quelqu’un puisse venir nous chercher… si on n’est pas déjà cuits depuis longtemps !
— Rassure-toi, j’ai tout prévu, expliqua-t-il en tenant fièrement ses mains sur ses hanches. Le temple est à moins de deux kilomètres du village. Et je connais les habitudes de mes parents : demain, ils seront trop occupés à compter les récoltes dans le grenier commun, ils ne sortiront des souterrains qu’en fin de matinée pour aller vérifier qu’ils n’ont rien oublié dans les champs. C’est à ce moment-là qu’ils me demanderont de les aider. Ce qui veut dire que si je pars avant le lever du jour, j’aurai le temps de rester une heure ou deux au temple avant de devoir revenir, et tout ça sans même que mes parents s’en rendent compte. Et si jamais ils s’inquiètent de mon absence, je laisserai un mot pour leur expliquer que je suis déjà dans les champs. Tu vois, ça ne peut que bien se passer !
— D’accord, mais moi, je fais comment si je veux venir avec toi ?
— Il me semblait que tes parents étaient au Palais Rouge toute la journée, non ?
— Oui, c’est vrai, mais… »
Elle soupira, tandis que Firo savourait déjà sa victoire. Il était certain que son amie finirait par céder. Il la connaissait par cœur et depuis toujours, il savait donc que malgré les apparences de fille raisonnable qu’elle essayait de se donner, elle mourait d’envie de l’accompagner.
Et, alors qu’il jubilait de manière à peine dissimulée, la jeune fille reprit :
« Écoute, franchement, je pense que ce n’est pas une bonne idée. On ne devrait pas y aller… On ne devrait même pas parler d’y aller, ni même penser à y aller !
— Tu dramatises un peu, là, quand même ! se défendit Firo.
— Non, et tu le sais très bien ! Ce n’est pas… »
Naylinn fut coupée dans ses réprimandes par un bruit à peine audible de craquement. Mais elle était sûre que son ouïe ne lui jouait pas de tour, et tandis que Firo baignait dans une incompréhension soudaine, elle lui indiqua par un geste de se taire avant de lui murmurer :
« Je crois que quelqu’un approche. On va se cacher derrière les buissons, fais bien attention à ce que personne ne voie ta marque. »
Le plus silencieusement possible, les deux amis se faufilèrent derrière un bosquet épineux bordant la petite plage. Scrutant l’impénétrable taillis, ils guettaient l’arrivée prochaine de l’intrus. Ils n’eurent pas à attendre longtemps avant qu’une silhouette ne se dessine à travers le feuillage. Et, comme si elle connaissait parfaitement la forêt, celle-ci trottina entre les arbres jusqu’à la Source Froide, se dirigeant directement vers la cachette de fortune des deux amis.
Mais l’inquiétude de Firo disparut aussitôt lorsqu’il reconnut le petit bonhomme qui s’avançait vers lui dans une démarche rapide et maladroite. Ces yeux gris, ce nez fin, ces cheveux châtains ; et surtout, son visage quasiment identique au sien – bien qu’aux traits encore plus enfantins – qui trahissait immédiatement les liens de parenté du garçon.
« Gao, on est là ! s’écria son grand frère en révélant sa position. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Papa t’a laissé venir t’amuser finalement ? »
Le gamin se précipita en direction de son aîné et s’arrêta à ses pieds. Malgré la faible différence d’âge, Firo surplombait son jeune frère, le dépassant aisément d’une tête. Fatigué après ce qui semblait avoir été une course folle à travers la broussaille, Gao appuya ses mains sur ses cuisses afin de reprendre son souffle.
« Eh bien, pourquoi tu étais si pressé ? s’étonna Firo en posant ses doigts sur le dos de son cadet.
— Papa… te cherche… articula Gao de sa voix fluette entre deux inspirations.
— Hein ?! Mais pourquoi ?
— Il ne m’a rien dit… mais je pense qu’il sait que tu étais ici… à la Source Froide. Et il n’aime pas te voir ici.
