Chapitre II - Le Prince de l’Eau

1004 E.E.

A l’ouest du continent kandorrien, en plein cœur de la mer nagéenne, était caché un royaume. Entouré d’une multitude de maelströms, il était quasiment impossible pour les navires des grandes cités continentales de s’en approcher sans se risquer à finir au fond des eaux. L’on dit cependant que certains auraient tenté ce voyage périlleux mais d’aucun n’en sont jamais revenus vivants si ce n’est les quelques chanceux qui ont pu le raconter. 

Ce royaume, c’était celui des Nagars, le peuple élémentaire de l’eau qui, comme les autres peuples élémentaires, se mélangent peu aux continentaux. Il était composé d’une grande île en forme de spirale qui s’étendait sur des centaines de milles marins et en son centre se trouvait le palais or et blanc de la famille royale nagar. Tel un trident s’élançant vers le ciel, il était le dernier édifice rescapé au milieu des ruines. 

En effet, seize ans auparavant, l’attaque des dragonniers pyrhos avait ravagé la surface du royaume détruisant la citadelle et en grande partie les remparts extérieurs qui l’entouraient. Depuis lors, les habitants d’en haut s’étaient réfugiés dans la partie inférieure qui se prolongeait sous le niveau de la mer, au-delà du palais qui formait à présent le dernier rempart du royaume. 

Peu d’entre eux se risquaient désormais à remonter à la surface en dehors du palais, leurs sentiments mêlés de peur et d’amertume ainsi que la douleur à la vue des ruines les y résignaient. Cependant quelques courageux s’y rendaient encore par devoir de mémoire ou par simple nostalgie.

Au milieu de ces vestiges au sud du palais, sur les bords d’une plage intérieure, un jeune homme se recueillait. Il était assis à genoux, aux pieds d’une statue de glace aux allures de cristal du plus pur des azurs. Il portait une toge légère faite de tissus blanc, bleu et or et dont la qualité ne laissait nul doute sur le prestige de son rang. 

A côté de lui était couché et endormi Na’rem, son jeune naga bleu cobalt, sorte de loup nagéen, ce qui indiquait que le garçon devait être ici depuis un certain temps. Les légendes nagars disent que les nagas étaient les créatures élémentaires préférées de Naga, le Mage Bleu Primaire qui les créa, et que c’est pour cela qu’elles portent son nom. A ce titre, le peuple de l’eau les considère comme leur égal et comme le plus fidèle de leurs compagnons.

La statue représentait une jeune femme, entre vingt et trente ans, qui tournait le dos au ciel et semblait protéger, dans l’enceinte de ses bras, quelque chose qui n’était désormais plus là. Les terres qui l’entouraient étaient calcinées et plus rien n’y poussait si ce n’était dans un fin rayon de quelques pieds qui l’encerclait et formait un havre de paix au milieu du chaos. Au sein de ce rayon, l’herbe était verte et parsemée d'hellébores azurées, des fleurs qu’on ne trouve d’ordinaire qu’au sommet des montagnes enneigées, au nord de Kandorr. Depuis le ciel l’on voyait cet enclos qui se distinguait au milieu d’une large plaie noire qui traversait toute la surface du royaume.

Ce n’était pas là qu’une simple statue mais bien le dernier souffle de vie de sa propre mère, la reine Kora, qui l’avait protégé des flammes aux creux de ses bras lorsqu’il n’était encore qu’un nouveau né. Une magie puissante et ancienne capable de résister à n’importe lequel des assauts mais au prix d’un ultime sacrifice auquel il n’existe aucun remède connu.

Aran n’avait ainsi jamais connu sa mère si ce n’était par ces visites régulières. Il n’avait en revanche nourrit aucune rancœur à l’égard des Pyrhos pour une raison étrange et particulière que lui avait donnée celle qui l’avait mise au monde. Comme un message du passé qu’elle voulait lui laisser, la statue souriait et le jeune homme savait que ce sourire lui était adressé. Destiné à l’enfant qui grandira sans mère, au jeune adulte qui deviendra homme, au prince qu’elle voulait qu’il soit. Un prince humble, droit et juste, un fils sans peur ni colère.

Ce sourire, c'était sa plus grande force. Comme une magie ancestrale qui soignait ses tristesses d’enfant, qui répondait à ses questions et ses doutes, qui l’écoutait quand il cherchait quelqu’un à qui se confier. Il n’avait pas le sentiment d’avoir grandi sans figure maternelle car elle était toujours bien là, prisonnière du temps certes, mais il sentait sa présence à chaque instant, sa bienveillance et son amour qui transcendaient sa prison de glace.

