Demeter avait fait des miracles. En quelques heures, elle avait réussi à stabiliser l'état d'Eiran, assistée d'Artur et moi-même. Actuellement réchauffé, il se reposait paisiblement dans mon lit. Je n'avais pas franchement réfléchi à l'endroit où moi j'irais dormir, ce qui expliquait le fait que je sois allongé dans une autre chambre que la mienne...
À proprement parler, je n'avais pas « dormi » ; plus « somnolé ». Je redoutais qu'Eiran ne se réveille brutalement dans un endroit inconnu et panique... J'aurais du mal à expliquer comment une partie de la ferme aurait été dévastée sans expliquer que j'hébergeais un Dragon abandonné !
Aussi furtivement que ma jambe et mon esprit fatigué me le permirent, j'avais retrouvé ma chambre. Le vieux parquet grinçait et j'avais peur de le réveiller, avec ma démarche claudicante particulièrement peu discrète à cause des efforts de la veille...
Cela ne servit pas à grand-chose ; le lit était vide. La fenêtre ouverte laissait le vent jouer avec les rideaux blancs. J'avais soupiré. Je n'étais pas du tout en état de lui courir après, entre la fatigue et mes courbatures, ma douleur dans la jambe...
Quand, soudainement, un bruit sourd provenant de la salle d'eau privative attira mon attention. Peut-être qu'il était simplement allé boire.
– Eiran ? Appelais-je en arrivant à hauteur de la porte.
Il me détailla avec incrédulité, comme s'il ne me connaissait pas du tout. On avait tout de même failli mourir ensemble, pourtant ! Et puis, il m'avait sauvé la vie au péril de la sienne, ce n'était pas rien ! Pourtant, je semblais lui apparaître comme un inconnu aujourd'hui. C'était étrange, intriguant, même.
Son regard tomba sur mon genou déformé et ma jambe couverte de cicatrices, ce qui me mit franchement mal à l'aise – pourquoi n'avais-je pas pris le temps de passer un bas ? J'avais perdu l'habitude depuis que je vivais ici. Personne sous ce toit n'ignorait que ça me mettait particulièrement mal qu'on observe cette partie de mon corps avec insistance.
– E-Elioth ?
Ce fut une sorte de question fébrile, à laquelle j'avais répondu par un hochement de tête en tentant de cacher ma perplexité. Son regard était méfiant, cependant empreint d'un espoir qui me toucha au plus profond de mes tripes. Se tenant presque nu devant moi, plus maigre encore que ce dont je me souvenais, sans savoir s'il devait ou non me faire confiance, Eiran semblait encore plus vulnérable qu'hier.
– Oui, c'est ça, murmurais-je doucement, comment tu te sens ?
D'une toute petite voix, il indiqua avoir faim et soif. J'imaginais bien ! Je lui avais fait passer de vieux vêtements que je ne mettais plus parce que trop petit – il nageait dedans, mais au moins il était au chaud. Une fois cela fait, il semblait totalement détendu et en confiance. Puis il semblait ravi de les porter, vu son sourire, qui valait au moins tout l'or du royaume...
Habituellement, apprivoiser un·e Dragon·ne prenait du temps et pas mal d'énergie, or, Eiran n'avait pas l'air bien farouche. J'oserais avancer qu'il était du genre docile – soit un type de Dragon facile à gérer. Ce qui rendait encore plus incompréhensible son abandon...
Franchement, je ne comprenais pas comment un Dragonnier avait pu le laisser au refuge sans s'inquiéter pour lui ! N'importe qui de mal intentionné aurait pu l'utiliser à sa guise, lui faire du mal ou le tuer pour revendre ses écailles, cornes et griffes... Sans que personne ne s'inquiète de sa mort !
Eiran me suivait lentement, étudiant l'endroit avec un air perdu. J'avais cru nécessaire de lui expliquer ce qu'il faisait chez moi, que rien n'allait lui tomber dessus pour lui faire du mal et qu'il pouvait se détendre à sa guise... Mais cela lui prendrait du temps pour accepter cet endroit comme étant « chez lui », je le savais bien.
Quand nous étions arrivés dans la cuisine, où je prenais habituellement les repas avec les autres, son regard se perdit dehors. C'était comme s'il mourait d'envie d'aller à l'extérieur, mais n'osait pas le faire. Avait-il peur de désobéir et que je le punisse ? Ou que je referme la porte derrière lui, le laissant se débrouiller seul à nouveau ? Je ne saurais le dire.
Pendant qu'il rêvassait, ses iris parcourant la cour, je cherchais une couverture chaude. Tandis que je voulais le couvrir avec celle-ci, il sursauta violemment et s'éloigna de moi, apeuré. C'était normal. J'avais changé son environnement alors qu'il ne me connaissait pas, sans compter qu'il devait se sentir très vulnérable après son expérience d'hier.
– Tout va bien, murmurais-je, tu dois avoir froid, pas vrai ?
Prudemment, j'avais tenté une nouvelle approche. Il se laissa faire docilement, toujours un peu méfiant. À peine m'étais-je éloigné qu'il s'enroula du plaid et alla s'installer près de la cheminée. Il semblait fasciné par la bûche enflammée, ce qui m'avait fait sourire... Fernier aussi adorait s'installer là. Parfois, il lui arrivait d'adresser quelques mots à l'entité du feu, une sorte de Dieu protecteur pour son espèce – mais je doutais qu'Eiran essaye de s'attirer les faveurs de ce genre d'entité...
– Si on déjeunait ? Proposais-je alors, le ton le plus enjoué possible.
Son visage se tourna vers moi et s'illumina alors lorsqu'il sourit. Il était beaucoup trop mignon pour son propre bien – et également pour mon cœur, qui avait manqué un battement...
Il s'installa sur le banc, puis m'observa m'affairer tant bien que mal. Sans canne, j'avais le sens de l'équilibre précaire et la cuisine n'était pas bien adaptée pour ça.
Heureusement, Demeter ne tarda pas à arriver, sans doute alertée par tout le tapage que je faisais. Elle reprit la besogne après avoir souri et salué Eiran, qui répondit timidement.
Quand Rebekah débarqua à son tour, revenant vraisemblablement du potager, elle manqua de renverser sa cagette pleine de courges et autres racines... La veille, quand nous étions rentrés, sa mère lui avait interdit de quitter sa chambre et personne ne lui avait réellement expliqué pourquoi.
