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Alexander ne savait pas encore que sa vie était sur le point de basculer.
À vrai dire, il ne savait pas grand-chose de ce qu’on lui cachait soigneusement depuis dix-sept ans.
Et il ne s’imaginait pas une seconde que, bientôt, une brèche discrète s’ouvrirait dans les murs de son quotidien.
Alexander William Ross, pour l’état civil (et les convocations officielles au proviseur), mais Alex pour tout ce qui comptait — sauf quand sa mère voulait lui faire regretter sa naissance — possédait ce genre de beauté tranquille qui ne saute pas à la figure, mais qui s’installe dans la mémoire comme une chanson qu’on ne zappe pas.
Pas le genre de beau gosse d’affiche Netflix.
Plutôt celui qu’on remarque au deuxième regard, et qu’on garde en tête bien après le troisième.
Un mètre quatre-vingts, une carrure de mec actif sans frime, des cheveux bruns toujours en désaccord avec le concept de coiffure.
Et ces yeux verts profonds — quelque part entre la lande écossaise et un dimanche soir sans fin.
Un regard calme, mais qui semblait chercher quelque chose. Ou quelqu’un.
Il vivait à Turnpike Lane, au nord de Londres, dans une maison mitoyenne en briques rouges.
Une maison qui sentait le café du matin, les livres anciens, et la lessive lavande.
Un cocon modeste mais chaleureux, avec un jardinet à l’avant, où même les marguerites semblaient bouder la météo.
Et à l’intérieur de ce décor : Moïra.
Sa mère.
Comptable de profession, reine absolue de l’ordre domestique, et gardienne opiniâtre d’un secret qu’elle portait comme une brûlure ancienne.
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Ce matin-là, il se réveilla avant l’aube. Comme toujours.
Attrapa ses écouteurs, lança les Arctic Monkeys, et se leva avec l’élégance approximative d’un chat pas encore caféiné.
Short noir, baskets fatiguées, t-shirt blanc ajusté, sweat gris clair noué à la taille, casquette beige à l’envers : uniforme de survie prêt en deux minutes chrono.
Direction la cuisine.
Verre d’eau. Barre énergétique goût banane (choix discutable, mais on a vu pire).
Et la journée pouvait commencer.
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Dans la rue encore endormie, il courait.
Pas pour battre un record.
Pas pour se tailler des abdos en granit.
Juste pour respirer un peu mieux.
Ses pas résonnaient sur le bitume humide avec une régularité presque apaisante.
La ville s’éveillait à peine.
Monsieur Patel, le boulanger du coin, dansait en silence dans son arrière-boutique, comme chaque matin.
Un renard traversa nonchalamment le trottoir, le même que d’habitude, avec l’air blasé d’un Londonien trop lucide.
Et ce joggeur quinquagénaire, bonnet de laine vissé sur la tête malgré son short fluo, leva un pouce en guise de salut.
Ce Londres-là, celui de l’aube, appartenait aux insomniaques, aux poètes de bitume, et aux adolescents en vrac.
Lui n’aurait pas su l’expliquer, mais là, entre deux foulées et trois inspirations, il se sentait presque entier.
Il pensa à ses cours.
À ce devoir d’économie qu’il avait royalement ignoré.
À cette interro d’histoire sur les Tudors.
Et à ce garçon.
Celui du couloir. Blond, yeux clairs, posé.
Trop posé.
Un regard droit, sans animosité, mais qui faisait comme un courant d’air à l’intérieur.
Comme s’il savait des choses sur lui que même lui ignorait encore.
Et bien sûr, il pensa à son père. Ou plutôt à son absence.
Un nom jamais prononcé. Une histoire qui s’arrêtait à la page Moïra.
Elle, née à Édimbourg, point final.
Pas de photos. Pas de souvenirs partagés.
Juste un silence tenace, épais comme un brouillard qu’on évite de traverser.
***
À un moment, il crut entendre des pas derrière lui.
Réguliers. Trop réguliers.
Quand il se retourna, la rue était vide.
Trop vide.
Il accéléra, le souffle plus court, se persuadant que ce n’était rien.
***
Lorsqu’il remonta l’allée de la maison, encore essoufflé, il tendit la main vers la poignée.
C’est alors qu’il crut voir, dans l’encoignure de la porte ou sur le mur voisin, une ombre glisser.
Rapide. Fuyante.
Peut-être un reflet. Peut-être pas.
Il resta immobile une seconde, fronça les sourcils, plissa les yeux. Mais il n’y avait rien. Rien que la rue grise, un chat sur un muret et une poubelle renversée.
Il inspira profondément, haussa les épaules.
Londres savait fabriquer des fantômes.
Un battement glacé remonta le long de son dos, aussitôt balayé par le claquement de la serrure.
Et il n’y pensa plus.
***
Sa mère était déjà dans la cuisine.
Le thé dans sa tasse n’avait pas encore infusé, mais ses pensées, elles, avaient commencé à tourner.
Elle portait un vieux t-shirt bleu.
Un vêtement qu’elle n’avait pas mis depuis… longtemps.
Elle ne l’avait pas choisi. Pas vraiment.
Juste enfilé, machinalement, sans réfléchir.
Ou peut-être pas si machinalement que ça. Ce jour-là revenait chaque année, comme une cicatrice sur le calendrier. Alex n’avait jamais fait le lien. Il ne pouvait pas.
Mais quand elle le vit entrer, trempé de sueur, elle sentit déjà que c’était une erreur.
— Tu remets ce truc ? Sérieux ? On dirait que t’attends la suite de Game of Thrones.