Perdu dans ses pensées, le jeune homme n’entendit pas approcher l’homme derrière lui :

– Eh bien, de loin j’aurais presque cru qu’une seconde statue de glace était apparue durant la nuit tellement tu es immobile depuis des heures petit frère.

Na’rem se leva d’un bond et tout en aboyant il courut et se mit à sautiller autour du nouvel arrivant qu’il connaissait bien. Celui-ci était accompagné d’un naga plus âgé, Na’rom, sur lequel le plus petit grimpa pour jouer. Les deux familiers se chamaillèrent comme de vieux frères avant de courir ensemble sur la plage et sur la surface de l’eau.

Aran sourit à son tour puis se releva avant de se retourner pour faire face à son aîné. Zekh, c’était son nom, était grand, à la fois svelte et musclé, il était l’archétype du guerrier parfait. Les cheveux mi-longs, du même bleu de minuit que son benjamin, il avait à la différence les yeux d’un magnifique bleu océan. Il avait dix-huit ans lorsqu'il vint au monde et bien qu’ils n’avaient pas la même mère ils étaient bien plus proches que Zekh ne l’était de Darius, son autre frère cadet. Aran le considérait comme bien plus qu’un frère, il était pour lui un second père voire même un premier, la santé physique et mentale du roi ayant progressivement déclinée depuis la mort de sa seconde épouse.

– Grand frère ! Que fais-tu ici de bon matin… et en armes, je vois ? Y a t il un événement officiel que j’aurais encore oublié ?

Zekh, de par ses talents innés et ses prouesses au sein de la Meute de Naga, avait réussi à intégrer très jeune la Phalange de Nékar, l’élite des armées nagars constituée des plus grands guerriers issus des six autres castes du royaume. Il était même à présent devenu Dux, le commandant de cette septième caste supérieure. Il portait comme ses pairs une armure faite du matériau le plus rare et le plus convoité des mers, le nodule rouge des plaines abyssales qu’on dit être gardé par les plus sournois et terrifiants monstres marins du fond des mers. Revenir vivant avec ce minerai faisait office de rite de passage pour prétendre intégrer l’élite nagar.

– Haha, je sais que tu es tête en l’air mais pas au point d’oublier ce genre d’obligation. Non, si je viens te voir c’est pour t’annoncer mon départ. Mes nouvelles fonctions m’y contraignent. Une mission secrète que le Roi m’a personnellement confiée, je ne peux pas t’en dire plus. Je crois même que je t’en ai déjà trop dit. Nous partons pour plusieurs mois probablement avec mon escouade. Pendant mon absence essaye de ne pas trop te chamailler avec Darius et prend bien soin de Père. Mange bien aussi, fais bien ton lit, brosse toi les dents et…

– Là, là, cesse donc de faire l’idiot, je ne suis plus un enfant, répondit Aran tout en riant. Tu me raconteras tes exploits à ton retour j’espère !

– Haha, tu as raison, tu as grandi tellement vite mais pour moi tu seras toujours celui à qui j’ai appris à nager ! Plus sérieusement, n’oublie pas nos entraînements, travaille bien ta respiration et surtout ta garde. En mon absence c’est Savedgh qui te donnera tes leçons, il était mon maître à ton âge, tiens le en respect. Au sens propre comme au figuré. Je testerais tes progrès à mon retour. Prends soin de toi petit frère.

Zekh tourna les talons et repartit sans un mot, reprenant sa posture de commandant. Na’rom cessa immédiatement de jouer et le suivit au pas de course militaire. Le Dux rejoignit au loin ses deux centurions de la Phalange, Nirmae et Manadh, et les trois comparses quittèrent le royaume en remontant à la nage le fleuve tourbillon avant de disparaître dans la mer. La prestance du trio imposait le respect et l’admiration du jeune prince qui rêvait lui aussi d’aventure.

Aran embrassa la statue de sa mère comme à son habitude puis plongea dans le bassin intérieur du palais afin de rejoindre les profondeurs par les courants descendants.

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L'immense arche qui faisait office d’entrée sous-marine du palais était défendue par deux haut-gardes de la caste du Bouclier de Nodon. Vêtues d'armures lourdes d'un noir d'encre fait du plus solide des coraux, ils flottaient dans l'eau au dessus du vide, statiques et imperturbables armés de leurs lances et de leurs grands scutum marqués du calice nagar.