Elle observa Eiran avec de grands yeux impressionnés, ce qui intimida un peu le Dragon... Il ne devait pas avoir été beaucoup sociabilisé – les humains lui faisaient peur. Mais je fus tout de même rassuré qu'il se colle contre moi, à la recherche de sécurité – on progressait.
– C'est un... Un Dragon ! Maman ! S'enthousiasma-t-elle alors, un peu vivement. Oh, il a des écailles tellement petites !
Après s'être débarrassée du cageot sur le plan de travail, elle s'approcha d'Eiran, le tout sans la moindre délicatesse. Impressionné, le Dragon se colla encore plus à moi, nichant son visage contre mon cou, espérant sans doute que tout disparaîtrait aussi facilement.
J'avais retenu Rebekah du regard, celle-ci semblait déstabilisée face à la peur du Dragon...
– Calme-toi, lui conseillais-je avec douceur et fermeté, il est d'une nature craintive. Il faut du calme, de la patience et beaucoup de douceur, d'accord ?
– Oui, d'accord !
Son ton s'était adouci immédiatement, tout comme ses gestes se firent plus lents et mesurés, lorsqu'elle s'installa sur le banc, à bonne distance. Avec un sourire encourageant, elle attrapa une pomme, la nettoya brièvement avec sa robe, puis l'approcha très lentement d'Eiran, qui l'observait à présent sans savoir comment réagir.
Il chercha de l'aide auprès de moi, aussi l'avais-je encouragé d'un hochement de tête. Timide, il attrapa la pomme, l'observa avec réticence et incompréhension, sous le regard ardent de Rebekah, ne quittait pas son visage.
Je sentais son excitation et son envie de laisser exploser ses émotions – comme moi quand je faisais face à Fernier les premiers temps – cependant, elle se contint bien mieux que moi.
– Tu veux que je te la coupe ? Demanda-t-elle avec douceur. Ce sera plus facile à manger !
Eiran lui tendit le fruit, encore tout intimidé, puis il observa Rebekah avec la même fascination qu'elle l'avait dévisagé peu avant. Ses mains encore juvéniles, cependant très habiles, coupèrent la pomme avec le couteau qui ne quittait jamais son mollet gauche. Celui-ci appartenait à son père, mort sur le champ de bataille lors de la guerre qui m'avait également fait perdre Fernier. Demeter était réticente à ce qu'elle se balade avec cela sous ses robes, ce qui expliquait le regard réprobateur qu'elle lança à sa fille.
– Voilà, dit-elle finalement en lui tendant une assiette avec des quartiers de pomme coupés irrégulièrement.
Rebekah et Eiran échangèrent un long regard intense. Ils étaient en train de s'apprivoiser. C'était une très bonne chose, puisqu'Eiran n'avait pas eu le temps de le faire avec moi... En soi, ça ne voulait rien dire – un·e Dragon·ne apprivoisait et s'apprivoisait avec toutes les personnes qu'iels rencontraient – cependant le concernant cela devait représenter quelque chose d'important. Pour Rebekah aussi, j'imagine.
Après une longue minute à s'observer l'un l'autre, Eiran accepta un quartier de pomme que Rebekah lui tendit et l'avala sans se poser la moindre question. La jeune femme m'offrit un large sourire ravi.
– Première leçon : il ne prendra que ce que tu lui donnes, surtout au début, murmurais-je alors.
Son exclamation un peu trop vive fit sursauter à nouveau Eiran. Pour s'excuser, elle lui donna un nouveau quartier de pomme qu'il avala goulument. Ça avait l'air de lui plaire, les pommes.
Après un bref signe de ma part, Demeter dressa un plateau et le servit devant nous. Pendant qu'Eiran finissait sa pomme, Demeter nous laissa seuls.
– Je croyais que tu ne voulais plus de Dragon ? Demanda Rebekah, dans un souffle discret.
Rebekah était une jeune femme impétueuse, impertinente, un brin effrontée, cependant, ça ne me gênait pas le moins du monde qu'elle me tutoie. Elle le faisait régulièrement quand nous étions seuls.
Mal à l'aise, j'avais jeté un regard à Eiran, qui mangeait avec appétit sans accorder d'attention à ce qu'on pouvait bien se dire. Elle s'excusa du regard de mettre le sujet sur le tapis à ce moment-là.
Brièvement, j'avais résumé la situation telle que je la soupçonnais ; à savoir qu'Eiran était un Dragon abandonné, totalement livré à lui-même depuis trop longtemps et sans doute malmené par son Dragonnier (à en juger par son attitude).
Rebekah en fut horrifiée. Elle rêvait de devenir Dragonnière, d'avoir saon propre Dragon·ne – ce qui serait extrêmement difficile – aussi ne comprenait-elle pas que l'on puisse ainsi se débarrasser d'un être vivant aussi vulnérable et des responsabilités qui allaient avec aussi facilement que cela.
– Et tu vas faire quoi avec lui ? Il a l'air tellement fragile...
Bien que je sache ce que j'avais à faire, ce n'était pas si évident que ça : il me fallait m'occuper de lui, l'intégrer comme il se devait dans notre quotidien, retrouver son Dragonnier et m'assurer qu'il s'occupe de lui comme il le devait... Tout ça sans que quiconque dans le royaume ne soit informé des aventures d'Eiran, a fortiori le Dragonum. Sans compter que plus le temps s'écoulait, plus la nécessité de le dresser se ferait forte.
Moi, je ne pourrais pas assumer un dressage avec ma jambe – et puis de toute manière, il était hors de question de prendre le pas sur son Dragonnier si je pouvais l'éviter.
– J'aurais besoin de toi, Rebekah. Il va falloir que tu surveilles Eiran pendant que je suis à la recherche de son Dragonnier.
– Pas de problème ! Je m'occuperais de lui ! Lança-t-elle, enthousiaste et motivée.
Je ne doutais pas qu'elle s'occupe bien de lui. Cela lui arrivait régulièrement de surveiller les gamins du village voisin contre quelques pièces d'or... Et Eiran ne semblait pas très turbulent.
Cependant, il avait beau sembler calme et docile, il n'en restait pas moins un Dragon capable de se transformer, de détruire la ferme, voire pire ; de tuer. Je l'avais mise en garde, mais elle ne semblait pas impressionnée plus que cela.