— Comment peut-il savoir que j’y suis ? Il ne connaît même pas l’emplacement exact de notre point d’eau ! Il n’y a que nous trois qui savons où il se trouve ! Tu ne l’as pas amené ici de toi-même au moins ?!
— Bien sûr que non ! Mais tu y vas trop souvent, dernièrement. Et tu reviens toujours avec ton slip trempé. Il doit certainement se douter que tu te baignes quelque part. Et il risque de te disputer pour ça… »
Gao baissa les yeux à l’instant où ces derniers mots traversèrent ses lèvres. Son aîné, lui, savait très bien ce qui le perturbait. Leur lien fraternel avait toujours été solide et tissé de pure affection. Lorsque l’un des deux garçons se trouvait en mauvaise posture, l’autre compatissait immédiatement à sa tristesse, son désarroi, sa colère ou toute autre émotion négative qui avait pu le saisir. Et malheureusement, cela arrivait à chaque fois que leur père leur faisait des remontrances, souvent portant sur un unique sujet : la marque de dragonnier qui caractérisait chacun des frères.
Ayant cette idée en tête, Firo entraperçut le symbole sur la poitrine de Gao, lequel se distinguait dans le creux du col de sa tunique, un peu trop ouvert. Bien que situé exactement au même endroit sur son anatomie, le tatouage de son frère différait beaucoup du sien par son aspect et sa couleur. Au lieu d’une flamme écarlate et boursoufflée, le torse de Gao était orné d’un dessin plus abstrait, représentant deux ronds bruns alignés autour d’un troisième plus grand. Le tout était entouré par un disque plus large encore, dont les bords intérieurs ondulaient harmonieusement.
Avec un geste tendre mais assuré, Firo redressa le col de la chemise de Gao. Tous deux se fixèrent intensément. Même si toutes leurs émotions se lisaient dans leurs yeux, Gao crut néanmoins nécessaire de compléter par la parole :
« Je suis désolé, Firo. Je n’ai pas envie que tu te fasses disputer…
— Ce n’est pas grave, lui sourit-il. On commence à être habitués, toi et moi. Vient, on va vite rentrer, plus on perd de temps ici et plus ça risque d’être désagréable… »
Les garçons se mirent immédiatement en chemin en trottinant entre les buissons. Juste avant de disparaître derrière l’épaisse végétation, Firo fit un signe de la main à Naylinn, laquelle prenait bien plus son temps pour arpenter le chemin du retour. Lorsqu’elle lui rendit son geste, il lui lança un ultime « à demain ! », avant d’emboîter le pas à son cadet et dévaler la pente douce qui menait à l’orée du bois. Bien qu’elle n’eût explicitement rien répondu, Firo était convaincu que son amie l’accompagnerait jusqu’au Temple de Pyros. Tout comme lui, elle ne résistait jamais à l’appel de l’aventure.
Suivant toujours Gao, le garçon sortit finalement de l’ombre des chênes et des pins parasol qui constituaient la majeure partie des forêts Floshiennes. Il lui restait désormais à traverser les champs de céréales, d’épices et de légumes cultivés par ses parents avant de pouvoir rejoindre son domicile. Mais, alors que son frère s’apprêtait à entamer cette nouvelle partie du périple avec entrain, il s’arrêta à la lisière des plantations. Se tournant vers son aîné, il lui demanda d’un air gêné :
« Tu comptes revoir Naylinn, demain ?
— Hum, oui, pourquoi ? Tu nous as écoutés, tout à l’heure ?
— Non… rougit Gao, conscient d’avoir pu surprendre une conversation intime. Enfin, pas vraiment, j’ai juste entendu la fin, mais je n’ai rien compris. Dans tous les cas, tu vas encore te faire disputer si tu ne viens pas travailler avec nous…
— Mais non, ne t’inquiète pas pour ça ! tenta de le rassurer Firo. Je t’expliquerai tout en détails plus tard, mais j’ai tout prévu, fais-moi confiance !
