Malheureusement, Massimo n’était pas très savant en Sciences Nouvelles, il n’avait reçu de Solar Gleam que la formation la plus élémentaire en la matière, alors le simple fait de comprendre ce que disait son ami était un défi. Néanmoins, il y a une chose qu’il avait bien saisi, c’était le champ de recherche très particulier de William : les connexions interpersonnelles par les radiations du LM.
Et l’Allemand du Conseil s’y intéressait pour une bonne raison, celle de pousser l’Humanité à la fraternité, de telle sorte que l’exploitation de l’homme par son prochain cesse, non pas par la révolution violente, ni par l’usure du temps, mais par un grand élan pacifique. Pour y arriver, il comptait donc sur ces radiations pour transporter ce sentiment de cohésion et d’empathie jusque dans le cœur des autres, en permanence et même dans les moments de crise – puisque le LM y aurait au contraire l’avantage d’accroître encore davantage cette unité chimique. Du point de vue de Massimo, c’était presque une forme de télépathie que son camarade étudiait au nom de la Cause. Seulement à la vue du massacre auquel il venait d’assister, le cousin d’Alessia commençait à se poser des questions sur le fond des recherches de William qui ne les avait jamais décrites sous cet angle-là. S’il avait su qu’il cherchait à concevoir une sorte de sérum de persuasion de masse, il ne l’aurait jamais encouragé comme il avait déjà pu le faire par le passé.
Cependant, et heureusement, William restait lucide et modéré, son but n’était pas de créer une arme de persuasion de masse, il ne voulait pas forcer le changement. En cela, son surnom du Conseil était bien trouvé, puisque le Souffle Pourpre d’Allemagne espérait créer cet élan de paix dans le cœur du monde entier, au-delà de leurs religions ou de leurs cultures. Du moins, c’était le principe qui avait inspiré les recherches de son mentor.
— Hm … Je te crois, William. Mais fais attention à ne pas laisser n’importe qui s’approcher trop près de tes recherches quand même, on ne sait jamais qui pourrait poursuivre un travail aussi … particulier, c’est plus qu’original comme sujet, même pour de la science nouvelle ! » finit par plaisanter Massimo afin d’égayer cette discussion trop sérieuse, avant qu’il ne demande si sa cousine florentine poursuivait des études aussi curieuses, et que William en ricane.
— Alessia travaille en ce moment sur des recherches qui sont au moins tout aussi grandioses. C’est en rapport avec le langage humain, elle voudrait faire en sorte que tous les hommes puissent se comprendre sans la barrière du langage, ou des mots, afin de simplifier encore plus les relations humaines. D’ailleurs, m’as-tu apporté ce que j’ai commandé à ton frère ? » lui répondit alors très naturellement William, à la grande surprise de Massimo qui restait encore sur sa phrase précédente.
— Oui, c’est dans mes bagages. Mais – attends - j’ai du mal comprendre ce que tu m’as dit, elle effectue des recherches sur quoi ?
— Tu vas comprendre avec l’objet que tu me ramènes, et tu vas aussi mieux saisir le procédé sur lequel se base mes recherches pour la Cause. » lui sourit-il, en attrapant le petit coffret que Massimo sortait d’une de la valise qu’il avait montée avec lui.
Il en sortit alors de longs et fins tuyaux ainsi que leurs embouts, mais surtout un petit appareil rectangulaire de métal dont les faces avant et arrière affichaient de larges baromètres.