⚡🐉⚡
– Elioth !
J'avais fait volte-face pour apercevoir Griff venir vers moi, tout sourire dehors. En voyant mon expression contrite, il comprit que quelque chose n'allait pas. On se connaissait bien tous les deux, c'était inutile de nier que j'avais des problèmes.
Je venais de passer des heures à écumer les auberges, tavernes et autres commerces, à la recherche d'informations concernant le Dragonnier d'Eiran. Personne n'avait entendu parler d'un Dragon Électrique, de Dragon abandonné ou disparu, ni même de Dragonnier qui aurait eu des difficultés avec le dressage de son protégé...
Et pourtant, c'était bien les endroits où l'on trouvait le plus d'informations !
Par la suite, j'avais rejoint le château pour sonder l'opinion des Dragonnier·es elleux-mêmes : personne n'avait entendu parler d'un Apprenti devenu Dragonnier au printemps ou cet été.
Soit, personne n'avait la moindre idée d'explication sur la présence d'Eiran à Aereth. Le mystère Eiran s'épaississait un peu plus.
J'avais hésité à confier mon secret à Griff. Il comprendrait et m'aiderait sûrement, cependant je n'avais pas envie de lui attirer d'ennuis. En tant qu'Apprenti, il devrait rendre des comptes. Je refusais de lui attirer des ennuis et des sanctions. Etant donné que j'étais à la retraite, je n'avais rien à perdre, ce qui n'était pas son cas.
– Est-ce que tout va bien ?
– Excuse-moi, murmurais-je, mais il vaut mieux que je garde ce genre de choses pour moi pour l'instant...
– C'est si grave que ça ?
J'avais simplement hoché la tête pour confirmer. Il m'accompagna jusqu'au Quartier Général des Dragonnier·es sans poser la moindre question. La tension qui animait mon visage le contamina.
Un Dragonnier cultivait le secret quand cela était nécessaire, même si la plupart du temps nous faisions équipe... Je redoutais que Griff ne m'en veuille sur le plan personnel, j'espérais qu'il comprendrait que je faisais ça pour lui et non par plaisir.
– Ah, Elioth !
Ça, c'était la personne que j'avais le moins envie de croiser aujourd'hui ; notre roi. C'était un grand homme à l'air sage, chaleureux et bienveillant. Quand j'avais une douzaine d'années, à la mort de mes parents et bien que je n'aie aucune prétention quelconque à faire partie de la cour, il m'avait donné les mêmes chances qu'à ses autres fils et m'avait permis de devenir l'un des plus jeunes Dragonniers du royaume. Même après mon accident, la mort de Fernier, il avait tout fait pour m'aider.
Franchement, lui mentir sur Eiran me mettait mal à l'aise.
Il me prit virilement dans ses bras :
– Tu tombes à pic pour le point sur la Cérémonie de Griff, m'indiqua-t-il, elle aura lieu le mois prochain ! Tout le monde est très fier de lui !
– Père, maugréa celui-ci, gêné. Elioth l'a déjà fait et en plus, il était plus jeune que moi.
– Ça n'enlève rien au prestige et à l'honneur, le reprit le roi.
– Il a raison, tu sais. J'ai grandi avec des Dragons, je n'ai aucun mérite à les comprendre, mais toi, si ! Je serais là à ta Cérémonie, promis !
– Voilà qui est bien parlé ! Tu restes déjeuner avec nous, bien sûr !
Je n'avais pas le choix, aussi avais-je accepté, même si mes pensées étaient bien loin de mon estomac. J'avais laissé Eiran avec Rebekah et je redoutais que cela ne se passe mal pour elle... Cependant, j'en avais profité pour questionner les autres invités – principalement des généraux et générales Dragonnier·es et des soigneur.euses – par-ci par-là sans me rendre compte que notre roi me surveillait étroitement.
– Que se passe-t-il, Elioth ? M'interpella-t-il pendant le dessert.
La plupart des Dragonnier·es étaient partis en direction de l'arène d'entraînement. Ne restait que moi, deux Apprenti·es blessé·es et une partie des soigneur·euses, pour humains et Dragon·nes. Soit, il m'était impossible d'éviter l'interrogatoire... Surtout que le roi n'était pas n'importe qui non plus. C'était le plus haut gradé des Dragonniers, le responsable du royaume, et une sorte de second père pour moi...
– Tu ne viens pas souvent ici, ça doit être très grave... Est-ce que ça a un rapport avec l'éclair qui a dévasté le quartier près du refuge ?
Il comprit tout de suite que c'était bel et bien le cas et son visage s'assombrit de gravité, sa voix se fit bien plus basse :
– Certains pensent qu'il ne s'agissait pas d'un simple éclair, m'expliqua-t-il. Tu sais ce que c'est, n'est-ce pas ?
– Je ne suis pas sûr que vous en parler soit l'idée du siècle, marmonnais-je alors.
– Oublie que tu t'adresses au roi – et je suis là pour t'aider.
Pendant de longues secondes, j'avais pesé le pour et le contre. Je n'attirerais pas que des ennuis au parrain ou au roi, mais également au royaume, s'il m'arrivait quelque chose ou si l'on découvrait l'histoire d'Eiran.
Enfin, son regard inquiet finit par me convaincre :
– J'ai recueilli un Dragon. Un Dragon abandonné, lâchais-je.
La surprise et la stupeur qui se lut sur son visage ne me rassurèrent guère. Brièvement, j'avais donné les quelques informations que j'avais sur Eiran, espérant que cela lui rappellerait quelque chose.
– Ça ne me dit rien, conclut le roi, soucieux. Et tu penses qu'il est un électro-absorbeur ?
– En tout cas, il a absorbé l'éclair qui a failli nous tuer et l'a renvoyé en détruisant la moitié du quartier... Pour l'instant, il est chez moi, et personne n'est au courant en dehors de Demeter, sa fille et Artur. J'essaye de trouver son Dragonnier, mais c'est beaucoup plus compliqué que prévu.
Un silence s'installa, durant lequel je vis le visage royal trahir peur et inquiétude, comme jamais encore je ne l'avais vu. Avait-il peur pour Aereth ? Pour son peuple ? Pour Eiran ? ... pour moi ?
