Le ciel est sombre et il pleuviote. Les feuilles mortes tombent des arbres et il n'y a quasiment aucun bruit dans la rue à part un petit groupe d'enfants qui s'amusent à se battre avec des branches humides. Comme habituellement la rue est propre. Les maisons sont alignées et identiques, toutes faites d'un bois très sombre qui fait encore baisser la luminosité d'un cran. Devant certaines devantures, on peut apercevoir des lanternes en bois ou en pierres, des portes bonheurs ou encore des statuette. Protégée sous une ombrelle rouge, Sula passe le groupe de gamins pour se rendre dans une épicerie non loin de la maison de thé. Pendant un instant, les enfants s'arrêtent pour regarder avec air hébété la jeune Maiko vêtue comme une poupée et perché sur des plateformes en bois qui claquent sur le sol lisse et pavé.
Elle n'a même pas pris le temps de les regarder. Il est tôt, le quartier n'est pas encore totalement réveillé. La jeune fille a froid et ses cheveux ondulent plus que d'ordinaire à cause de l'humidité. Elle passe l'étroite ruelle, prend à droite. Ce n'est que lorsqu'elle pénètre dans l'épicerie qu'elle esquisse un petit sourire malgré l'odeur boisée mélangée à celle très aigre du vinaigre de riz. L'intérieur est petit avec un plafond aux poutres apparentes, il n'est pas très haut et quelques lampes y sont suspendues grossièrement. Le sol est en parqué sombre abîmé par le temps. À première vue, on y trouve un petit étalage de fruits et légumes suivit de deux ou trois rayons où sont disposés quelques produits de longues conservations comme des bocaux, des nouilles instantanés ou encore des bouteilles de sakés.
- Sula ! Comment vas-tu ? Lui demande un vieil homme.
Celle-ci soupire devant le gérant du magasin.
- Disons que ça peut aller, répond-elle simplement en se débarrassant de son ombrelle.
L'homme derrière sa caisse semble sceptique, ses sourcils broussailleux sont froncés. Il l'observe de ses pupilles noirs. Il est vêtu d'un t-shirt blanc plus tout à fait blanc et son crâne lisse et dépourvu de cheveux sur le haut du crane, luit sous la lumière des ampoules dénudées.
- Tu as sale mine, balance-t-il. On dirait que tu n'as pas dormi depuis une semaine.
Il ricane et Sula a du mal à digérer la remarque. Ce vieux croûton ne perd rien pour attendre, on verra s'il se moque toujours d'elle après qu'elle soit allée voir la concurrence.
- J'ai pris un coup sur la tête, répond-elle froidement en triturant un bocal dont le contenu visqueux laisse à désirer. – j'ai dormi pendant deux jours, ce sont mes ainés qui ont pris soin de moi, elles m'ont aussi certifié que je retrouverais la mémoire dans quelques jours.
- Ne te ménage pas trop alors, le ton de sa voix a changé. Elle est à la fois douce et songeuse.
Sula inspecte un second bocal dont le contenu se révèle être des pousses de bambou. La jeune fille se tourne vers l'homme immobile les yeux rivés sur sa caisse. Un simple « hm » de sa part et le gérant du magasin accourt en s'excusant et lui tends un panier en osier pour qu'elle y mette ses achats. L'homme reste un court moment sans la quitter des yeux et visiblement sans avoir l'intention de lâcher le panier.
- Sula, prononce l'homme.
Enfaite sa voix n'a rien de doux et de bienveillant, c'est de la pitié qui s'en dégage et ça Sula vient à peine de le comprendre ! Pourquoi la regarde-t-il avec pitié ? Pourquoi la regarde-t-il comme si elle était un animal blessé ? La colère lui monte à la tête et elle serre les dents pour ne pas tout laisser en plan et claqué la porte. Mais voilà, elle a un devoir. Une mission. Si elle désobéit en revenant bredouille à la maison. Elle n'aura plus le droit de faire des courses et adieu sa seule échappatoire. Sa seule sortie. Adieu, les petits trajets à pied pendant lequel elle rêvasse en pensant a ce qu'elle pourrait découvrir en ne jetant ne serait-ce qu'un petit coup d'œil par-dessus le mur. Alors elle se contente d'éviter, de faire dévier la conversation.
- Avez-vous la commande ? Demande la jeune fille en tentant d'être la plus apaisé possible.