Il s’agissait d’une sorte de thermomètre à LM, comme ceux que Solar Gleam proposait sur le marché depuis l’année dernière, en amélioré et perfectionné grâce au talent de Léonardo. Tout d’abord, cet appareil servait à mesurer le degré d’excitation du LM, et il le faisait avec une précision qu’aucun appareil d’Arcturus ne le permettait. Ensuite, il mesurait également le taux de résonnance, c’est-à-dire les ondes que la molécule se mettait à irradier selon l’excitation à laquelle elles étaient soumises, soit ce qui intéressait le plus William dans le cadre de ses recherches. Ces ondes avaient été nommées échos par le Conseil du Graal du fait de leur nature particulière, à mi-chemin entre une radiation et un gaz, tout comme le LM était à mi-chemin entre la molécule et la bactérie – si ce n’est plus. D’ailleurs, ces ondes étaient justement celles qui devaient permettre aux hommes de communiquer sans barrière de langage grâce à Alessia, celles qui rendaient les fourmis élues par William si charismatiques, ou celles qui concrétiseraient l’utopie socialiste selon ses rêves et ceux de son mentor. Elles paraissaient pouvoir tout transporter, de l’énergie aux messages neuronaux des êtres vivants. Elles étaient même à l’origine du phénomène de mutation sévère puisqu’en se renvoyant leurs échos entre elles, les molécules causaient l’emballement et le déchaînement d’énergie nécessaire à une telle transformation. Bref, à ses yeux comme pour beaucoup de ses collègues, c’était le procédé le plus merveilleux du LM, celui qui offrait le plus de potentiel. Cependant, c’était aussi le domaine le plus compliqué et méconnu des Sciences Nouvelles, surtout lorsqu’il s’agissait de rechercher des effets aussi précis et inoffensifs que William souhaitait le faire.
Enfin, quoi qu’il en soit, cet appareil multitâche allait donc lui permettre de travailler beaucoup plus vite, toute la Cause pouvait être reconnaissante aux deux frères italiens pour ce bijou d’ingénierie. Pourtant, Massimo avait encore une autre nouvelle à lui apprendre, quelque chose de presque aussi important que le détournement de LM qu’ils avaient très brièvement évoqué.
— Je compte monter une maison d’édition et d’impression. Très prochainement. » lâcha-t-il, au grand étonnement de son hôte qui se demanda pourquoi il était enfin décider d’accomplir cette envie que sa mère lui avait toujours refusé – de crainte qu’il ne ruine toute la famille avec une gestion catastrophique. « J’ai beaucoup réfléchi sur mon engagement, sur la vie que je veux conduire, sur ma famille que j’aime, sur ce dont j’ai déjà discuté avec toi, et ça m’a donné cette idée. J’ai toujours aimé lire et j’en ai maintenant les moyens avec ma solde de Solar Gleam. Alors je vais m’y mettre, et j’aiderai la Cause en secret, j’ai déjà réfléchi à des façons de cacher tout ça. » reprit-il avant que William n’exprime ce qu’il cachait derrière son silence hésitant.
— Je serai très heureux et, d’une certaine manière, honoré de te voir rejoindre la lutte à ce point … que tu sois plus qu’un directeur d’entrepôts qui ferme les yeux sur un détournement de stocks. Mais je ne veux pas que tu te sentes … obligé de nous rejoindre sur un coup de tête et quelques pensées que je t’ai inspirées. C’est un engagement qui se réfléchit mûrement. » lui expliqua William, en voulant paraître le plus cordial possible alors que son ami semblait définitivement convaincu par son idée.
Il avait beau être fier d’avoir recruté un aristocrate plein d’envie dans la Cause, il craignait d’avoir également trop déteint sur lui, surtout lorsqu’il entendait les noms des camarades avec lesquels Massimo était entré en contact pour noyer l’Italie sous les tracts.
Ce n’était plus seulement la question de sa responsabilité envers le cousin d’une amie, mais la responsabilité du meneur envers ceux qui le suivent, ceux qu’il entraînait dans son ambition personnelle. Pourtant d’un autre côté, cela le confortait aussi sur sa voie, ces ralliements lui rappelaient non seulement qu’il devait continuer son engagement pour tous ceux qui croyaient comme lui à son utopie, mais également qu’il pouvait réussir à faire avancer la Révolution. Plus que ses trois collègues, l’Allemand du Conseil avait toujours rêvé d’être un héros, et chaque camarade en plus lui donnait l’impression de le devenir momentanément, à son niveau, sans qu’il n’ait à trop risquer sa vie ou celles des autres. Certes, ça ne valait pas les risques très concrets que prenaient ses camarades sur le terrain, lorsqu’ils allaient distribuer leurs tracts, enquêter sur les secrets et scandales des élites, stocker des armes et des vivres, monter leurs réseaux de solidarité ou de sabotage. Seulement il était un savant et un penseur après tout, j’œuvre pour la Cause à mon échelle, il n’y a pas à s’en vouloir pour ça, se disait-il intérieurement, je ne subis peut-être pas la clandestinité, ça ne veut pas dire que je ne suis pas utile ou courageux.