– Nous n'avons pas vraiment le choix, soupira-t-il avant de finir son verre cul sec, je sais que tu es à la retraite et que c'est probablement t'en demander beaucoup physiquement, mais... Il va falloir que tu t'occupes de ce Dragon jusqu'à ce que nous ayons plus d'informations.
Une partie de moi était flattée qu'il me confie cette mission, une autre frustrée qu'il me ramène encore à ma jambe abîmée, une autre terrifiée par la responsabilité et la pression que j'allais devoir gérer jusqu'à la fin de ma mission.
– Je veux juste m'assurer que tu feras ce qu'il faut, le cas échéant. Je ne peux pas le confier à Griff sans éveiller les soupçons du Dragonum.
Sous-entendu : l'apprivoiser, le dresser. Je ne pensais pas qu'il me confiait Eiran à tout jamais – après tout, il avait un Dragonnier quelque part – et cette idée m'avait piqué le cœur. Même s'il fallait rester lucide, concentré sur l'objectif de la mission et oublier l'affectif.
– Je ferais ce qu'il faut, mais uniquement si une vie en dépend, la mienne, celle d'Eiran ou une autre. Pour le moment, il reprend des forces, et je pense qu'on a du temps avant d'en arriver là.
Du moins, j'essayais de m'en convaincre. Eiran était un mystère sur patte, j'ignorais tout de sa nature, du fonctionnement de ses pouvoirs, et même s'il ne semblait pas caractériel ou impulsif, cela ne voulait pas dire qu'il était totalement inoffensif.
Le roi se perdit dans ses pensées sombres et tortueuses, m'obligeant au secret pour le moment. Cette mission était déjà sérieuse hier, mais à présent, elle me semblait totalement réelle, avec des conséquences lourdes que j'aurais à assumer.
Au fond de moi, je ressentais des choses contradictoires : l'angoisse qu'on découvre l'exitance d'Eiran et que tout le Royaume paie pour la folie d'un seul, l'excitation de presque redevenir Dragonnier, la frustration que cela ne soit définitif, la colère d'être diminué physiquement alors que toutes ces personnes comptaient sur moi...
Sans ses Dragons, Aereth ne survivrait pas longtemps. Notre royaume finirait comme les autres ; dilué dans l'Empire d'Emeroth – et ça, personne ne le souhaitait, en dehors de leur Empereur, bien évidemment.
🐉⚡🐉
Quand enfin, je fus rentré chez moi, je compris de suite que quelque chose n'allait pas ; Rebekah, paniquée, le visage rougi et le souffle écourté, s'était précipitée vers moi :
– Eiran s'est enfui ! S'écria-t-elle, le souffle court. J'aidais maman avec la vaisselle, il dormait dans le potager et je... D'un coup, il n'était plus là... Je suis désolée, Elioth, vraiment désolée...
Elle commença à pleurer à chaudes larmes. Artur s'était chargé de la réconforter, pendant que je réfléchissais. Enfin, en réalité, je paniquais plus qu'autre chose ! Le roi venait à peine de me confier cette mission avec toute sa confiance et moi, je ne parvenais pas à le surveiller plus d'une journée !
– Il est peut-être retourné chez lui, indiqua Artur, la mine grave. C'est ce que je ferais si je... Enfin, vous voyez.
– Le refuge ! Mais bien sûr ! ... On doit partir de suite, le retrouver avant qu'on ne fasse le lien entre lui et l'éclair dévastateur !... Rebekah, cherche de la nourriture, de l'eau et viens avec nous !
– Mais vous... Vous êtes sûr ? Je... C'est à cause de moi s'il est parti et je...
– Il te fait confiance, la rassurais-je alors, ce n'est pas à cause de toi s'il est parti, d'accord ? Je lui avais promis de le ramener là-bas – mais on parlera de ça plus tard, le temps presse !
Elle s'exécuta sans attendre, tandis que je montais à bord de la voiture. Artur avait le visage tendu, tout comme Rebekah, on ne tarda pas à quitter la ferme sous le regard inquiet de Demeter. La nuit ne tarderait pas à tomber. Je ne savais si c'était une bonne ou une mauvaise chose.
⚡🐉⚡
– Eiran ! Appela Rebekah. Oh, je suis tellement soulagée que tu sois sain et sauf !
Le Dragon était recroquevillé sous les vestiges de l'arbre fendu en deux, triste et désespéré. Il pleurait. Rebekah sortit une couverture de son sac et la passa sur les épaules du Dragon, qui ne réagit pas vraiment. C'était une bonne chose, il ne la voyait plus comme une menace...
– Tu m'as fait tellement peur, murmura-t-elle en le serrant contre elle. Est-ce que tu vas bien ?
Eiran leva enfin la tête. Ses traits étaient tirés, son regard abattu.
– Tiens, j'ai fait de la tarte tout à l'heure avec maman – et comme tu adores les pommes...
Elle lui présenta une part de tarte qu'Eiran finit par manger, la mine triste. Je m'étais alors approché d'eux avec Artur. Assez inexplicablement, Eiran ne vit pas du tout Artur comme un danger. Pourtant, il était plus grand et plus imposant que moi ! Il sentait peut-être qu'il avait vécu la même expérience que lui... ?
– C'est moi qui ai fait tout ça ? Demanda Eiran, un peu dépité. Je ne voulais pas faire du mal... J'ai tout cassé.
– Aller, tout va bien, le rassurais-je doucement, tu nous as sauvé la vie pendant l'orage... Ne t'en fais pas pour les bâtiments, d'accord ? On va les reconstruire et ils seront encore plus beaux qu'avant.
– J'ai détruit l'arbre et tout ça... Et il n'est pas revenu. Comment il va me retrouver si tout est détruit ?
Comment lui dire qu'il ne reviendrait pas, quel que soit l'état de cet endroit ? On l'avait sciemment abandonné. Tandis que je cherchais des mots réconfortants, mais pas trop, Rebekah sut de suite ce qu'elle avait à dire :
– Mais nous, on est revenu, pas vrai ? En plus avec de la tarte aux pommes... On va tout faire pour retrouver ton Dragonnier, c'est une promesse, mais pour ça, il faut que tu viennes avec nous. Tu n'es pas en sécurité ici, tu comprends ? Mais je te promets qu'avec Elioth, on fera tout ce qu'il faut pour retrouver ton Dragonnier.
Eiran perdait ses iris clairs sur son visage, hésitant. C'était une lourde décision pour lui, de désobéir à son Dragonnier. Ce n'était sans doute pas dans sa nature, mais il comprenait bien que nous étions sa seule chance de le retrouver.