A mi-parcours, Aran fut arrêté dans sa nage par leurs gigantesques compagnons qui protégeaient les eaux du bassin intérieur. Deux genbus, des tortues géantes noires d'ordinaire pacifiques mais que l'on préfère en général ne pas déranger ou réveiller lorsqu'on les croise. Leurs carapaces est dite si solide que même un isonade, requin géant cuirassé du fond des mers, s’y briserait les dents à coup sûr.

Elles le toisèrent de leurs deux têtes immenses capables de le gober d’une seule bouchée mais d’un simple geste de la main, le prince leur transmit un écho qui les fit repartir instantanément sans la moindre hésitation. Son rang lui permettait en effet de prendre sans encombre toutes les voies secrètes du royaume et au-delà du rang il possédait un don qui faisait que la plupart des créatures marines lui obéissaient sans broncher.

Lui et Na’rem passèrent entre les deux soldats qui se mirent au garde à vous en pointant leurs lances vers la surface de l’eau. Derrière eux, Aran posa pied sur le porche de l’arche qui surplombait le vide. Il marcha au sol comme s’il se trouvait à la surface sans que les eaux n’exercent sur lui la moindre résistance, c’était une faculté que son peuple possédait puisqu’ils ne faisaient qu’un avec cet élément.

 Il parcourut une grande allée aux dalles de marbre entourées de colonnades entre lesquelles le loup nagéen continuait de nager. Arrivé au bout, il monta les grandes marches du perron menant à un haut portique soutenu par des colonnes gravées de symboles nagars puis entra enfin dans la partie immergée sous le palais royal.

De l’autre côté de l’entrée, Aran et son compagnon pénétrèrent dans l’enceinte d’un immense colisée couvert. Celui-ci pouvait accueillir des dizaines de milliers de personnes et servait essentiellement de réception au peuple de l’eau lors d’annonces royales, de célébrations militaires ou encore de spectacles tels que des tournois martiaux, des représentations artistiques ou même plus rarement des exécutions publiques. 

Le lieu était cependant vide à cet instant mais merveilleusement éclairé d’anémones de mer et de méduses lumineuses de multiples couleurs fluorescentes.

Le loup nagéen alla, comme à ce qui semblait être une habitude, se coucher sur les premiers gradins de granit attenants à l’atrium. Au milieu de celui-ci étaient disposés précautionneusement, sur un espadon large planté dans le sol, les effets d'entraînement du jeune prince. Lorsque Aran s’en approcha une voix rauque résonna dans les eaux de l’arène. 

– Je vous attendais, Mon Prince.

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La voix venait de la mezzanine royale, sur les hauteurs de la Cavéa, à l'opposé de l'entrée. L'homme qui s'y tenait n'était pas spécialement grand mais l’aura qu’il dégageait imposait un profond respect. Il était néanmoins attifé d'une épaisse chevelure et d'une longue barbe turquoise hirsutes et négligées. Un cache en coquillage blanc masquait son oeil droit et il portait une armure légère en écailles bleu cobalt, couleur de la caste de la Meute de Naga, l’avant-garde des forces nagars chargée également de l'ordre au sein du royaume. La longue cicatrice en croix sur son visage sous le cache-œil avait été, paraît-il, provoquée par un de ces fameux monstres marins gardiens du nodule rouge. Malgré son statut de commandant de la Meute et sa force incontestable, Savedgh n'avait pas réussi ce test pour intégrer la Phalange. Pour autant, il n’était pas un homme qu’on devait prendre à la légère, bien au contraire.

Aran distingua derrière l’homme une ombre impressionnante qui s’avançait et qui fut brièvement éclairée par un banc de méduses lumineuses passantes. Il reconnut aisément la créature qui n’était autre qu’un naga mais pas des moindres puisqu’il s’agissait d’un mâle alpha de la race des valérions, les géants noirs. Il faisait au bas mot dix pieds au garrot et les grognements qu’il émettait dans l’eau firent prendre peur à Na’rem qui vint en nage rapide se cacher derrière son maître.

C’était la première fois que le prince rencontrait cet homme en personne. Nombre de rumeurs couraient à son propos au sein de la cour et parmi les castes. Il était aussi connu pour être un baroudeur qui fuyait les conseils et les cérémonies que lui imposait son grade, peu enclin à l’assumer pleinement. 

– Mettez vous en armes, je vous prie, nous allons commencer. Je tiens néanmoins à vous préciser que, sur les ordres de votre frère, je ne vous ménagerai pas. J’attends donc de vous un plein engagement lors de ces leçons d’armes.