Enfin, quoi qu’il en soit, cette discussion s’acheva comme celle de la 01 avec Miroslav, il était perdu dans ses pensées au point de ne même plus écouter Massimo, en train de monologuer dans le vide en regardant les cimes de la cathédrale de Francfort au travers la fenêtre – précisément sur ces questions de responsabilité et d’engagement.
— Mais bref ! Nous aurons tout le temps de discuter de ça en mangeant, l’heure ne devrait plus tarder, non ? » finit-il par lancer en se retournant vers William qui sortait tout juste de ses rêveries.
— Il n’y a pas d’heure, tout dépend d’où tu veux manger. Laisse-moi juste ranger un peu. » lui confia-t-il pour que Massimo acquiesce, puis le remercie de cette petite expérience à laquelle il avait assisté, même si elle s’était mal terminée.
— Heureusement, les humains sont plus compréhensifs que ces petites bêtes, nous n’avons pas besoin du LM pour penser un changement de A à Z. » tira-t-il comme conclusion, tandis qu’il se dirigeait vers le grand vivarium de son hôte, celui qui abritait sa fourmilière principale. « Au fait, ça n’a pas été compliqué de la transporter lorsque vous avez dû quitter Dresde ?
— Si, il s’en est même fallu de peu pour qu’elles n’y survivent pas. » lui répondit-il pour que l’Italien suppose que le trajet eût été difficile. « Il ne l’aurait pas été tant que ça si l’un des hommes chargés de l’expropriation n’avait pas mis un coup dedans. Mon père est intervenu et l’ancien vivarium a juste été fêlé, mais ça aurait pu être bien pire … Que veux-tu, il y a des gens capables de s’en prendre à de petites vies innocentes pour le seul plaisir d’humilier une famille déjà à terre. » lui confia-t-il en se perdant fugacement dans ses pensées à l’énoncé de tous ses souvenirs douloureux. « Heureusement que les agents d’Emil sont arrivés à temps. »
— Comme tu l’as dit, il y a des gens comme ça … Et le LM finira aussi dans leurs veines, sans les rendre meilleurs. Toi ou Alessia qui imaginez offrir une thérapie au monde entier, vous y avez pensé ? » s’inquiéta-t-il, pendant que William finissait de ranger ses affaires, avec un air brièvement pensif sur cette dernière question.
— Mes recherches servent justement à ce que ce genre d’individu n’existe plus, ou du moins qu’il ne soit plus mauvais … » avoua le Saxon, en se retournant enfin vers son ami, l’air prêt à partir. « Enfin ! Changeons de sujet. Tu as déjà mangé une Frankfurter Rippchen ?
— Euh – Non, mais laisse-moi deviner ce qu’il y a dans ce plat de chez toi. Il y a du porc, du chou et des pommes de terre, j’ai bon ? » plaisanta le Milanais, avant que son ami ne reconnaisse qu’effectivement ce cliché se vérifiait encore, mais qu’il ne serait pas déçu, surtout par ce qui se faisait typiquement dans cette ville. « Bon, j’imagine que maintenant que je suis en plein milieu de l’Allemagne, c’est trop tard pour y échapper ! » renchérit-il en ricanant alors que le duo quittait ce grenier et son laboratoire clandestin.
Sans perdre trop de temps, William fit ensuite un détour par sa cuisine afin de saluer ses deux vieux parents, et leur apprendre qu’il ne mangerait pas avec eux ce soir, mais en compagnie de son invité dans une auberge du centre-ville. Heureusement la mère de William, qui avait préparé un gâteau, n’était pas aussi capricieuse que Catarina comme Massimo le remarqua en voyant son ami lui expliquer qu’ils n’en mangeront que demain, pendant que le père réparait une petite boite à musique – rendre des petits services au voisinage était devenue sa seule occupation.
