Au petit matin, tandis que la clochette de Cierge résonnait dans son oreille gauche, étouffée par le bois de la porte, De Northwood se réveilla sans énergie. Convaincu d’avoir traversé un mauvais rêve, même sans s’en souvenir, il se dressa sur son lit en se frottant les yeux, sans parvenir à ajuster sa vision floue. La pluie avait cessé mais le ciel n’en était pas moins noir. Il enfila en vitesse un gilet en tweed par dessus un haut de coton couleur crème, passa lui-même le peigne sur ses cheveux défaits, et quitta sa chambre sans parvenir à contenir sa moue contrite. Dans moins d’une semaine, de complets inconnus aux motivations purement administratives pénétreraient le havre qu’était son domaine, et il ne pouvait rien y faire. Alors, quand il gagna la salle à manger pour y consommer son habituel petit déjeuner, il s’y rendit l’air livide.
Ce qu’il ignorait, c’est que ses habitudes seraient bousculées dès aujourd’hui. Assis en bout de table, observant le violon posé sur son socle au pied de la fenêtre, l’archet absent, il s’étonna de voir arriver non pas son repas, mais Priscilla et son bloc-notes. Cierge la salua, arquant lentement la nuque.
« Bon matin, Monsieur. Puis-je ? »
Le maître donna son accord.
« On dit que des investigateurs vont venir au domaine. Il paraît que c’est à propos de Sanjay, notre collègue, et… nous sommes un peu inquiets, vous comprenez ? Je voulais organiser une petite réunion, pour calmer un peu les esprits. Il serait bien que vous soyez présent aussi. »
L’idée de parler devant autant de gens ne l’enchantait guère, mais la sérénité de ses domestiques en dépendait. Alors, bien que tenté de refuser et de disparaître jusqu’à l’arrivée des enquêteurs en question, il accepta et fut directement conduit à la salle commune, où une grande dizaine de ses gens l’attendaient déjà autour de la longue table. Cierge se posta à côté de la porte, laissant le maître prendre place en bout de table.
Une tension désagréable s’était installé dans la salle commune. La plupart des domestiques regardaient leurs mains jointes, ou bien laissaient basculer leur regard de visage en visage. Priscilla fut la première à prendre la parole.
« Bon, tout d’abord, je pense qu’il est temps de mettre les choses au clair : Sanjay n’a pas été assassiné, comme le prétendent nos imminents visiteurs. N’est-ce pas, Monsieur ? »
Les regards se tournèrent vers lui. Il lutta contre la chaleur infernale qui gagnait ses tempes.
« Non… et nous en avons la preuve, n’est-ce pas ? Il a lui-même laissé une lettre, disant qu’il avait juste quitté les lieux. Il est idiot de faire ouvrir une enquête pour un cas déjà résolu. »
L’un des commis haussa une voix tremblante, qu’il contrôlait à peine :
« Ils ne se seraient pas déplacés pour rien. Son cadavre a peut-être déjà été retrouvé. Qu’allons-nous faire, si on apprend qu’un meurtrier sévit près de nous ?
- Il n’y a pas de meurtrier dans ce domaine », rétorqua le maître, dissimulant son agacement. « Nous sentons-nous en danger ? Il ne me semble pas. Alors nous allons simplement accueillir ces gens le temps de quelques heures, leur expliquer la situation, et ils partiront avec toutes les informations dont ils auront besoin. La vie reprendra son cours, et l’affaire sera classée. »
Certains visages accueillirent cette réponse avec enthousiasme, d’autres avec inquiétude, et certains réfutèrent même de la tête.
« Écoutez », reprit la coordinatrice, « nous ne pourrons pas nous assurer de quoi que ce soit aujourd’hui… mais l’essentiel est que notre maître soit confiant. Tant que Monsieur De Northwood a l’esprit tranquille, nous n’avons rien à craindre jusqu’à preuve du contraire. Vous pouvez reléguer votre inquiétude au second plan, de toute manière les enquêteurs seront bientôt là. »
Les domestiques se levèrent ensemble, poussant leurs chaises sous la table dans un raffut général. Les expressions sur les visages étaient variées, mais la situation semblait sous contrôle. Cierge raccompagna De Northwood à la salle à manger où il profita d’un agréable petit-déjeuner composé d’œufs et de porridge, et la journée fut rattachée aux rails de la routine.