En plus, sa vie serait plus sereine à la ferme que coincé ici, à mourir de faim, de froid et de solitude.
– D-D'accord, je viens... Je ne m'enfuirais plus. C'est promis.
– Parfait ! conclut Rebekah en l'aidant à se relever. On va bien s'occuper de toi, tu vas voir !
Eiran me lança un regard coupable, un peu apeuré. En temps normal, j'aurais dû le punir. N'importe quel Dragonnier l'aurait fait. Mais la situation était délicate et ce n'était pas à moi de le dresser.
Avec douceur, je l'avais attiré dans mes bras, sentant qu'il commençait à craquer, évacuant son trop-plein d'émotion. Ça ne me gênait pas le moins du monde. C'était un jeune Dragon plus sensible que les autres, voilà tout. Si Fernier avait été là, il aurait sans doute fait pareil.
Eiran s'installa dans la voiture, juste à côté de Rebekah, qui lui raconta alors une histoire pour lui changer les idées... Le Dragon avait des réactions d'enfant qui faisait chaud au cœur. Vraisemblablement, ils avaient noué un lien tous les deux, ce qui était plus qu'une bonne nouvelle. Je pourrais confier Eiran à Rebekah en toute tranquillité.
C'était vraiment dommage pour eux deux qu'Eiran ait déjà un Dragonnier... Il aurait été idéal pour elle. Au moins autant qu'elle pour lui.
Quelque chose me piqua le cœur à cette idée. Je préférais me concentrer sur le paysage qui défilait plutôt que d'y penser.
⚡🐉⚡
Deux jours s'écoulèrent paisiblement. Eiran avait repris de la vigueur grâce aux bons soins de Demeter, et à l'attention de Rebekah. Je l'avais même vu sourire en revenant de la rivière, où Rebekah adorait flâner. Son appétit était colossal pour sa carrure plutôt frêle – il devait sans doute être encore en train de grandir.
Actuellement, il observait Artur en train de réparer une de ses inventions infernales avec une curiosité enfantine. Ils ne se parlaient pas beaucoup tous les deux, cependant ils avaient l'air de bien s'entendre. Ils souriaient.
– Aïe ! Cria Artur soudainement.
– P-Pardon, je...
Intrigué, je m'étais approché. Artur se tenait la main douloureusement, cependant il n'avait pas l'air blessé gravement.
– Ce n'est rien, dit-il alors, un coup de jus un peu puissant...
– C'est à cause de moi. Je dois évacuer l'éclair.
Oh. C'était un problème. Ne l'avait-il pas déjà évacué en détruisant la moitié des bâtiments autour du refuge ? Et puis comment comptait-il se décharger ? Ce n'était pas parce que nous étions en pleine campagne que cela ne se remarquerait pas ! Tout Aereth verrait l'éclair et ferait le lien avec celui de l'orage.
– Comment tu fais habituellement ? Demanda Artur. Je peux éventuellement bricoler quelque chose, mais j'ai besoin de temps...
– ... Je laisse les éclairs sortirent quand il y a de l'orage. Je ne sais pas comment faire autrement.
La moue pensive d'Artur me rassurait un peu. C'était un bricoleur hors pair et un inventeur en devenir, je misais tout sur lui pour trouver une solution à ce problème. Clairement, moi, je n'avais pas la moindre idée de ce que je pourrais faire pour soulager Eiran.
– J'ai peut-être une idée, mais j'aurais besoin de matériel.
J'avais accepté. Que pouvais-je faire d'autre, de toute façon ? S'il avait une solution à me proposer, j’étais preneur ! Quitte à devoir traverser la moitié du royaume avec des charrettes remplies de matériel ! Pendant qu'Artur réfléchissait et qu'Eiran l'observait, celui-ci avait bricolé une petite boîte avec quelques pièces trouvées dans son établi. Il tendit celle-ci à Eiran avec un sourire :
– C'est un prototype, essaye pour voir.
Des petits arcs électriques sortirent timidement de ses mains et disparurent dans la petite boîte. Celle-ci s'illumina alors d'une lumière blanche de plus en plus intense. Quand Artur récupéra la boîte, la lampe resta allumée :
– Si j'arrive à créer une boîte suffisamment grande, je pourrais décharger une partie de ses pouvoirs.
– Formidable, conclus-je alors, combien de temps pour cela ?
– Quelques jours. Je me mets en route tout de suite, en attendant il faut le tenir éloigné des objets sensibles.
Un hochement de tête lui répondit alors. Sans attendre, il quitta la ferme, me laissant seul avec Eiran.
– Artur va réussir, ne t'en fait pas.
– Je ne sais pas si ça va servir, murmura-t-il, je n'ai rien senti de différent avec son machin...
J'avais inspiré profondément puis le mena à l'intérieur. Demeter et Rebekah m'avaient aidé à mettre au grenier tout objet qui pourrait faire des dégâts à son contact.
Après le repas, ses écailles dégagèrent de l'électricité. C'était impressionnant, mais cela ne semblait pas lui faire mal ou le déranger.
– Ça arrive souvent, murmura-t-il doucement. Enfin, avant, ça arrivait...
– C'est sans doute bon signe, estimais-je, tu reprends des forces, même si ça a l'air dangereux... Rebekah, ne le touche pas s'il te plaît...
– Euh, oui, pardon.
– Le prochain orage n'arrivera pas avant des jours... Peut-être des semaines. À quel point tu peux te contrôler ? Retenir l'électricité en toi ?
– Je ne sais pas, souffla-t-il, la mine coupable... Je sais que ce n'est pas bien, mais je... C'est plus fort que moi.
Là, je sentis clairement que ce n'était pas la première fois qu'il avait ce genre de conversation. Sans doute, son Dragonnier. Peut-être l'avait-il déjà puni ou réprimandé, parce qu'il ne semblait pas du tout à l'aise...
En son temps, Fernier aussi avait du mal à contrôler son pouvoir. Sa puissance, surtout. Combien de fois avait-il mis le feu quelque part dans la ferme ? Je n'avais pas réussi à les compter tellement elles avaient été nombreuses. J'avais opté pour la méthode que mon père utilisait généralement pour évacuer un trop-plein d'énergie : se dépenser.