Il ne fallut donc pas plus d’un simple quart d’heure pour que les deux hommes arrivent à cette vieille enseigne populaire du centre-ville de Francfort, une grande auberge dans laquelle William venait manger au moins une fois par semaine – lorsqu’il était chez lui. Et au grand plaisir de Massimo qu’il dut recadrer sur le champ par peur d’attirer des regards agacés, ce n’était pas le fils du propriétaire qui les accueillit, c’était l’une de ses filles, la plus charmante d’entre elles. D’ailleurs, il eut bien raison de prendre les devants car elle n’était visiblement pas d’humeur à se laisser flatter, ni même à plaisanter, ce qui ne manqua pas de surprendre le Saxon – elle n’était pas comme ça d’habitude. Pourtant, il fut encore plus étonné de croiser le regard étrangement désabusé du propriétaire qui tenait un comptoir anormalement calme lorsqu’il fut guidé jusqu’à une petite table en bord de mur. D’habitude, le patron était connu pour faire la moitié du service à lui tout seul, en plus de faire vivre cet endroit avec les piliers du comptoir. Mais ce soir-là, c’était tout juste s’il accordait des regards à sa salle et William entendait plus les clients du fond que ceux devant lesquels il passa, en les saluant poliment pour n’obtenir d’eux que des acquiescements amicaux de la tête. Ils ont dû discuter d’un sujet épineux pour tirer ces têtes-là, ils ne sont jamais à court de bêtises ou de questions bizarres sur le LM normalement, pensa-t-il en s’asseyant à cette petite table nappée de rouge et blanc, les couleurs du duché de Hesse, pour y passer commande. Ensuite, les deux hommes purent profiter de leur repas en parlant d’art, de sciences, de philosophie ou de politique plus en détail.
Néanmoins, entre chaque sujet qu’ils enchainaient en se laissant tout juste le temps de manger, une mauvaise impression revenait sans cesse enserrer le cœur du Souffle Pourpre, comme le sentiment prémonitoire qu’une injustice immonde était à l’œuvre près de lui. Et il eut beau chercher ce qui le dérangeait dans ses pensées, il ne parvenait pas à saisir d’où venait cette impression, jusqu’à ce que son regard en revienne au comptoir. Mon père avait les mêmes yeux que lui dans les semaines qui ont suivi la fin de la Saxe, pensa-t-il, en remarquant le regard vide du patron, scrutant la porte comme s’il guettait le client, s’occupant les mains comme il pouvait, sous le silence de ses abonnés. Tu penses que ça a un rapport avec ce dont on discutait tout à l’heure, lui demanda soudainement Massimo, au moment où William croyait comprendre l’origine de ce sentiment d’injustice. Pourtant, c’était à une très heureuse nouvelle à laquelle l’Italien faisait référence, puisqu’il s’agissait du retour de la HochseeFlotte et de ses milliers de soldats ayant participé à une coalition euro-japonaise contre la Chine. Cela faisait déjà près de deux ans que ce conflit avait éclaté, et le général Gabriel comme le contre-amiral Andrews avaient cette fois été bien contents de ne pas avoir à s’y coller. D’ailleurs, cette expédition avait des objectifs assez proches de celle du conflit contre les Russes, il s’agissait autant de défendre les intérêts occidentaux, que de protéger les martyrs chrétiens ou que de faire entrer l’AP dans ce grand pays millénaire. Et elle fut couronnée de succès, puisque l’Empire du Milieu en ressortit vaincu et vacillant, prêt à accepter un traité de paix humiliant pendant qu’il s’enfonçait davantage dans une crise politique terrible.