— Si tu le dis… maugréa le jeune garçon, clairement peu convaincu par les explications de son grand frère.
— Mais oui ! Allez, viens, rentrons maintenant, la nuit est sur le point de tomber. »
Cette fois, ce fut le plus âgé des frères qui prit la tête de la course. En s’enfonçant à travers les cultures, tous deux disparurent entre les grandes tiges droites et ordonnées. Les plantes étaient si hautes par rapport à leur taille d’enfant qu’ils n’avaient pas besoin de pousser le feuillage à leur passage. Ils se faufilaient simplement sous la canopée de céréales, ne laissant aucun sillage derrière eux. Même si tous les végétaux qui la composaient étaient en bon état et arrivés à maturité, cette portion des champs n’avait pas été récoltée par manque de temps. Ce qui signifiait également que tout brûlerait bientôt à cause de la Fournaise.
Après avoir cheminé quelques minutes supplémentaires, les enfants émergèrent finalement de ces entrelacs de verdure. Désormais plongés dans une totale pénombre, ils sillonnèrent l’étendue de terre labourée et couverte de paille qui les séparaient de leur maison. Seules les lueurs célestes et la chaleureuse lanterne postée à l’entrée de la demeure leur permettaient de voir encore leur route. À travers le noir brumeux de la nuit imminente, les deux frères parvinrent tout de même à remarquer les lambeaux de fumée s’échappant de la cheminée. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : leurs parents étaient déjà en train de cuisiner le repas du soir, et cette idée les fit encore davantage accélérer leur marche. Rien qu’à penser aux mets qui étaient concoctés, leurs estomacs commençaient à gargouiller.
Comme venant confirmer leurs suppositions, Firo et Gao aperçurent leur mère sortir de la chaumière et s’abaisser à côté de l’entrée. Elle cueillait les plantes grimpantes aromatiques qui avaient élu domicile sur les bords du rocher pendant le Calme. Les garçons la rejoignirent rapidement et la saluèrent l’un après l’autre avec une bise sur le front, furtive mais emplie d’affection. Merlane sourit en se tournant vers ses deux garnements, qu’elle eut simplement le temps de voir passer la porte d’entrée tels des courants d’air.
Firo et Gao furent accueillis par un alléchant parfum de viande et de tubercules mijotés. Le repas commençait à bouillir dans une marmite posée sur un petit feu de gazinière, tandis que des légumes hachés attendaient sur une planche le retour de la cuisinière afin de rejoindre le mélange.
Non loin de là, légèrement caché derrière la table à manger, les enfants entrevirent leur père à genoux face à un fauteuil. Daro tentait, à l’aide de colle, de vis et de grognements, de réparer l’un des pieds du siège, un peu trop bancal selon lui. Et, lorsqu’il aperçut ses fils s’approcher du dîner pour le renifler, il se releva immédiatement et les interpella par un raclement de gorge :
« Vous êtes enfin là, tous les deux ! Firo, je peux savoir où tu étais encore passé ? J’avais besoin de toi pour m’aider à déplacer des sacs de récolte je te signale ! Et à la place, j’ai dû le faire seul et envoyer Gao te chercher !
— Mais tu avais dit que je pouvais me reposer aujourd’hui ! protesta le garçon.
— Je t’ai également toujours dit que tu devais rester dans les environs de la maison pendant les derniers jours avant la Fournaise ! Tu le sais pourtant, il y a toujours du travail imprévu à faire ! commença à crier le père.
— Et pourquoi Gao ne pouvait pas t’aider, lui ?
— Ne commence pas à dévier la conversation en parlant de ton frère ! Je te rappelle que tu es le plus costaud de vous deux, et qu’en plus, tu es l’aîné ! C’est à toi de montrer l’exemple et d’être présent pour le travail quand il y en a, pas l’inverse !