Après une matinée froide et marquée par une grisaille des plus déprimantes, De Northwood eut le plaisir de profiter d’un repas réconfortant axé autour d’un velouté de courge. Malgré ce léger soulagement, l’atmosphère livide de cette journée et les visages déconfits d’une grande partie de ses domestiques le rendaient inquiet. Incapable de se concentrer sur ses tâches habituelles qu’étaient la lecture et l’apprentissage du dessin, car il se sentait impuissant, il finit par prendre une décision. Car Cierge ne lui était pas de bon conseil ce jour-là et qu’il craignait pour l’état de ses gens, il demanda à partager son café avec la cheffe de cuisine, Anne, afin d’échanger quelques mots.
Il considéra cette audience comme un moyen de rester au plus près de ses domestiques, même si en réalité, c’était un peu de chaleur qu’il recherchait ; chaleur qu’il ne trouvait pas en Cierge le silencieux. De plus, Anne démontrait une aisance hors du commun pour animer les discussions et réjouir tous les profils.
De Northwood s’assit sur un tabouret de bois de morta, attendant avec calme l’arrivée d’Anne depuis la cuisine. Il avait proposé à Cierge de disposer, et se heurtant à un refus poli, lui imposa une heure de libre. A vrai dire, il ignorait ce que son majordome pouvait bien faire de son temps en dehors de ses heures de travail, mais il espérait lui avoir permis d’apaiser son esprit.
Anne débarqua dans un tintement de verre et de pierre. Son élégant visage maquillé dépassait d’un tablier blanc qui diffusait une odeur de grillé bien imprégnée. Ses fins cheveux blond foncé, bien qu’ils dépassaient à peine ses épaules, étaient réunis en une tresse délimitant le haut de sa nuque. Ses yeux bruns pourtant si lumineux sublimaient son profil ; celui d’une personne rayonnante qu’il était agréable d’avoir près de soi. Les commis pouvaient en témoigner : on entendait souvent des rires et des exclamations s’élever depuis les cuisines lorsqu’elle donnait les ordres.
La cheffe déposa non pas un café, mais de quoi le préparer, sur la petite table noire.
« Je me disais que cela pourrait vous distraire un peu. Ça monte à la tête, ces vilaines histoires, mais tout sera vite oublié. »
D’origine française, elle prononçait toutes ses phrases avec un accent brut, si bien qu’on croyait presque qu’elle parlait en français. De Northwood trouvait cela amusant, comme si le simple effort d’arrondir la langue était un affront pour ce peuple.
Dans le plateau qu’elle déposa se trouvaient un bol rempli de grains à l’odeur profonde et torréfiée, un mortier et son pilon, ainsi que la cafetière à siphon et sa mèche à alcool.
« Je vous laisse moudre, c’est apaisant » dit calmement la cheffe alors qu’elle imbibait la mèche d’alcool pour y mettre le feu.
Le maître s’y attela, broyant une petite portion de grains à la main.
« C’est un sale temps aujourd’hui. Il est normal que le moral en pâtisse.
- Qui ne peut supporter un ciel gris ne devrait en aucun cas habiter à Windrose » répondit le maître.
« C’est très vrai. Je crois que c’est pour ça que je m’adapte aussi bien : à Paris, la météo et les murs sont toujours gris. Moins qu’ici, je vous l’accorde, mais tout de même.
- N’avez-vous jamais été triste de votre condition, ici ? »
La cheffe laissa échapper un rire drôlement français. Ses yeux se concentraient sur la mèche, qu’elle revissait sur la poche d’alcool.