On parcourait la campagne ou la forêt durant des heures, s'entraînant aux arts martiaux et à la course dès que possible, puis Fernier relâchait ses flammes en nombre près des lacs et rivières, en toute sécurité. Après, nous avions quelques jours de répit.
Cependant, concernant Eiran, je ne pouvais pas l'imaginer subir ce genre de choses. Fernier avait l'esprit d'un guerrier, il aimait se dépasser, se battre, c'était dans son caractère et dans sa nature. Concernant Eiran, j'avais de gros doutes sur sa capacité à endurer tout ça, surtout émotionnellement.
– Je pourrais l'emmener dans les montagnes, dit Rebekah. Là-bas, il n'y a personne et pas trop de risques... Et puis ça lui ferait du bien de faire un peu d'exercice. Prendre un peu l'air.
Ce n'était pas une mauvaise idée. En fait, je venais de me rendre compte que Rebekah était sans doute toute indiquée pour cette mission. Elle connaissait les environs et Eiran aimait l'accompagner près de la rivière ou dans le potager.
– C'est une très bonne idée. On va monter dans les montagnes tous les trois en attendant qu'Artur ait fini sa machine...
– Ça va aller, avec ta jambe ?
– Oui, ne t'en fais pas pour moi. De toute façon, il te faudra t'occuper d'Eiran et le fatiguer le plus possible. Avec un peu de chance, ce sera comme Fernier ; il va puiser dans son pouvoir et finira par tomber de fatigue.
Rebekah hocha la tête positivement. Elle aussi débordait d'énergie, aussi cela ne lui faisait-il pas peur. Moi, je songeais à mes premières fois avec Fernier, où j'avais plusieurs fois fait des malaises parce que je n'arrivais pas à le suivre... Je m'inquiétais un peu pour Rebekah. Aussi parce qu'Eiran dégageait de plus en plus d'électricité à travers ses vêtements.
Cela faisait déjà une demi-heure que nous étions partis et j'avais déjà atrocement mal au genou. Le chemin grimpant n'arrangeait rien, tout comme les troncs et autres pierres qui barraient la route, déjà suffisamment difficile pour moi...
– Tu veux de l'aide ? Me demanda Eiran avec un sourire, tendant sa main vers moi.
J'avais attrapé son avant-bras sans réfléchir, puis il me tira vers lui pour m'aider à gravir une grosse pierre. Je ralentissais le groupe, clairement, cependant Eiran m'aidait à progresser. Il faisait très attention à moi, pas comme Fernier en son temps ! Ça me faisait terriblement plaisir. Surtout que dans ses yeux, je ne voyais pas de pitié envers moi ou de frustration parce que je ne suivais pas. Ce que j'appréciais grandement.
– Merci Eiran.
Le pauvre était chargé comme une mule et Rebekah progressait vite malgré le chemin montagneux. Enfin, il fallait au moins ça pour le fatiguer ! On était parti aux aurores, les crépitements électriques plus puissants que la veille. Actuellement, ils avaient presque disparu.
Mon regard dépité se perdit sur la longue pente qu'il me restait à gravir malgré la douleur... Il passa mon bras sur ses épaules pour m'aider dans cette épreuve.
– Comment tu t'es blessé ? Demanda-t-il après quelques mètres difficiles.
Je m'attendais bien évidemment à cette question. Dans tout le Royaume, on savait très bien ce qu'il m'était arrivé que c'était une épreuve pour moi d'en parler, aussi ne posait-on pas de questions, ou même aborder le sujet. Mais Eiran ne pouvait pas savoir.
– C'est compliqué.
Il stoppa notre progression pour sonder mon regard avec ses iris curieux et intenses. Je lui devais bien quelques explications :
– J'avais un Dragon avant. Il s'appelait Fernier, c'était un Dragon de Feu avec des écailles noir et rouge, il était grand et fort, comme le sont la plupart des Dragons de cette espèce.
L'image de son visage souriant, mi-amusé mi-moqueur passa brièvement dans mon esprit. Mon ventre s'était réchauffé, mon cœur glacé.
– L'Empire d'Emertoh, notre voisin et rival attitré depuis des générations, a tenté d'envahir Aereth il y a plusieurs années. Comme ça arrive souvent. Et comme j'étais un Dragonnier, j'ai dû me battre avec Fernier, pour défendre Aereth...
Et à quel point j'en étais fier à cette époque ! Fernier également. Nous nous pensions invincibles, invulnérables, immortels. Deux fiers guerriers qui sauveraient le royaume aux côtés de leurs alliés et rentreraient indemnes, en héros... Ce que j'avais pu être stupide.
Mes yeux me brûlèrent, des larmes s'en échapperaient bientôt et visiblement, cela touchait Eiran de plein fouet. Incroyable comme il était empathique... Surtout par rapport aux Dragons que j'avais côtoyés et que je connaissais.
– Sauf que je... Rien ne s'est passé comme prévu. On voulait devenir des héros, des légendes – je voulais que mes parents soient fiers de moi, ne décevoir ni le roi ni mes alliés. Fernier aussi brûlait d'envie de faire ses preuves, j'ai été assez inconscient pour me laisser charmer par sa bravoure, sans voir qu'on causait notre propre perte... Je n'avais même pas conscience qu'on pouvait mourir.
C'était sans doute la première fois depuis la mort de Fernier que j'en parlais autant. Ça tombait sur Eiran et je me demandais si c'était une bonne idée de lui confier tout ça. S'il n'était pas trop sensible pour gérer ça. J'avais peur de faire la même erreur qu'avec Fernier ; nous surestimer.
– Je nous ai mené droit dans la bataille, prêt à en découdre, prêt à devenir une légende... Puis la réalité nous a percuté tous les deux. J'ai essayé de nous sortir de là, mais tout ce que j'ai réussi à faire, c'était de nous mettre en danger. Et... Fernier fut blessé. Il s'est sacrifié pour que j'aie une chance de survivre, comme le font la plupart des Dragons avec leur Dragonnier.
La boule que j'avais dans la gorge m'empêchait de parler plus. Repenser au bruit, au sang, à la chute... ça me donnait la nausée et le vertige. Sans compter cet horrible sentiment de culpabilité de m'en être sorti au détriment de la vie d'un autre qui parcourait la moindre parcelle de mon être et s'y ancrait tous les jours un peu plus...