Le jeune prince ne se fit pas prier. Il enfila rapidement sa cuirasse et ses spallières qui composaient son armure légère en timalium, un alliage de métal et de corail dont le blanc pur montrait la qualité du raffinage. Il prit à deux mains son espadon large de nacre blanc, le pied droit en avant, le gauche de côté, sa lame formait l’angle parfait de défense, comme le lui avait appris Zekh. Il respirait, lentement, filtrant l’oxygène contenu dans l’eau, et la peur n’était pas une option qu’il s’autorisait à ne serait ce qu’envisager.

– Je vous attends, Maître Savedgh.

Sans même crier gare, le maître traversa l’arène à une telle vitesse que l’eau se transforma en bulles de vapeur sur son passage, explosant dans un vacarme prodigieux. La lame courbée du sabre de Savedgh, fine et longue, vint percuter le fil de celle d’Aran qui la para non sans mal. L’onde de choc créa une vague sphérique autour d’eux, les deux bretteurs se souriaient, ils savaient que ce moment serait des plus intéressants.

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Une voix abyssale résonnait dans sa tête, comme le sifflement d’un démon :

 “Il est le seul responsable de ton fardeau, il t’a pris celle que tu aimais. Sa folie ne mérite pas ta pitié, encore moins ta clémence. Tout est de sa faute … Tue-le.”

Cette voix, il l’entendait depuis dix-sept ans, de plus en plus claire, de plus en plus insistante. C’était celle de sa rage née de ses remords, ceux de n’avoir su empêcher ce qui était arrivé, ceux de n’avoir pu sauver celle qui comptait plus que tout à ses yeux.

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Quelques jours plus tôt, à plusieurs centaines de mètres au-dessus du colisée, le conseil du Roi s'était réuni à la surface dans la salle du Trône. Néridon Bashal Aran, le souverain, semblait apathique et absent. Ses traits étaient tirés et pâles, ses yeux livides et ternes. Assis sur son trône, il portait une toge blanche ornée de pierres et d'or et tenait dans sa main droite le pommeau de son arme légendaire, l'épée en dent d'Orca, plantée dans son socle en marbre à ses pieds. La barbe et les cheveux longs et blancs, il était grand mais maigre, comme si la vie l’abandonnait.

La salle était immense et ovale. Sur les murs étaient représentés les divers moments clés de l’histoire des nagars. En son centre, se trouvait un immense bassin donnant sur le niveau inférieur immergé par lequel l’accès se faisait.

A gauche et à droite du trône étaient disposés les sièges sur lesquels étaient communément assis les duces, commandants des castes qui formaient le conseil. L’on pouvait voir derrière chacun d’entre eux une fresque représentant le gardien lié à leur caste et parmi les huits sièges, l’un d’entre eux était brisé et sa fresque effacée. L’on raconte que ce siège était il y a plusieurs siècles celui de la caste de Gamajin, une caste d’apothicaires qui tenta d’assassiner le roi de l’époque et fut entièrement massacré pour cela. 

En ce jour, seuls trois sièges étaient occupés. Kahun, Dux du Bouclier de Nodon, Mélusine, Duxe des Visages de Thaumocled et Bathyal, Dux des Crocs de Dakara. Chacun était accompagné de leurs Primus, premier lieutenant, qui se tenaient debout à leurs côtés. 

Darius, le prince cadet était aux côtés de Bathyal dont il était le Primus. Il essayait en vain de calmer son commandant qui s’indignait de la décision que le roi avait prise sans l’aval du conseil.

– Mon Roi, pourquoi continuez vous en vain de chasser ces chimères. Cela fera bientôt dix sept ans que cette folie est arrivée. Pourquoi continuez-vous de croire qu’il existerait une autre raison que celle de l’évidence. Je vous le dis, comme je vous l’ai déjà dit à l’époque, les Pyrhos nous ont trahis et ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.

Le débat semblait porter sur la fameuse mission confiée à la cohorte du prince. Bien que secrète, il ne fallut que peu de temps pour que les observateurs de la caste des Crocs de Dakara ne rapportent l’information à leur commandant.

Le roi releva la tête, à la surprise de tous, il prit la parole comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années :

– Ton avis m’importe peu Bathyal. Tes conseils ne nous ont apporté que malheur et désolation et j’ai été assez stupide pour les avoir écouté, lança t il d’une voix rauque qui résonna dans l’enceinte de la salle.

Les phrases du roi étaient entremêlées de fortes toux de plus en plus violentes et celui-ci manqua presque de tomber de son trône. Darius se précipita au chevet de son père pour le relever.