« Non, mon dieu, non. Je suis bien mieux ici qu’ailleurs. Nulle part ailleurs je n’aurais le choix sur les ingrédients que je désire travailler. Je peux même laisser libre cours à mes commis. J’ai travaillé deux ans dans une auberge près des pavillons des Halles, ce furent mes premières années dans le métier. Non seulement je n’avais pas mon mot à dire sur la moindre découpe, mais même mon chef était lui-même tiré par des ficelles. Nous n’étions tous que des pantins. Même chose à Calais, lorsqu’on m’a recommandée sur le littoral – plutôt pour se débarrasser de moi que pour me réjouir dans mon avenir. J’ai décidé de filer. » A l’aide d’un briquet à amadou, elle nourrit une flamme sur la mèche et mit l’eau de la cafetière à bouillir. Elle observa l’extérieur d’un œil rêveur ; pourtant le ciel était gris et les couleurs ternes. « J’ai eu de la chance de finir ici. Je ne négligerais cette chance pour rien au monde. »
« Vous êtes une personne fiable et inspirante » pensa De Northwood, incapable de desceller ses lèvres. La communication n’était pas son fort, mais il espérait que les muscles de son visage soient assez expressifs.
La simple action d’écouter ses domestiques parler d’eux et de leur histoire lui était d’un grand soulagement. Car il ne pouvait s’assurer lui-même du bien qu’il leur apportait, il aimait qu’ils en témoignent par eux-même, d’autant plus lorsque la parole leur venait spontanément. Il aimait l'idée de ne jamais avoir à leur forcer la main, que leur histoire se dévoilerait lentement au rythme des pages d'un livre qu'on tournerait.
La cheffe l’interrompit dans sa mouture et dans sa réflexion, lorsque le grain fut idéalement proportionné. Elle versa le café moulu dans la cafetière avec autant de soin que si elle préparait un ragoût subtil ; l’eau bouillante se fraya un chemin jusqu’à la boule supérieure, s’imprégnant de l’arôme torréfié du grain, puis redescendit lorsque la flamme fut éteinte.
« J’espère que votre environnement est toujours aussi confortable », reprit le maître qui ignorait comment entretenir cette discussion. « Vous savez, s’il vous manque du personnel, vous pouvez toujours en faire la demande, nous pouvons vous trouver de nouveaux assistants. Et puis, les cultures ont été décevantes l’automne dernier, nous pouvons faire importer des…
- Vous êtes en excès de zèle, Monsieur », coupa-t-elle net avec un sourire lumineux. « La plus grande force d’un cuisiner est l’adaptation. Même si je venais à manquer de moyens, l’idée de m’en plaindre ne me viendrait même pas en tête. Ce sont aux convives de se plaindre, pas aux hôtes, vous comprenez ? Évidemment, si la marmite venait à se fendre, ou si les planches à découper pourrissaient, je vous le ferais savoir. Mais rassurez-vous, tout va bien. » Elle servit le café dans deux somptueuses tasses de grès chinois aux motifs céladon. « Dites, je me suis toujours demandée : avez-vous déjà entretenu une cuisine avant d’arriver ici, à Windrose ? »
Les sourcils du maître se soulevèrent d’étonnement. Il était très inhabituel que le sujet de son passé soit invoqué, encore plus rare qu’il y réponde. Malgré la curiosité sincère qui habitait la française, détendant front, De Northwood n’eut rien à répondre d’autre que « non ».
« Eh bien, j’imagine que vous apprenez très vite. Comme si vous aviez vous-même été cuisinier. Vous savez, Monsieur, si la chaleur des fourneaux vous attire, vous pourriez essayer de préparer un plat avec nous, un de ces jours. Je sais comme vous aimez la nourriture, alors si cela vous intéresse… bref, vous m’avez compris. »
L’accent français de la cheffe semblait légèrement railleur, d’une manière qui amusa De Northwood. Beaucoup de ses domestiques n’osaient pas le considérer avec autant de familiarité, ce qu’il trouvait dommage. Quelques uns seulement dérogeaient à cette règle tacite, et il chérissait ces moments qui lui permettaient de s’évader de ses pénibles responsabilités qui lui tordaient la conscience. Il accorda un regard chaleureux à sa cheffe, affirmant qu’il songerait à sa proposition. Il n’était pas tout à fait étranger à la cuisine.