Mais ça, c’était bien le dernier des soucis de cet aubergiste qui n’aurait peut-être pas su placer la Chine sur une carte, qui n’avait même jamais vu de Chinois, et qui n’aurait jamais attendu quoi que ce soit d’eux. Car son fils n’était pas rentré. Pire encore, il n’était pas déclaré mort, même les légations européennes sur place ou les révoltés interrogés par les tortionnaires de la dynastie Qing n’avait pu le retrouver. Alors la seule chose que pouvait faire son père, c’était d’attendre que le bon visage franchisse enfin cette porte. Après tout, un homme a vite fait d’être perdu dans les papiers de l’administration, ce ne serait pas le premier soldat à revenir d’on ne sait où, après avoir dû se trainer à l’écart d’un champ de bataille. Malheureusement, William le pressentait, le fils ne reviendrait pas, il est mort pour d’autres lui-aussi, s’agaça-t-il, en repensant à son frère, ou aux bénéfices monstrueux que ce conflit avait dû rapporter à l’AP et quelques souverains indignes. Il avait beau détester la guerre, il arrivait encore à la haïr davantage lorsqu’elle atteignait ce niveau d’injustice et d’avidité. Cela lui donnait presque des envies de meurtres à en voir la force avec laquelle il serrait son couteau, jusqu’à ce que son poing en blanchisse sous le manque de sang, et sous les regards surpris de Massimo. Il avait rarement vu l’ami d’Alessia dans un tel énervement contenu. Mais tout ce que William pouvait faire pour l’instant, c’était regarder ce pauvre aubergiste veillant la porte depuis son comptoir, et compatir en espérant ne pas croiser son regard vague. En plus, lui, le savant du très fidèle Département Impérial, se sentait tellement mal placé pour venir réconforter cet homme. Et pour couronner le tout, il ne se sentait pas seulement illégitime, il se sentait coupable à sa petite échelle, coupable de ne rien faire, de laisser cette injustice se reproduire encore et encore.
Bien sûr, ce n’était pas la première fois que le Souffle Pourpre ressentait cette émotion brûler si fort en son cœur, sinon il n’aurait pas refondé le Conseil du Graal. Seulement ce soir-là, une réflexion différente s’ajouta à sa rengaine habituelle : le Conseil peut-il vraiment empêcher ces drames de se perpétuer ? N’y-a-t-il pas des pères qui attendent leurs fils perdus dans les Balkans pour que nous ayons notre LM noir ? En vérité, nous en avons profité nous-aussi, se lamentait-il intérieurement, ça ne peut plus durer, seule la Cause pourra arrêter ce cycle malsain.
— Les guerres finiront bien par s’arrêter grâce à la science, non ? » voulut lui suggérer Massimo, en espérant remonter le moral de son ami qui touchait plus à sa bière qu’à son assiette depuis qu’ils avaient découvert cette injustice.
— J’aimerai bien te dire la même chose, mais je n’y crois plus autant qu’avant. Il n’y a que notre Cause qui y parviendra, et si ça n’est pas le cas, tu verras que le progrès servira à multiplier les armes et les morts. » conclut-il en achevant sa pinte d’une traite, afin d’en redemander une autre à la serveuse, ainsi que les desserts du jour tant qu’il y était – histoire de les aider à faire tourner la boutique, à défaut de pouvoir faire plus …
D’ailleurs, il en profita aussi pour changer de sujet et reprendre dans son rôle d’hôte, il ne voulait pas non plus ennuyer son ami avec sa rengaine contre les injustices du monde. La discussion put alors fugacement revenir sur les cuisines les plus exotiques que chacun avait pu découvrir, soit une conversation où l’utopie de William pouvait enfin se rendormir, où il n’était question que des plaisirs qu’elle lui laissait. Et c’est lorsqu’ils finissaient innocemment leurs gâteaux, qu’un individu semblable à n’importe qui vint s’asseoir à leur table, sans la moindre gêne.
— Bonsoir ? » s’étonna aussitôt William pour que l’homme ne lui réponde à voix basse.
— Mes respects, camarade Herz, excusez-moi de vous déranger, mais je suis porteur d’un message de Kolecska et d’un éminent de nos camarades que vous connaissez bien, un Russe qui se fait appeler Lénine. » lui confia cet inconnu, tandis que le disciple d’Achille restait circonspect à l’écoute de ce surnom, cachant à merveille le malaise qu’il commençait à ressentir au fond de lui.
— Oui. Je le connais. » reprit-il sobrement, en se gardant d’évoquer sa dernière rencontre avec celui qui se faisait surnommer l’homme de la Léna.