– Père, ne vous emportez pas. Votre santé est fragile, prenez votre élixir, il vous fera du bien.

– Hmm, pathétique vieil homme, marmonna Bathyal assez discrètement pour que seul le roi ne l’entende pas.

– Surveillez vos mots lorsque vous parlez à votre roi ! lança Darius, énervé, au grand étonnement de son Dux.

– A qui crois tu t’adresser gamin ? Tu ne vaux pas mieux que ton bâtard de frère, répondit Bathyal sans aucune retenue.

A ces mots, les autres duces jusqu’ici silencieux furent abasourdis. Bien que les origines de la seconde reine furent très critiquées en son temps au sein de la cour et dans les foyers du royaume, s’il y avait bien un sujet à éviter en présence du souverain, c’était celui-ci.

Tous se tournèrent vers le roi, stoïques et craignant sa réaction. Un lourd silence s’empara du lieu.

– Comment oses-tu ? S’exclama Néridon d’une voix grave et impérieuse.

Il se leva de son trône et les autres commandants et lieutenants se prosternèrent, genoux et regard au sol.

– Comment oses-tu parler ainsi de ton prince. Comment oses tu souiller ainsi la mémoire de ta reine ?

Un courant d’eau sorti du bassin et traça un chemin sous les pas du roi qui l’emporta en direction du commandant.

– Tu es le seul responsable de notre fardeau. Tu as pris celle que nous aimions. Ta folie ne mérite pas notre pitié, encore moins notre clémence. Tout est de ta faute.

Le roi pencha son bras en arrière et un second courant d’eau vint retirer l’épée du socle pour la mettre dans sa main.

– Mon Roi, pardonnez-moi, je vous en supplie …

– Meurs.

L’épée s’illumina d’un blanc si pur et si lumineux qu’elle aveugla les membres du conseil. D’un geste, elle fendit l’air projetant un puissant rayon d'énergie. Bathyal n’était plus. 

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Épuisé, en âge, bien que dans l’eau, Aran était assis dans les gradins du colisée et reprenait calmement son souffle.

L'entraînement avec maître Savedgh fut intense mais néanmoins très satisfaisant. Ce dernier était rapidement reparti après qu’un de ses hommes viennent interrompre la leçon pour le prévenir d’une urgence qui ne pouvait attendre.

Aran ne s’en est pas plus inquiété que ça, trop occupé à se remettre de ses émotions.

– B’jour toi !

Plus que surpris, Aran hurla d’un cri très aigu et en perdit même son adhérence avec le fond.

La jeune fille qui s’était discrètement assise à côté de lui le fixait d’un grand sourire. Elle avait de grands yeux turquoise, les cheveux ondulés bleu-vert et surmontés de deux couettes. Hautes comme trois oursins, elle devait avoir environ 12 ans et portait une robe bleu persan.

– Mais quelle idée de surprendre les gens de cette manière, et puis d’abord que fais tu ici ? Ce n’est pas un endroit pour les enfants, répondit Aran en essayant de garder son langage princier.

– Et toi, qu’est ce tu fais ici ?

– Je t’ai posé la question en premier… M’enfin, j’attends quelqu’un, je te prierais donc de quitter ce lieu avant qu’elle n’arrive.

– T’attends qui ?

– On ne t’as jamais dit que tu étais trop curieuse ?

– Nope.

– …

Les deux nagars se regardèrent silencieusement pendant quelques instants. L’une attendait naïvement une réponse, toujours grand sourire, tandis que l’autre cherchait ses mots les plus polis pour lui demander de partir.

– C’est toi le prince Aran ? demanda la jeune fille.

– Oui, en effet c’est bien moi, et comme tu peux le deviner, je suis très occupé. Ma seconde leçon va bientôt commencer. J’attends une personne de haut rang ! La grande Néri’torash, Maela, qui doit me donner ses premiers enseignements en magie élémentaire.

– Oooh, ça rigole pas ça ! Il paraît que personne ne l’a jamais encore vu en plus !

– Et bien tu en sais des choses pour une enfant. En effet, elle a été secrètement nommée à pouvoir prétendre à ce rôle il y a trois ans. Et comme tu dois le savoir, on ne nomme pas n’importe qui aspirant à la tête de l’Oeil de Néri, il faut avoir un don que peu de personne ont. Mon frère m’a dit qu’elle a passé les trois dernières années à parcourir les temples des gardiens aux quatre coins des deux mers pour apprendre à maîtriser son pouvoir. Elle sera très prochainement présentée officiellement au peuple.