Ce n'était pas seulement un Dragon que j'avais perdu ce jour-là. C'était le point central de ma vie, ma seule raison de respirer. Et mes belles illusions d'héroïsme, de courage. L'esprit même qui me guidait depuis toujours. Tout s'était effondré comme un château de cartes et il me restait toute la vie pour porter le deuil et chercher à réparer des erreurs impardonnables...
– Je m'en suis sorti in extremis, enchaînais-je, la voix plus grave, j'ai dû réapprendre pas mal de choses, comme marcher ou revivre normalement – essayer de revivre normalement.
Sans que je m'en rende compte, nous étions arrêtés. Les yeux d'Eiran, brillants de larmes, trahissaient le conflit de ses émotions, sans quitter mon visage. Il était sensible à la souffrance, celle de ses congénères, mais également à la mienne.
Son regard tomba sur ma jambe. Pour un peu, je penserais qu'il était plus compatissant envers moi qu'envers Fernier. Mes pensées ne me plaisaient pas. J'étais en vie, c'était la plus belle chose que je puisse espérer vu l'état dans lequel j'avais fini la bataille !
Lorsqu'il retrouva mes iris, il y avait quelque chose de différent dans les siens. Une sorte d'éclat intense qui trahissait une force de caractère que je n'avais encore jamais vue nulle part... Le temps pour moi de cligner des paupières que cela avait disparu – au point que je pensais l'avoir rêvé.
Avec douceur, Eiran me serra dans ses bras, perdant une de ses mains dans mes cheveux... j'en frissonnais d'aise – bon sang, depuis combien de temps ne m'avait-on pas fait ça ? Il approcha son nez de ma joue et la caressa avec une douceur pudique, presque hésitante... Mais lorsqu'il constata que je ne le prenais pas mal, il recommença. C'était ce que l'on appelait un baiser, chez eux. Une marque de tendresse et d'affection, généralement réservée aux très proches congénères, uniquement trahie dans l'intimité.
Je restais comme foudroyé par cette marque de confiance et d'aise, si peu de temps après notre rencontre... En soi, ça ne me dérangeait pas du tout – ça me faisait du bien, au contraire – mais je ne pouvais pas m'empêcher de penser à Fernier. C'était moi qui cherchais toujours son contact, jamais il ne m'avait traité comme le faisait Eiran, alors que nous avions partagé tant de choses, tous les deux... Et ça me laissait totalement coi !
Le nez d'Eiran se nicha dans mon cou assez naturellement, déchargeant en moi une chaleur plus qu'agréable...
Bon sang, ça faisait un moment que je n'avais pas ressenti une telle chose... Et ça me faisait tout drôle. Sa chaleur me détendait, après toutes ses émotions négatives qui bataillaient en moi...
Je ressentais une sérénité insolente, beaucoup plus forte que moi... Est-ce qu'Eiran se rendait compte de l'effet qu'il avait sur moi ? Peut-être, peut-être pas... En tout cas, il ne m'avait lâché qu'au bout d'un très long moment, comme pour être sûr que j'étais à présent calmé, rassuré.
Et ça faisait battre mon cœur trop rapidement de l'imaginer.
Nous étions arrivés tant bien que mal dans la clairière où mon grand-père paternel avait construit une cabane. Elle n'avait aucune autre prétention que de fournir un toit et un lit de fortune au bord d'un lac plein de poissons. Quand j'étais petit, mon père avait construit une cheminée pour m'éviter d'attraper froid.
À peine arrivé, je m'étais effondré sur le lit. Mon genou me faisait un mal de chien. Je ne pensais pas pouvoir me lever avant plusieurs heures. Rebekah s'occupait d'aérer et de dépoussiérer l'intérieur, avant d'aller chercher de l'eau et d'allumer un feu. Elle se débrouillait sans moi, c'était soulageant...
– Je peux faire quelque chose ? Me demanda Eiran timidement.
Il s'était installé en face de moi alors que j'allais masser mon genou avec une crème aux herbes dont Demeter avait le secret. Habituellement, l'état lamentable de mon genou dégoûtait les autres – même les soigneurs – ou alors les mettait mal à l'aise... Mais pas Eiran. Lui, il avait l'air parfaitement à l'aise de le voir, même de le toucher. La douleur m'élança vivement.
– Pardon, murmura-t-il doucement, tu veux que je le fasse ?
C'était sans doute la première fois depuis ma convalescence que je répondais positivement à cette question. Je ne saurais dire pourquoi. Peut-être parce qu'il n'avait pas l'air de me prendre en pitié. Ou alors parce que j'étais vraiment mort de fatigue.
Avec douceur, il appliqua la crème et me massa avec. Ses mains étaient chaudes, délicates, malgré ses griffes noires acérées. Son massage se muait de plus en plus en caresse, ce qui me faisait soupirer d'aise malgré la douleur. La tendresse qu'il dégageait avec ses mains me faisait un bien fou...
Bon sang, mais qu'est-ce qu'il m'arrivait ? J'étais à ce point en manque de contact physique, ou il y avait un « effet Eiran » dans ma tête et mon corps ?!
Le Dragon était concentré sur sa tâche, comme si sa vie en dépendait... Je trouvais ça touchant. Même si cela me faisait mal quand même.
– Je pars chasser, annonça Rebekah en dégainant son arc, je reviens vite !
J'avais à peine eu le temps de la retenir :
– Emmène Eiran avec toi, il faut le fatiguer le plus possible...
Les deux échangèrent un regard étrange. Ils hésitaient à me laisser seul ici, incapable de me déplacer. Ça m'agaçait.
– Ça va aller, assurais-je alors, sans doute un peu sèchement.
Ils partirent sans rien ajouter. J'espérais seulement qu'ils ne reviennent pas trop tard, car il m'était effectivement impossible de survivre bien longtemps sans bouger. Sans que je ne m'en aperçoive, j'avais sombré dans un profond sommeil, troublé par les souvenirs et mon genou douloureux...
⚡🐉⚡
Eiran observait le feu dans la cheminée avec une fascination d'enfant qui me faisait sourire tendrement. Habituellement, croiser un feu me rappelait Fernier, ce qui plombait mon moral dans de sombres pensées et de lourds remords... Cependant, de voir Eiran avec une expression si juvénile – ce fut comme s'il voyait un feu pour la première fois – apaisait la tempête qui s'éveillait en moi.
