Marco ne dit rien et fila en direction de sa cabine. Lui et les deux nouveaux venus entrèrent sous le regard affolé de Caprio et s’installèrent. Le danseur reprit sa place à l’opposé du marchand, le petit homme s’assit en face de lui et le plus massif à sa gauche.
La banquette avait beau être prévue pour trois personnes, le type à ses côtés arrivait quand même à le coincer contre la porte.
Dans l’attente du contrôleur, personne ne parlait.
On n’entendait plus que le grincement du rail sur lequel tournaient les patins du wagon, et le bruit haché des fouets des turbines. La lumière vacillait alors que les brumes devenaient plus sombres au dehors.
Caprio détailla le type tout en muscle en face de lui, le front barré de rides, se demandant si ça ferait mal lorsqu’il cognerait contre cette montagne humaine lors de la catastrophe qui devait forcément arriver. L’homme lui rendit son regard, sans aucune expression.
Marco garda la tête basse, évitant le regard perçant de son voisin d’en face.
Après quelques minutes de silence, le panneau de bois de la cabine glissa le long de la paroi, laissant place à l’employé du train, perforeuse à la main.
— Bonjour messieurs, contrôle des billets s’il vous plait.
Sans un mot, le petit homme tendit deux billets au contrôleur. Celui-ci perfora sans pitié aucune les deux cartons tamponnés et les lui rendit. Il fit de même avec le billet de Marco et celui de Caprio.
— Avant que j’oublie, dit-il en retournant à l’entrée de la cabine, on mise sur quelques turbulences à mi-parcours. On a une brume éparse vers la fosse des trois cochers, et des vents tourbillonnants. On pourrait éviter totalement le secteur, mais ça nous rallongerait méchamment le temps de parcours. Vu le retard, et le fait que j’ai quelques courses à faire avant la nuit en arrivant à Aedor, on va tenter le coup. Alors calez bien vos affaires et évitez les déplacements, je vous prédits de belles secousses.
Les gémissements muets de Caprio réussirent l’exploit de monter encore un peu plus dans les aigus. Une fréquence au dessus et il entrerait en résonnance avec les vibrations cristallines du hublot.
Puis il explosa :
— On va tous crever ! Je le savais je le savais ! C’est votre faute, hurla t-il à Marco, Et à vous aussi ! Et à vous ! Et encore plus à vous !
Il bondit de son siège et agrippa le contrôleur par ses chaines :
— Je vous hais ! Vous êtes des damnés ! C’est ça votre petit jeu pas vrai !? Jouer avec la vie des honnêtes gens !?!
Le contrôleur batailla un instant et fini par faire lâcher le marchand. Il recula hors de la cabine et intima fermement à l’homme paniqué de se calmer. Sur un signe de tête du petit homme en peau d’ours, son collègue volumineux agrippa Caprio et le projeta sur son siège.
— C’est un complot ! Vous voulez que je meure tous autant que vous êtes !! Mais je ne me laisserais pas faire !! Si je veux je suis le roi du Monde ! Personne ne me touche !
— Calmez vous ! répondit sèchement le contrôleur, ici on joue tous sur le même terrain ! Vous croyez que je passerais ma vie dans ce train si on allait s’écraser à la moindre secousse ?
— Il n’a pas tort, intervint Marco, ce type là, il n’a pas une tête à prendre des risques… Pas le genre aventureux.
Les deux autres passagers du wagon approuvèrent.
— Dites… répondit le contrôleur, c’est gentil d’aider, mais je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas l’impression que c’était très flatteur.
Marco regarda l’homme par en dessous un moment avant de répondre :
— Ca ne l’était pas. Simple constatation.
De son côté, Caprio, s’agitait toujours. Il tenta encore de se lever, mais son voisin d’en face le rassit brusquement.
— Poursuivez votre travail, déclara le petit homme en face de Marco d’une voix grinçante, on va le gérer.