Car elle ne s’était pas très bien passée, c’était le cas de le dire, puisqu’Achille et Lénine s’étaient engueulés sous les yeux de William, venu avec son mentor à la réunion de l’Organisation Internationale des Travailleurs. D’ailleurs, August était présent lui-aussi, même s’il n’était déjà plus membre de l’OIT à ce moment.
Cette dispute avait porté sur la Commune de Paris qu’Achille voulait absolument déclencher au plus vite, afin de profiter de la chute de Napoléon III et de l’Empire Français. De son côté, Lénine lui répétait que la France n’était pas prête, que la Bourgeoisie était encore trop forte et que Paris serait un tombeau, que la République massacrerait ses camarades comme ils avaient massacré les Vendéens. Pourtant, le Pionnier Français restait inflexible, il était certain que sa thérapie révolutionnaire allait lui offrir la victoire, celle que son collègue hollandais l’encourageait à aller prendre comme un vrai Sage du Graal. Et finalement, pas une goutte de LM ne parvint aux communards qui se firent massacrer comme prédit, sous les yeux larmoyants d’Achille. Quant à Lénine, ses conseils n’avaient pas été suivis, et il n’était même pas en France durant la répression, car il n’avait rien à espérer là-bas – la Bourgeoisie avait gagné cette bataille en somme. Alors cette dispute avait marqué William, au point qu’il se demandait souvent ce qu’il se passerait si une révolution éclatait en Allemagne, ce qu’il ferait lui, à la place de son mentor. Une révolte de cette ampleur n’aurait probablement rien à voir avec les évènements du Printemps des Peuples de 1848, cette contestation qui était encore tellement gravée dans les mémoires allemandes.
Heureusement, le camarade anonyme reprit assez vite pour que le Saxon ne remonte pas plus loin dans ses souvenirs ou ses théories, et sortit une lettre qu’il posa discrètement sur les cuisses de William.
— Voici une lettre de ce dernier. La camarade Kolecska m’a également chargé de vous transmettre ce message : Camarade Herz, tous les peuples germaniques seront bientôt libérés, ne perdez ni espoir ni courage, la Cause vaincra. » lui annonça-t-il, pour que William ne repense à la camarade Kolecska, dont le surnom signifiant épine en polonais faisait écho à son véritable prénom, Rausalia.
D’ailleurs, elle était clairement l’une des meilleures amies de William après ses deux collègues du Conseil, elle partageait presque tout de sa vision du monde ou de son utopie, bien qu’elle soit légèrement plus radicale que lui.
Elle était plus ou moins du même tempérament que Maria, si bien qu’elle s’était hissée à la tête de tous les réseaux du nord et de l’est allemand. Et c’était bien à elle que le disciple d’Achille avait demandé une réunion des chefs de la Cause après avoir quitté clandestinement Innsbruck-01, il y a quelques mois de ça. Enfin c’était également elle qui avait accompagné Massimo depuis son logement de l’Arthurie Valdôtaine jusqu’à Francfort, elle qui l’avait encouragé à monter une maison d’édition, et surtout elle qui lui avait parlé du rôle crucial de William dans la Révolution. Alors, si Rausalia lui envoyait un message aussi inspirant, cela voulait dire que son appel avait été entendu, qu’elle avait dû en discuter avec Lénine …
Malheureusement, le message s’arrêtait là, et l’anonyme annonça presque aussitôt qu’il allait partir, en précisant que ni Lénine, ni Rausa n’avait souhaité qu’une réponse leur soit amenée, ce qui ne manqua pas d’agacer brièvement William. Ils sont tellement sûrs que je viendrai qu’ils se fichent de mon emploi du temps, pensa-t-il, tandis qu’il remerciait poliment ce camarade tout en décachetant la lettre, sous le regard circonspect de Massimo - aussi prudent que les héros policiers qu’il lisait si souvent.
— Il ne faudrait pas la lire dans un lieu plus sûr ? Et faire comme si de rien n’était ?
— Tss… On est dans une sympathique auberge populaire du centre de Francfort, qu’est-ce qui t’inquiète ? Qu’un agent du Kaiser soit dans notre dos en train de picoler sa bière ? » s’amusa William, tout en jetant quand même quelques regards discrets sur les clients très innocents qui se trouvaient derrière son ami.