– Roooh, balèze la fille ! Et pourquoi qu’elle te rencontre toi avant du coup ?

– Tu es bien trop curieuse … Mais c’est une bonne question cela dit, je n’y ai pas réfléchi je t’avoue… Et puis d’abord, qui es tu toi ?

La jeune fille se mit à flotter en direction du centre de l’arène puis mit pied à terre. Elle leva la main et l’eau autour d’elle se rassembla pour faire apparaître un sceptre dans un nuage d’écumes.

– Bon, fini de plaisanter, si on commençait ? lança-t-elle, l’air de rien, à l’attention du jeune homme ébahi.

– Attends, ne me dit pas que tu es …

– Haha, bingo ! T’as mis le temps mais Zekhounet m’avait dit que tu étais un peu long à la détente ! lança Maela, moqueuse et sourire en coin.

D’un coup de sceptre au sol, un grand tourbillon se forma dans l’arène et celle-ci se vida entièrement de son eau. L’air y était respirable comme à la surface. Aran qui flottait encore tomba sèchement sur les gradins.

– Exercice du jour, Petit Prince ! Faire de l’eau sans eau ! Ou pour parler en langage plus technique, la Projection Élémentaire ! Tada !

– La quoi élémentaire ?

– La projection élémentaire ! Écoute un peu, non d’un calamar ! Bon. Cours théorique ! J’imagine que tu es parfaitement capable de contrôler l’eau autour de toi, non ?

– Bien sûr ! Pour qui me prends- tu ? C’est assez basique.

– Eukay … l’arrogance du gars quoi …

– Pardon …

– Bon, pour faire court. Quand tu contrôles l’eau autour de toi, on appelle ça en magie élémentaire “la manipulation”, dit-elle tout en mimant les guillemets avec les doigts. C’est basique comme tu dis, il s’agit du premier type de magie, mais à haut niveau de maîtrise ça peut quand même faire très très mal. Imagine un Raz de Marée dans les dents, tu m’suis ?

– Ok, donc si je comprends bien, il y a plusieurs types de magies élémentaires et plusieurs niveaux de maîtrises au sein de ces différents types ?

– Et beh c’est qu’il comprend vite en fait ! Exactement. La projection donc, c’est le deuxième type. Mais comme tu l’as compris, une haute maîtrise du premier type est bien plus puissante qu’un premier niveau du deuxième type. Néanmoins, il est plus difficile d’apprendre à pratiquer les bases du deuxième type que les bases du premier, tu m’suis ?

– Je crois oui. Du coup, comment peut-on créer de l’eau à partir de rien et surtout quel intérêt de le faire ?

– Comment font les Pyrhos pour créer des flammes selon toi ? Alors, c’est plus facile pour eux puisque leur élément est beaucoup moins environnant. En général, ils maîtrisent la projection assez tôt par la force des choses. C’est moins notre cas, puisque nous vivons dans notre élément et que nous n’avons que rarement besoin de le projeter par nous même, comme c’est le cas pour les Gaïenns avec la terre ou les Aïoles avec le vent. Tu m’suis ?

– C’est étrange, tu parles comme une enfant mais tu expliques comme une adulte.

– Reste concentré s’il te plait. Bon. Pour répondre à tes questions. Comment qu’on fait ? Ça peut paraître simpliste, mais pour ça, faut puiser dans ta magie intérieure. Et seconde question, quel intérêt ? Tout simplement parce qu’il existe des endroits à Kandorr où y a pas d’eau mais aussi parce que c’est une étape importante qui te permettra d’apprendre à maîtriser les autres types supérieurs de magies élémentaires. As-tu d'autres questions ? Parce que j’aimerais bien commencer à jouer moi !

– Oui, j’en ai une. Pourquoi souhaitais tu me rencontrer avant d’être officiellement présentée au peuple ?

– Haha, il perd pas le nord le petit prince ! Parce que Zekhounet me l’a gentiment demandé. Il voulait que  je t’enseigne toutes les bases des types de magies élémentaires avant d’être trop prise par mon nouveau rôle de super prêtresse. Je t’avoue qu’au début je lui ai ri au nez. On n'apprend pas ça en seulement quelques huitaines, mais il a insisté. Il m’a dit que tu avais toi aussi des prédispositions, j’ai donc fini par accepter, par curiosité. 

– Mon frère a beaucoup trop d’estime pour moi. Je n’ai rien d’exceptionnel. J’espère que je ne te ferai pas perdre ton temps.