— Mais ce n’est pas juste ! s’indigna le jeune garçon en haussant lui aussi le ton. En plus, tu me demandes de travailler quand c’est le plus dur ! Il fait trop chaud et c’est trop fatigant, et j’ai envie de me baigner moi ! »
Firo s’interrompit aussitôt, mais le mal était déjà fait. Sentant la honte le gagner, il se tourna vers son frère, silencieux et la tête baissée depuis le début de la dispute. Mais son cadet ne pourrait plus lui venir en aide, d’autant que ses joues rosissant à vue d’œil ne faisaient que le trahir davantage.
Firo n’avait pris conscience que bien trop tard qu’il était en train de trop en raconter. Et, au vu de l’air à la fois satisfait et attristé qu’avait adopté son père, ce dernier avait également compris quelles informations son fils tentait vainement de lui dissimuler. Ainsi, même s’il connaissait désormais la réponse, Daro réitéra :
« Je ne te le répéterai qu’une fois, Firo : où est-ce que tu étais passé ?
— À la Source Froide… Avec Naylinn… avoua-t-il à voix basse.
— D’accord, je vois… soupira Daro alors que sa colère et sa sévérité s’estompaient tout à coup. Écoute, je sais que tu aimes beaucoup cet endroit, et que tu t’y crois protégé. Et j’ai également autant confiance que toi en notre famille comme en ton amoureuse…
— Naylinn n’est pas mon amoureuse, on est juste des amis ! corrigea fermement le jeune garçon alors que sa peau s’empourprait davantage.
— Si tu le dis. Quoi qu’il en soit, je sais que l’emplacement précis de cet endroit est votre petit secret à vous trois, et que même moi je n’ai pas le droit de le connaître. Il n’y a aucun souci avec ça. Mais même si tu es convaincu du contraire, des gens pourraient tomber dessus par hasard, ou bien essayer de vous suivre discrètement sans que vous ne les remarquiez.
— Mais je t’assure qu’on fait toujours très attention, papa, intervint soudain Gao à la surprise de son frère.
— Je sais, je sais. Et je n’ai aucune envie de vous priver de la moindre liberté, mais les marques que vous portez tous les deux nous contraignent à nous montrer prudents, nous tous, et quoi que l’on veuille. Je vous ai déjà expliqué ce qu’il risque d’arriver si vous vous faites surprendre. Tout ce que je désire, c’est votre sécurité. Que cela puisse vous déplaire, je le conçois, mais… »
Le sermon de Daro fut soudain interrompu par l’arrivée de Merlane dans la maison. Les parents s’échangèrent un bref regard : tous deux avaient très bien remarqué la mine sombre de leurs enfants, attristés et lassés par ce prêche déjà maints fois répété.
Alors que la mère se dirigeait vers la cuisine, son mari soupira et l’interpella, un mélange d’acceptation et de déception se ressentant dans le timbre de sa voix :
« Tu penses que le repas sera prêt dans combien de temps ?
— Tu peux bien leur accorder une heure, si c’est ce que tu demandes.
— D’accord. Bon, les garçons, si vous voulez, vous pouvez aller attendre que le dîner soit servi sur la butte. »
À cette annonce, leur visage s’illumina instantanément. Plus de travail, plus de fatigue, plus de souci, Firo et Gao allaient pouvoir se détendre totalement pendant une petite heure.
« Merci ! s’écrièrent-ils de joie.
— Mais pas d’imprudence ! Et à votre retour, vous passerez par la réserve et vous me rapporterez du bois pour le feu ! »
Daro ignorait si ses enfants avaient bien entendu ses dernières directives, car les deux garçons s’étaient déjà précipités en direction de la sortie. Il les observa simplement quitter la maison en courant pour se diriger vers l’un de leurs lieux fétiches. Un sentiment d’appréhension pesa immédiatement sur son cœur, comme à chaque fois qu’il perdait de vue ses fils : malheureusement, commettre des imprudences, c’était ce qui semblait faire le plus leur bonheur.