– Ne le touche pas, avais-je prévenu.
Son regard croisa le mien, puis il me montra alors sa main, couverte d'épaisses écailles sans doute résistantes. Je me sentais un peu stupide, mais il ne m'en voulait pas visiblement. Il prit place à côté de moi et me tendit sa main. Ses petites écailles régulières semblaient particulièrement isolantes. Malgré moi, mes doigts parcoururent sa main dans des caresses involontaires. Les sentait-il ? Sans doute pas – cependant, il observait mes gestes avec attention, comme pour ne rien en perdre.
– Tu ne dois pas sentir grand-chose avec une telle carapace, murmurais-je alors.
– On est plus sensible aux sons et à la lumière.
Lui et les Dragons de son espèce, j'imagine. Cela me semblait logique ; le tonnerre qu'il produisait, absorbait et renvoyait générait une certaine luminosité. Et du bruit, aussi.
Tout ceci n'était que spéculation, je n'avais jamais croisé de Dragon Électrique mais peut-être que le roi des Dragons les gardait près de lui, au Dragonum. Seuls quelques élus passaient de leur monde au nôtre, et c'était toujours d'espèces connues de notre monde. Il était extrêmement rare qu'une nouvelle espèce fasse son apparition dans nos rangs. (ce qui rendait encore plus incompréhensible le silence autour de la venue, puis de l'abandon, d'Eiran).
– Vous êtes nombreux ? Demandais-je avec un sourire.
Il haussa les épaules, son expression penchant plus pour le « non ».
Certains types de Dragons étaient plus rares que d'autres ; Fernier et son Feu étaient d'un banal affligeant, et ce, malgré sa puissance. La rareté d'un Dragon ne faisait qu'accroitre les convoitises et rien que d'imaginer Eiran exposé au danger me mettait hors de moi – mais m'angoissait aussi tout particulièrement. C'était à son Dragonnier de le protéger, bon sang !
– On a un tout petit territoire, dans les montagnes, au nord, expliqua-t-il, le temps est instable et il pleut souvent.
– Tu es le premier Dragon venant du nord que je rencontre... Fernier vivait au sein d'une colonie nomade et les Dragons de mes parents étaient nés à l'est.
Il pencha la tête sur le côté, interrogateur :
– Il y a beaucoup de Dragons autour de toi.
Oui, il avait raison ! Moi-même, je me le disais souvent. Venir d'une famille de Dragonnier avait cet avantage – même si les dangers étaient aussi bien présents.
– Avait, corrigeais-je, il n'y en a plus vraiment, ces dernières années. Mes parents et leurs Dragons sont morts il y a longtemps – et Fernier est... Lui aussi est parti.
Il semblait sincèrement désolé pour moi. Concernant mes parents, je m'étais résolu à vivre avec la légende qu'ils avaient écrite en se sacrifiant pour le Royaume – mais pour Fernier, c'était entièrement et totalement ma faute, donc je me refusais le droit d'être réconforté.
– Je n'ai jamais connu mes parents, confia Eiran, douloureux.
Ça, ça me semblait étrange. Même si des espèces de Dragon·nes étaient solitaires, une mère s'occupait toujours de ses petit·es, jusqu'à ce qu'ils soient en âge de voler de leurs propres ailes. Comment avait-il pu survivre seul ?
– On vit en meute – enfin, je crois qu'on dit comme ça.
Je l'avais longuement questionné là-dessus. C'était inédit pour moi ! Jamais je n'avais entendu qu'un clan entier de Dragons avait élevé un petit... Généralement, on le reniait et il finissait par mourir, de faim ou servaient eux-mêmes de festin.
Ainsi, j'avais appris la nécessité pour eux de vivre à plusieurs ; leur territoire était si petit qu'ils y étaient contraints – mais également un étrange rituel lors des orages, durant lequel ils s'échangeaient leurs énergies... Il ne fut pas capable de m'expliquer pourquoi ils faisaient ça, mais cela avait l'air important.
Peu à peu, Eiran commença à se frotter les yeux. Il était fatigué, le pauvre. Pourtant, j'avais insisté pour le maintenir éveillé. Moins il se reposait, plus on serait tranquille ! Cela tint une heure à peu près avant qu'il ne se couche contre moi pour sombrer dans un très profond sommeil... Son visage était serein – je l'enviais.
Je n'avais pas osé me lever, quitte à dormir habillé dans une mauvaise position. La chaleur qu'il dégageait me détendait, aussi ne l'avais-je pas repoussé non plus.
Il s'était lové contre moi, puis j’avais passé mon bras pour le rapprocher encore plus. Je nichais mon visage dans son cou, faisant fi de ses grandes écailles noires et délicates qui me chatouillaient le nez... Malgré moi, je souriais. Et mon cœur était chaud.
Je me perdais dans mes pensées, laissant mon esprit vagabonder çà et là sans chercher à les contrôler... La dernière pensée dont je me souvenais était adressée à Fernier ; comment prendrait-il le fait de me voir dormir avec un autre Dragon dans les bras ? Serait-il jaloux que je ressente de telles choses envers un autre ? M'en voudrait-il de le trahir ainsi, alors que j'avais précipité sa mort ?
Je l'imaginais mal rester calme et maître de lui-même dans une situation pareille ; il ne supportait pas que je parle seul à seul avec un congénère mâle plus de quelques minutes... Que dire d'avoir un contact physique, encore plus dormir avec !
Eiran se retourna avec souplesse, nichant son visage dans mon cou en inspirant profondément mon odeur. Il semblait parfaitement à l'aise et serein – moi, je ne pouvais pas réprimer un sourire tendre – et satisfait – qu'il soit aussi près de moi...
Très bon chapitre ! J'ai hâte de lire, la suite. Eiran me fais un peu de peine des fois, peut-être parce que je suis un peu sensible comme personne. Je suis déjà à fond dans l'histoire et j'apprécie énormément ton style d'écriture.
Eos
J'ai beaucoup aimé ces deux premiers chapitres ! On apprend à y connaître les personnage, même si le mystère d'Eiran s'épaissit par moment, et les infos sont bien distillées. Je suis très curieuse de connaître la suite de leur histoire et de voir comment ils vont évoluer tous les deux.
Mention spéciale au passage où Elioth raconte ce qu'il est arrivé à Fernier que j'ai beaucoup aimé.
Hâte de lire la suite !