Quelque chose dans le ton de l’homme convainquit le contrôleur. Il recula, referma le panneau et poursuivit son chemin.
Sans attendre, le petit homme sortit un mouchoir et une fiole de sa veste. Il imbiba le linge avec le contenu de la fiole et considéra son voisin de banquette.
— Respirez ça, ça va vous détendre.
Sans lui laisser le choix, il agrippa la nuque du marchand et plaqua le linge sur son visage. A la première inspiration, Caprio sembla se détendre, à la seconde également, mais à la troisième, la terreur emplit à nouveau son regard et il repoussa le linge.
— Vous n’avez pas entendu un bruit !? Un fouet qui coince, non ? Vous le dandy, regardez par le hublot, moi je n’ose pas… Le patin a prit feu pas vrai ? Je suis sûr qu’il a prit feu… Oh non…
— Pourquoi voulez vous qu’il prenne feu ? Arrêtez un peu de vous agiter.
Mais le marchand ne voulait plus rien entendre, perdu dans un univers de catastrophe aérienne imminente, il délirait à propos de train d’atterrissage, de commandant de bord et de fuite de carburant. L’homme en peau d’ours soupira longuement en observant son mouchoir et interpella son collègue :
— Pouchkine, endors le.
Le costaud de la cabine, sans hésiter, frappa brutalement et très précisément la tempe du marchand. Sa tête bougea à peine, ses yeux se vidèrent de toute conscience et son corps s’affaissa sur la banquette.
Pouchkine regarda son comparse, celui-ci leva un pouce pour signifier son approbation.
— On sera plus au calme pour discuter.
— Dites… Ce n’est pas dangereux ce genre de choc ?
— Si. Mais bon, une fois dans une vie ça passe, c’est l’accumulation qui cause des problèmes. De toute façon, il était trop nerveux, il transpirait la crise cardiaque. On lui évitera ce désagrément.
Marco haussa les épaules :
— Vous êtes venus m’expliquer ma mission, pas vrai ?
— On peut dire ça oui.
— Dites moi tout, je suis plus sur de la danse de salon ? Espionnage feutré, travail en douceur ? Ou sur une samba endiablée ?
Le petit homme regarda son complice, puis reporta son attention sur le danseur :
— On vous a mis au parfum pour la situation d’Aedor ?
— On m’en a parlé. C’était assez succinct…
Ce que le danseur savait, c’est que depuis qu’une immense explosion volcanique avait éventrée l’Epine Dorsale, ce qu’on appelait les monts d’Aedor était une succession de hauts plateaux, séparés du reste du monde par les immenses gouffres de l’Incoloro. Soumis à un environnement volcanique encore très actif, le climat y était complètement chamboulé. Les nuages s’étaient liés à la montagne, et refusaient de la quitter ne serait ce qu’une journée. Le territoire restait donc recouvert d’une brume perpétuelle, chargée de cendres grises, de vapeurs volcaniques et secouée par des courants chauds, électromagnétiques et imprévisibles. Un endroit sympathique à tout point de vue.
Redécouvert il y a une dizaine d’années par des explorateurs, ils avaient rapidement été suivis par des prospecteurs lorsqu’on y avait découvert quelques richesses. Il faut dire que là-bas, il y avait tout, des pierres précieuses, des métaux rares, une faune et une flore inconnues… Et puis la possibilité de disparaître du monde d’en-bas.
L’exploitation du site n’avait pourtant véritablement été lancée que depuis deux ans. Avant, pour y accéder, il fallait cheminer sur des chemins caillouteux, à flanc de précipices et dans des conditions environnementales très difficiles. Les colons qui venaient y faire fortune, arrivaient souvent les pieds devant. Ce qui, pour danser la gigue au milieu des pépites d’or, est assez peu pratique. Mais depuis deux ans, il était possible d’accéder à la ville d’Aedor tous les jours, par un moyen de transport sûr, et en moins de trois heures. Sauf en cas de retard.