– Nous verrons bien. Bon, fini de blablater, on commence ou bien ?

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Dans le haut des gradins, Darius, le prince cadet les observait depuis plusieurs heures sans un bruit. Il portait un demi masque sur la partie gauche du visage qui cachait les brûlures qu’il avait subies enfant lors de l’offensive des dragonniers pyrhos. 

Ce masque, c’était un présent de Zekh. Il l’avait ramené de sa quête au nodule rouge lorsqu’il était plus jeune, quelques temps après la naissance d’Aran. Il s’agissait d’un morceau de crâne de Dunkleos, un monstre marin abyssal prétendument disparu. L’un des derniers présents qui le rattachait encore à son frère.

Sur la partie droite de son visage, des larmes coulaient silencieusement. Le poids de sa culpabilité reposait lourdement sur ses épaules. Il ne savait plus quoi penser. Il ne savait pas quoi dire. Sans un bruit à nouveau, il disparut dans l’ombre de l’arène.

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Plusieurs mois passèrent depuis le départ de Zekh et de son escouade. Aran avait continué ses leçons quotidiennes avec le Dux Savedgh et la Néri’torash Maela. Les personnalités totalement opposées de ses deux maîtres n’avait de cesse de le dérouter mais il n’avait aucun doute sur le fait qu’il n’aurait jamais pu connaitre meilleurs professeurs.

Depuis la disparition de son prédécesseur, Darius fut nommé à son tour commandant des Crocs de Dakara, la caste des observateurs nagars ou plus exactement celle des espions et même assassins lorsque cela l’exigeait. Plus personne n’osa depuis ce jour sous-estimer les capacités du roi bien que son état ne semblait pas aller en s’améliorant.

C’était le grand jour. Celui où l’identité de la grande prêtresse de Néri allait enfin être révélée au peuple. Il n’y en avait pas eu depuis plus de vingt ans, la dernière en date étant la reine Arlana, première épouse du roi Néridon qui périt lors d’un précédent conflit avec les Pyrhos, cinq ans avant la naissance d’Aran.

Tous s’étaient réunis dans le grand colisée immergé. Guerriers, prêtresses et artisans des septs castes se tenaient debout en cercle sur l’aire centrale de la Cavea. Pêcheurs, éleveurs, explorateurs des mers et simples citoyens se tenaient quant à eux assis dans les gradins. 

Des dizaines de milliers de nagars étaient présents et presque autant de créatures marines. Un tableau majestueux et fortement bruyant que peu ont la chance de voir.

Dans la plus haute tribune, le Roi était assis sur son trône de cérémonie et Aran se tenait également à ses côtés. Tous les duces étaient là, à l’exception bien évidemment de Zekh, de la Phalange de Nékar. Même Savedgh avait honoré la foule de son exceptionnelle présence.

 Il y avait aussi quelques représentants des autres peuples des mers. Nira, la reine des Selkies et Umi, le roi des Bozus étaient même venus en personne accompagnés de leurs délégations. Ils observaient la scène depuis leurs estrades privées sur les hauteurs de la tribune royale.

Au milieu de l’arène un génie des eaux appelé Marid fit son apparition. Le haut de son corps était celui d’un batracien et le bas formé d’une trombe d’eau. Il était adipeux mais fortement distingué et portait de belles soies et de somptueux bijoux. Maniéré et prétentieux comme à son habitude, c’était le héraut de la cour, le porteur de la parole du Roi. Lorsqu’il échauffa sa voix, tout le monde se tut pour l’écouter.

– Hmm, hmm … Bien. Chers habitants des deux mers, des fleuves et des lacs. Nagars, Selkies et Bozus. Créatures et esprits de l’eau. Nous sommes en ce jour réunis pour … 

– Ralala, c’est d’un chiant … 

La voix enfantine résonna si fort dans l’arène que le Marid arrêta net son discours, l’air totalement outré. Aran et Savedgh s’échangèrent un sourire complice.

– Laisse faire les pros papi. Je vais t’mettre l’ambiance moi tu vas voir ! s'exclama la voix qui semblait venir de partout et de nulle part à la fois.

– Argh … Soit, comme il vous plaira, Dame Maela, lâcha t il, dépité avant de claquer des doigts et de disparaître.

Quelques instants plus tard, à mi hauteur, au centre de l’arène, des symboles lumineux apparurent un à un et formèrent un grand cercle à l’horizontale. Une fois entièrement formé, l’intérieur se changea en gyre et tourna de plus en plus vite, entraînant avec lui les eaux du colisée. Le courant était assez fort et les nagars les moins expérimentés durent se tenir aux gradins pour ne pas être entraînés.