Moïra garda les yeux sur sa tasse.
— C’est confortable.
— Il passe onze mois par an dans un coffre-fort et là, il revient comme par magie ? Très crédible.
Il s’approcha.
— Laisse-moi te faire un câlin. Je suis une offrande de sueur et d’amour.
— Tu veux que je te sèche au torchon ou que je te passe direct à l’essorage ?
— C’était ta version du discours parental classique ?
— La normalité, c’est surfait. Et l’odeur que tu dégages, c’est une agression sensorielle.
— T’es dure. Mon amour mérite une deuxième chance.
— Sous la douche. Maintenant.
Il disparut dans l’escalier.
Elle leva brièvement les yeux vers lui.
Un regard furtif, chargé d’un trop-plein. Comme une fissure dans le ton.
Puis elle soupira. Longuement.
Ses doigts crispés sur sa tasse, elle retira le t-shirt.
Le plia rapidement, les gestes un peu trop nerveux, et le glissa sous un vieux journal posé sur une chaise.
Un réflexe. Un camouflage maladroit.
Mais déjà trop tard.
***
La salle de bain était tiède.
Comme si elle l’attendait.
Il retira ses vêtements, enclencha l’eau chaude.
Le jet lui arracha un frisson, puis tout se relâcha.
Il ferma les yeux.
Le regard de sa mère.
Le t-shirt.
Ce garçon.
Et lui.
Tout ce qu’il ne disait pas.
Pas encore.
Pendant quelques minutes, il n’y eut plus que l’eau.
Et cette sensation rare : être presque au bon endroit.
Un endroit flou, mais apaisant.
***
Il s’habilla sans se presser, dans un calme millimétré :
boxer noir, chaussettes blanches, chino, t-shirt blanc, sweat beige, montre noire, gourmette, chaîne.
Converse montantes. Simple. Calibré.
Dans la cuisine, il remarqua immédiatement :
Moïra avait changé de haut.
Un pull crème, banal à en pleurer.
Et sous le journal, un centimètre de tissu bleu trahissait un repli malhabile.
Il n’avait pas besoin de vérifier. Il avait vu.
Et elle savait qu’il avait vu.
Mais ni l’un ni l’autre ne dit un mot.
Juste un silence, un peu plus dense que d’habitude.
Un nœud. Pas encore défait.
***
Son téléphone vibra.
Groupe Opération Cafetière.
Mary :
6h12. J’ai ouvert un œil et j’ai vu l’enfer. Il portait un badge Lundi.
Liam :
Je viens de beurrer mon téléphone. J’ai besoin d’un exorcisme.
Mary :
Alex est sûrement debout depuis 5h. Il a médité, couru, et sauvé un caneton.
Il esquissa un sourire.
Ils n’étaient pas loin de la vérité…
Enfin, sauf pour la méditation.
Et les canetons.
Même s’il admettait qu’il aurait clairement le profil du mec qui sauve un caneton avant le petit dej — en sifflotant du Simon & Garfunkel.
Alex :
Deux canetons, en fait. Et là je termine mes tartines comme si de rien n’était.
Liam :
T’as pas une touche « snooze » dans ton cerveau, c’est flippant.
Mary :
Si t’as encore ton aura de moine zen quand on débarque, je t’ensevelis sous ma fatigue façon avalanche de linge sale.
Alex :
Tente l’avalanche, je reste zen.
***
Moïra leva les yeux de sa tasse.
— Tu vas être en retard.
Il haussa les épaules.
— Pourquoi tu veux jamais en parler ?
De lui. De moi.
Je te ressemble pas.
Et ce t-shirt, tu le ressors que quand t’as l’air ailleurs.
Elle posa sa cuillère.
Son cœur se crispa, comme à chaque fois qu’il posait cette question-là.
— Alex…
C’est pas que je veux pas.
C’est juste… pas aujourd’hui. D’accord ?
Il croisa les bras, mi-boudeur, mi-blessé.
— D’accord.
Je me contenterai de critiquer ton sens du style jusqu’à nouvel ordre.
Elle esquissa un sourire. Un demi.
Un sourire mêlé de tendresse et d’un truc qu’on n’a pas envie de nommer.
— Tu pourrais pas être gentil, juste une fois ?
— J’ai testé. Ça gratte.
***
Le reste du petit-déj se déroula comme toujours.
Piques affectueuses. Crac de tartines. Chorégraphie bien rodée.
Puis il quitta la maison.
Moïra resta seule, les mains autour de sa tasse.
Elle savait que ce moment finirait par arriver.
Le moment où il poserait la question une fois de trop.
Où le silence ne suffirait plus.
Elle se leva.
Ses yeux se posèrent sur le tissu bleu mal dissimulé sous le journal.
Et là, légèrement décollé mais toujours visible :
un blason cousu sur le t-shirt, usé par le temps mais intact.
Sur un champ d’azur profond, un corbeau noir aux ailes déployées dominait l’écu, perché sur une branche noueuse de chêne.
Au-dessus, un croissant d’argent luisait comme une veilleuse dans la nuit écossaise.
En bas, les ondes marines se dessinaient en traits argentés, rappelant l’ancrage séculaire du clan aux rivages de Skye.
Autour, deux mots gravés à même l’écusson, comme un serment ancestral :
« FIDE ET UMBRA » — par la foi et l’ombre.
Dans la lumière grise du matin,
le tissu sembla frémir à peine —
ou peut-être était-ce simplement elle.
Mais quelque chose vibrait.
Comme si l’histoire retenait encore son souffle.
***