L'homme écarquille les yeux. Pendant quelques secondes, il ne réagit pas. Soudain, il lève le doigt ce qui provoque un mouvement de recul chez Sula. Puis il se dirige vers le fond du magasin et disparaît derrière un rideau noir. La jeune fille quant à elle n'a pas bougé.
Pourquoi ce geste lui a-t-il paru si familier ?
- La voilà ! S'exclame l'homme en revenant chargé d'un petit sac.
Sula fronce les sourcils et grimace tout en saisissant le sac.
- Ça me parait léger, lâche-t-elle finalement.
- Cesse de te plaindre ! Tu préfères que je te donne un carton bien lourd ? Je te rappelle que tu viens à pied alors prends ce sac et rentre chez toi, Rétorque l'homme sèchement en pianotant sur sa caisse.
La jeune fille est froissée. Le ton qu'il emploie pour s'adresser a elle, l'a met en colère. Elle lui tend un billet, récupère le sac d'un geste brusque qui démontre bien son agacement et se dirige vers la sortie.
- Sula !
Elle s'arrête net devant la porte.
- Tu sais très bien ce qu'il faut que tu fasses pour avoir une chance de quitter ce quartier. Termine ta formation. Deviens une Geisha accomplie et je suis certain qu'avec ton joli visage, tu auras une chance d'être choisie par un type friqué qui aura besoin de compagnie.
Dit comme ça cette histoire prends une tournure perverse.
- Je ne deviendrais pas une femme à entretenir et encore moins une pseudo femme de maison, grogne telle. Mêlez-vous de vos affaires !
Son cœur bat à tout rompre. Pourquoi chaque fois qu'elle se révolte son corps fait des siens ?
- Sula bon sang réfléchit ! Tu pourras manger à ta faim ! Tu vivras dans une belle maison ! Tu seras nourri, loger et blanchis ! La seule chose que tu devras faire, c'est effectué certaines tâches ménagères, danser et servir le thé !
La jeune fille attrape son ombrelle en pestant et renverse au passage un pot en terre cuite posé sur le sol.
- Tu sais très bien que le monde est comme il ! Si tu veux survivre et quitter ce trou à rat, tu dois te conformer et accepter de faire des sacrifices ! Non, de Dieu, ôte-toi de la tête l'idée de franchir les murs ! Tu n'y arriveras jamais et ça ne t'apportera rien !
- Et alors ?! S'écrit-elle de toutes ses forces.
L'homme reste scotché. Il la fixe immobile, l'air ahuri. Comme s'il ne s'attendait pas a ce qu'elle lui réponde comme ça. Comme s'il ne s'attendait pas a ce qu'un si petit bout de femme lui finisse par lui crier dessus à plein poumon sont mécontentement.
- Pourquoi vous me dites tout ça ? Pourquoi vous faites comme si vous me connaissiez ? Qu'est
ce que ça peut vous faire si je passe ces murs ?! Pour quoi j'ai l'impression de vivre dans une bulle ?
Elle sait qu'elle s'éloigne du sujet principal. Ses yeux se remplissent de larmes et une boule se forme dans sa gorge. L'homme se contente de baisser les yeux.
- Pourquoi j'ai l'impression de vivre en décaler ? Je ne comprends pas les gens ! Je ne comprends plus rien !
Les larmes coulent sur ses joues et elle tente de ravaler ses sanglots. Elle se sent stupide de pleurer devant un type qu'elle n'a vu que deux fois dans sa vie.
- Ça ne fait que quelques jours que tu es là Sula, tu vas t'y faire.
Le gérant lui a répondu sur un ton neutre. Comme une coquille vide. Sans même la regarder. Il s'est clairement refermé sur lui-même. N'en a plus rien à faire et reprends ses petites habitudes comme si elle n'existait pas. Pour lui la discussion et close. Sula voudrait lui hurler « regardez-moi ! ». « Ne m'ignorez pas, je vous en pris ! ». Comme a-t-elle pu croire une seconde que ce type pouvait la comprendre ? Pire que ça ! Comme a-t-elle pu baisser sa garde et pleurer devant un type qu'elle connaît à peine ?
Elle sort de la boutique en claquant la porte.
Dehors, c'est le déluge.