– Dans un tonnerre d’applaudissements et sous les cris de la foule ! Mesdames, messieurs et autres ! Voici venir, la seule, la grande, l’unique … Maela !

Soudain, le sens de rotation de la gyre s’inversa et de celle-ci surgit en direction du ciel  la jeune Néri’torash. Elle se tenait assise en tailleur, sceptre sur les genoux, sur la tête de la plus noble des créatures marines, un léviathan. Celui-ci fit plusieurs fois le tour de l’arène à vive allure avant de se rediriger vers le centre pour plonger à nouveau dans le cercle d’invocation. A ce moment-là, la jeune fille sauta de sa créature, sceptre en main. Le léviathan reparti dans la gyre et d’un simple geste Maela fit disparaître le cercle avant de retomber au centre de l’arène.

– Tada ! La classe hein ! hurla-t-elle, bras en l’air et sur un pied.

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La cérémonie d’intronisation de Maela était à présent achevée mais les festivités continuaient de plus belle, dans et aux abords du colisée, pour divertir le peuple et les invités. Aran était à la fois heureux pour sa professeure mais également attristé de se dire qu’elle n’aurait désormais plus de temps à lui consacrer. Il avait néanmoins beaucoup appris à ses côtés et il lui avait promis de continuer à développer sa maîtrise des différentes formes de magie élémentaires.

Quittant le brouhaha, sur le chemin de ses appartements, dans les étages supérieurs du palais, il surprit son frère cadet Darius en pleine discussion avec le héraut Marid. Discrètement, il épia leur conversation.

– Mon Prince, je vous rapporte à nouveau les retours des esprits messagers. Nous n'avons pas eu de nouvelles de l’escouade de votre frère depuis plusieurs jours. Cela ne respecte pas le protocole, comme vous le savez. Je suis très inquiet, devons nous en avertir le Roi et le Conseil ? chuchota le Marid.

– Je comprends ton inquiétude, cela ne lui ressemble pas d’outrepasser ses obligations. Il est peut-être arrivé quelque chose … Gardons cela pour nous pour le moment. La santé de Père est fragile, ne l’inquiétons pas inutilement. Ils ne sont peut être qu’en dehors des zones où les esprits des eaux ont accès. Attendons encore un peu, ne nous alarmons pas.

– Vous avez raison Mon Prince, répondit le Marid sur un ton de flatterie appuyée. Néanmoins, aux dernières nouvelles l’escouade se trouvait à la pointe orientale du continent, près de la forêt d’Alandros. Comme vous le savez, les derniers renseignements nous ont révélé que c’est dans cette forêt que se sont réfugiés les dragonniers pyrhos. Il serait peut être prudent, avec votre bon consentement, d’y envoyer quelques observateurs de votre caste, demanda poliment le génie avec humilité et dévotion.

– Non. Je n’y tiens pas … Cela serait faire affront à l’honneur de mon  frère, tu ne penses pas ? Faisons lui confiance. Il sont après tout, lui et ses hommes, les plus valeureux guerriers que nous comptons.

– Bien Maître. Comme il vous plaira. 

A ces mots, l’esprit supérieur se recula et, dans un geste révérencieux exagéré, se dispersa comme un nuage d’écumes dans l’air. 

Darius tourna les talons et marcha au pas de course dans la direction d’Aran. Ce dernier, adossé au mur d’un couloir perpendiculaire faisant l'angle, ne se fit pas remarquer par son aîné qui passa devant lui sans le voir.

Après avoir bien considéré ce qu’il venait d’entendre, Aran ne laissa que peu de temps à l’hésitation. Il rejoignit sa chambre pour rassembler ses affaires, enfila son armure et prit son arme. Il retrouva Na’rem et profita de l’effervescence encore présente de la cérémonie pour quitter discrètement le royaume.

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Aux fins fond des abysses

La sagesse a sombré

A l’orée de nos vices

Nous avons succombés

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MAlice98
Posté le 29/06/2024
A chaque fois que je lit ton oeuvre j’ai l’impression de vivre dans la fantasy. Ca me donne vraiment plaisir. Et au fair c tres rare pour les contes de fantasy de réussir à emporter carrément le lecteur. Donc le tien est vraiment une réussite à mon avis. Encore une fois j’adore les versets à la fin.
Jerry Sting
Posté le 29/06/2024
Merci pour ton commentaire ! Il me fait très plaisir ! :D
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