— Non, mais qu’il ait filé cet homme, c’est bien possible. C’est bien toi qui m’as rappelé qu’il fallait être prudent tout cet après-midi, non ?
— Bon, si tu insistes. Finissons vite de manger et repartons. » lui concéda-t-il en s’empressant de terminer son repas.
Ainsi, il ne fallut pas plus d’une dizaine de minutes pour qu’ils repassent devant ce pauvre aubergiste, afin de lui laisser un pourboire, puis de vite retourner dans le secret du grenier de William pour œuvrer à une Cause qui aurait épargné un fils – car le Souffle Pourpre avait encore cette injustice en travers de la gorge.
Là-bas, il put enfin lire cette lettre, et savoir s’il pouvait effectivement reprendre espoir en un avenir que le Conseil du Graal ne paraissait pas défendre. Alors il fut heureusement surpris de voir que Rausalia n’était pas la seule à avoir répondu favorablement à ses attentes : Lénine avait demandé qu’une réunion d’importance se tienne en présence de William. Celle-ci devait même se tenir dans les prochains jours, dans le secret d’un appartement de l’Arthurie Valdôtaine récemment acheté avec l’aide de Massimo. Plusieurs meneurs de la Révolution y avaient alors été invités, afin d’assister à un exposé des recherches du disciple d’Achille et de se concerter sur la réorganisation des réseaux, suite de la menace croissante que représentait le RFA, l’Okhrana russe, ou tant d’autres polices politiques créées à travers le monde. D’ailleurs, à sa grande surprise, William découvrit qu’il allait également faire office de représentant français pour cette réunion - du moins, c’était ce que Lénine lui écrivait.
Seulement il s’interrogea encore plus lorsqu’il apprit que les nombreux exilés qui vivaient à Londres ne pourraient pas arriver à temps non plus, ou que Massimo et lui devaient même partir très prochainement pour espérer arriver à temps. C’est curieux, s’intriguait William, on dirait presque que c’est voulu.
— Mais finalement, nous serons combien à cette réunion soi-disant importante ? » finit également par s’étonner son invité, en écoutant les bribes d’informations qu’il lui lâchait au détour de sa lecture, avec de longues phrases pleines de sous-entendus.
— Il ne donne pas de chiffres, mais je crois comprendre que nous serons peu nombreux. Lénine dit que cette réunion concerne surtout le LM et qu’il n’est pas nécessaire de troubler plus que ça nos camarades les plus occupés.
— Il n’a pas tort dans le fond, Rausalia m’a dit que beaucoup de chefs révolutionnaires ne s’intéressaient que peu au LM, ils se contentent de suivre les directives de l’Internationale.
— Ils ont tort de penser ainsi. Heureusement, Lénine a l’air d’avoir compris l’importance du LM pour la Révolution. D’ailleurs, si j’en crois sa lettre, il aurait un plan pour hâter l’avènement de notre Cause. » en conclut William, avant de se replonger aussitôt dans sa lecture, en se gardant bien de dévoiler à Massimo les termes qu’avait employé le Russe pour qualifier ce plan.
Car s’il ne se privait jamais d’un sous-entendu, l’homme de la Léna avait cette fois clairement nommé ce plan qu’il était l’un des seuls à connaître : La Cause est désormais prête à recevoir la Toile Rouge.
Enfin, il était temps pour le disciple de la Fourmi de prendre la place qui lui revient, et d’enfin présenter le résultat de plus presque vingt années de recherches, depuis que le LM était fort heureusement tombé entre les mains d’un socialiste. Bref, c’était un grand jour qui approchait dans son beau destin de héros des Peuples. Mais pour l’instant, il vaut mieux garder tout ça secret, pensa-t-il en refermant cette enveloppe, tandis que Massimo râlait de repartir si tôt de Francfort - même si l’idée d’épicer sa dernière semaine de congé par une petite aventure clandestine semblait l’emballer bien plus que William.
Alors ils ne perdirent pas plus de temps pour aller se coucher – d’autant plus qu’ils avaient déjà bien traîné à l’auberge – afin de pouvoir profiter au maximum de la seule journée que Massimo pourrait passer à Francfort.