Il suffisait de prendre un ticket pour le train des nuages, pour rejoindre le monde perdu au cœur des brumes. Le commerce ainsi sécurisé, la grande valse du profit s’est mise à tourner et tourner, attirant toujours plus d’aventuriers en quête d’un nouveau Jéricho.
— Vous savez donc que la Guilde a beaucoup à gagner dans la région. Et que le monde qui se crée de l’autre côté de ce gouffre est encore très fragile. Grâce aux efforts des verdoyants, notre organisation a su imposer ses vues sur la jeune société d’Aedor, et elle aimerait conserver ses avantages. Pour ça, il faut que rien ne vienne entraver le développement des affaires, ni remettre en cause le bien fondé de la colonie.
Marco écoutait attentivement, on n’avait rien voulu lui dire de sa mission jusque là. Pas question d’en louper une miette maintenant.
— C’est un territoire encore en majeure partie vierge, un monde de pionnier, de gens venus chercher la fortune ou une seconde chance. Un monde rude, violent, dangereux. Ici la plupart n’ont plus rien à perdre, alors il suffit d’une petite étincelle pour que tout tourne au vinaigre…
— Une ambiance des plus plaisantes… Tout à fait mon style. Hâte de mettre les pieds dans ce charmant endroit.
L’homme de la Guilde intima le silence au danseur d’un geste de la main :
— Sauf que justement, des choses troubles, il s’en passe. Des odeurs parasites flottent dans l’air et menacent de faire virer le mélange… La Guilde pourrait bien en payer les pots cassés. Premièrement, en dépit de son pouvoir, la Guilde des Jeux trafique des choses pas nettes. C’est un peu dans leur goût, mais là bas ils n’ont pas vraiment de raison de se cacher pour agir. Pourtant ils ont engagés des moyens considérables et en toute discrétion dans la région. Ils ont fait disparaitre, on ne sait où, des dizaines de personnes, et établi un tout nouveau train des nuages, plus petit, à usage strictement privé. Et personne ne sait où il mène…
L’homme fit une pause, s’éclaircit la gorge et continua :
— La Guilde ne voudrait pas que les joueurs prennent trop d’avance sur elle, le territoire d’Aedor ne doit pas tomber entre leurs mains exclusives. Ca c’est le premier problème… Le second, est directement lié aux activités de la Guilde, et il est encore bien plus grave… La Guilde a acquis une place importante dans le coin grâce à la culture des Nebula Comedenti et…
— Justement, le coupa Marco, je n’ai pas encore compris de quoi il s’agissait, si vous…
— Je n’ai pas fini ! répliqua sèchement le petit agent des senseurs, je disais donc que grâce aux Nebula Comedenti, la Guilde s’est rendue indispensable au développement d’Aedor. Sauf que des vandales ont massacrés en plusieurs endroits ces champignons, isolant des territoires, ruinant les efforts des groupes d’exploration… Faisant naitre de folles rumeurs et affaiblissant le pouvoir de la Guilde. C’est inacceptable !! Il faut que l’on sache qui fait ça, comment et pourquoi… Le pouvoir de la Guilde en dépend, c’est clair ?
Marco soupira :
— Non. J’ai besoin d’informations et depuis le début, on me balade comme une jouvencelle à son premier bal !! Je suis venu jusqu’ici avec le minimum d’informations. Et quand je tombe sur vous, vous recommencez à me cacher des choses, ça ne me plait pas ! Pourquoi moi ? Quelles sont les attentes précises de la Guilde dans la région ? Qui m’a fait venir ? Et qu’est-ce que c’est que ces saletés de Nebula Comedenti !?! Si je n’ai pas plus d’informations, vous pouvez bien vous débrouiller sans moi !!
L’homme en face de lui soutint son regard et renifla, visiblement pas impressionné :
— Vous n’aimez pas les surprises monsieur Marco ?