Le maître autorisa Anne à partager cet espace avec lui le temps de lire quelques chapitres d’un livre. A eux s’étaient ajoutés Cierge, debout et immobile, aux aguets comme à son habitude, et Katarina que De Northwood invita chaleureusement à rester elle-aussi. La française lisait un livre au nom intrigant, « Contes de Bretagne », et Katarina observait le paysage légèrement brumeux de l’après-midi ; le grand chêne tiré vers la mer par une brise constante.
Ce fut une fois le café épuisé que la cheffe et sa commise quittèrent les lieux, laissant le maître et son majordome dans un silence seulement brisé par le crépitement des braises, au cœur du foyer. De Northwood, qui lisait lui-aussi, rangea son livre quand son plus ancien domestique, Phantom, passa la tête dans l’embrasure de la porte et annonça sans cérémonie :
« J’ai vu une ombre, dans la forêt. Vous feriez mieux d’aller voir. »
Et de disparaître dans le couloir. Le maître, confus, croisa le regard de Cierge, qui semblait dire « Allez-donc voir », ou quelque chose qui y ressemblait. Alors, après avoir rejoint sa chambre pour enfiler un épais gilet en laine, il se dirigea vers le promenoir qui donnait sur l’étendue de son domaine, là où la mer n’était qu’un son venu de derrière.
Lecture de ce second chapitre. Le ton reste le même, mais c'est intéressant d'en apprendre un peu plus sur les domestiques. Cierge semble assez mystérieux avec son côté taciturne, Anne est plaisante. Le chapitre termine en cliffhanger, c'est bien pour donner envie de continuer.
Je te laisse sur les remarques qui me sont venus en cours de lecture :
- "Alors, quand il rejoint la salle à manger pour y consommer son habituel petit déjeuner, il s’y rendit l’air livide." -> rejoignit la salle à manger
- "Une tension désagréable s’était installé" -> installée
- "faisaient basculer" -> basculaient suffirait je pense, mais si tu cherches quelque chose de plus passif, je pencherais pour une formulation comme "laissaient basculer" plutôt.
- "nous en avons la preuve, non ?" -> Pour éviter de répéter "non", tu peux peut-être plutôt remplacer par "n'est-ce pas"?
- "mais l’essentiel est que notre maître soit confiant." -> j'ai trouvé la tournure un peu condescendante. Elle parle de lui comme s'il n'était pas là, un peu comme on parlerait d'un enfant qui va affronter une épreuve. Je me demande si c'est voulu ou si tu cherchais plutôt à dire qu'il EST confiant, donc que tout va bien.
- "et la journée fut rattachée aux rails de la routine." -> j'ai beaucoup aimé cette tournure
- "Il avait proposé à Cierge de disposer, et se heurtant à un refus poli, lui accorda une heure de libre." -> disposer et avoir une heure de libre sont des choses différentes ?
- "mais même mon chef était tiré par des ficelles." -> je n'ai pas compris cette expression
- "il chérissait ces moments qui lui permettaient de s’évader de ses lourdes responsabilités" -> pour le moment, ce que sont ces lourdes responsabilités ne m'a pas frappé ^^
- "debout et immobiles" -> immobile
- "Anne quitta le salon de thé près d’une heure plus tard : le maître lui avait autorisé (...) Ce fut une fois le café épuisé que la cheffe et sa commise quittèrent les lieux, laissant le maître et son majordome" -> Elle l'accompagna à sa bibliothèque? Je ne comprends pas pourquoi le paragraphe attaque en disant qu'elle quitte le salon alors qu'elle se trouve avec lui ensuite.
À bientôt :)