De l'autre côté de la rue. Immobile, à demi caché dans l'angle d'une librairie. Un homme a l'abri sous un long manteau marron, ne la lâche pas des yeux. Sula n'a pas le souvenir de l'avoir déjà croisé quelque part. Elle décide néanmoins de l'ignorer et presse le pas pour rentrer le plus vite possible. Le ciel gronde et elle resserre l'emprise qu'elle a sur le sac en tissus. Son cœur s'active de plus belle lorsqu'elle s'aperçoit que l'homme la suit. Si seulement elle avait pu avoir une tenue confortable, pratique et moins lourde ça lui aurait permis de faciliter sa fuite. L'adolescente manque de glisser au détour d'une ruelle, elle laisse accidentellement tomber son ombrelle dans une flaque pour se rattraper de justesse a un petit muré de pierre.
Sula soupire, ce n'est que quand elle lève les yeux par réflexe pour s'assurer que personne n'a remarqué sa chute que son cœur rate un bond. Une main se pose sur son épaule. Une sueur froide parcours sa colonne vertébrale. La jeune fille tremble de tout son corps. L'inconnu lui tend l'ombrelle. Sula n'entend à présent plus que les battements de son cœur résonner dans ses oreilles. Sous sa capuche, l'homme lui sourit. Son visage à demi voilé est si près du sien. La respiration de la jeune fille est saccadée. Son espace vital violé.
- Sula, nous avons tellement de chose a nous dire, ça voix et douce et fluide comme s'il chantait.
L'adolescente ne comprend pas. Comment ce type connaît il son prénom ? Sa vision devient floue. Elle panique, abandonne tout ce qu'elle possédait jusqu'à présent avant de prendre la poudre d'escampette. Sula court aussi vite qu'elle le peut, elle ne compte plus le nombre de fois où elle tombe. Ses cheveux lui collent au visage. La pluie l'empêche de voir correctement sa trajectoire. Elle a si peur qu'elle en pleure, qu'elle n'arrive plus a respirer. Sa tête est sur le point d'imploser. Toutes les rues se ressemblent. Elle dévale des escaliers qui débouchent dans un grand jardin encore éclairé par des lampadaires et où y trône en son centre un immense bassin plein de carpes koï et de nénuphar.
Avec ce temps, il n'y a personne.
Elle finit finalement par s'arrêter pour reprendre son souffle. Elle regarde autour d'elle. La jeune Maiko a mal partout et le sang provenant de ses écorchures se mêle à l'eau de pluie. Ses sens sont affolés, brouillés. Elle ne perçoit que des points lumineux devant ses yeux.
- Sula.
La jeune fille pieds nus dans une flaque d'eau, se retourne avec stupeur. L'inconnu se trouve non loin d'elle. Planté raide comme un piqué, il est tourné fasse à la fontaine qui ne fonctionne pas aujourd'hui.
- Qu'est-ce que vous voulez ?! Parvient-elle à crier entre deux sanglots. Je vous en prie laissez-moi tranquille.
Elle n'obtient aucune réponse. L'homme fait quelques pas. La jeune fille sursaute et recule. Sula a l'impression que le son de la pluie qui tombe en trombe est de plus en plus fort.
- Allez-vous en, ordonne-t-elle en balayant l'air d'un geste de la main.
L'homme se rapproche d'elle avec la grâce d'un chat.
- Pitié, implore-t-elle. En reculant, elle tombe à la renverse.
L'inconnu est devant elle, il fait au moins deux têtes de plus qu'elle. Le corps de Sula ne répond plus. Ses muscles sont tétanisés, il lui est impossible de faire le moindre geste. Il se penche sur elle. Son visage se rapproche du sien, Sula détourne la tête. Elle peut sentir son souffle chaud sur sa joue. Et alors qu'il prononce ces quelques mots. Sula perds sa respiration. Sa tête se met à tourner et elle prise de nausées. Elle voudrait vomir, mais elle n'a plus assez de force. Elle n'arrive plus à discerner les battements de son cœur.
Cet homme n'a aucune odeur.
« Sula, voudrait, tu bien me servir une tasse de thé ? »
Puis plus rien.
J'ai juste une remarque, le "puis plus rien". Je le trouve vraiment dommage, je trouve qu'il gâche un peu le dialogue entre l'Homme et Sue. Personnellement, je pense que finir sur " Sue; voudrait tu bien me servir une tasse de thé" aurais été EPIC!!!
En tout cas continue comme ça