— J’ai menacé Caprio ici présent de le faire passer par le hublot s’il me courait trop sur le système. Je peux vous proposer le même programme.
— Et Pouchkine ? Vous le faites aussi passer par le hublot ?
Marco observa la montagne de muscles à ses côtés. Il devait bien convenir que ça allait être un peu plus compliqué… Surtout que l’homme semblait habile pour les arts tactiles et la cabine était trop étroite pour que Marco puisse faire valoir ses talents de danseur. Pas le choix, il allait falloir négocier.
— Ecoutez, on travaille pour la même organisation, on a des objectifs communs. Maintenant, si vous m’envoyez sans aucune information sur la piste, je ne risque pas de faire une bonne prestation. Bon, vous vous fichez sûrement de ce qui peut m’arriver, mais qu’adviendra t-il des besoins de la Guilde ?
Le plus bavard des deux hommes de la Guilde regarda son acolyte et soupira à son tour :
— On a encore des informations à vous donner, mais je ne répondrai pas à toutes vos questions. A Aedor, il y a une règle, on ne parle pas du territoire et son univers particulier, on le vit. Alors vous apprendrez par vous-même… Ca ira, vous y arriverez très bien. C’est aussi le souhait de la commanditaire de votre mission. Elle vous a choisi, et… Honnêtement je ne sais pas pourquoi… Mais si elle sent qu’il pourrait être utile de vous en dire plus, elle le fera elle-même.
Une femme donc… Marco chercha qui au sein de la Guilde pouvait le connaitre, gérer ce genre de mission et être suffisamment influente pour imposer ces conditions… Il ne voyait personne en particulier. C’était vraiment perturbant. En tout cas, les deux hommes qui partageaient sa cabine ne semblaient pas prêts à en dire plus…
— Même nous, nous savons peu de choses. La Guilde marche sur des œufs dans cette affaire, alors faites votre part et ne faites pas de vagues. Votre mission est de prendre contact avec Mitty la charmeuse de corde. C’est la chef de l’un des groupes d’exploration qui officie à Aedor. Plutôt sulfureuse je vous préviens… Mais on sait que son groupe a travaillé avec la Guilde des Jeux à ses débuts dans la région, et ils ont guidé pas mal de gens à travers la brume, des gens qu’on n’a jamais revu… L’idée c’est de se faire passer pour un type qui souhaiterai fuir son passé, au point de vouloir travailler au plus profond du brouillard. Vous devez vous faire engager par elle, peu importe comment, et récupérer des informations. Cette fois ci c’est simple à comprendre, non ?
— Oui, là je situe, fallait commencer par là. Où est-ce que je peux la trouver cette charmante dame ?
— Il y a un troquet qui lui sert de QG : le Quai Corail. S’il y a un endroit où vous pourrez les trouver, c’est là.
Marco hocha la tête. Son interlocuteur, s’étant assuré d’avoir fait passé son message, fit un geste à son comparse musculeux qui n’avait pas bougé depuis le début de la discussion :
— On ne devrait pas être amené à se revoir monsieur Marco. Alors bon courage, je ne serais pas étonné qu’il puisse vous être utile.
Les deux hommes se levèrent, et sortirent de la cabine. Marco les regarda faire sans rien dire, mais lorsque Pouchkine le tactilien allait refermer la porte, il se leva d’un bond :
— Juste une dernière question ! Je ne sais pas si vous pouvez me répondre mais… Pour le repas de première classe, on doit demander quelque chose ou on doit juste attendre qu’on nous appelle ?
Marco faillit voir une expression traverser le regard du colosse. Son acolyte lança un regard froid au danseur et demanda à son collègue de ne pas trainer. Pouchkine referma la porte, non sans faire signe au danseur qu’il pouvait attendre sereinement, on viendrait le chercher pour manger.
Ça commence à sentir bon tout ça.
Je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup d'information. Ou alors c'est le fait que pour Marco c'est pas assez qui "compense"
Bon ben super si c'est équilibré ^^