Tout avait commencé par un bel après-midi de novembre. Il faisait doux. Il n’avait pas plu depuis quelques jours, et les rayons du soleil filtraient à travers les nuages. Cette météo donnait presque l’impression qu’on était au printemps. En somme, tout avait commencé un jour étrange, annonçant déjà les années à venir.
Thaïa s’était levée très tôt, trop tôt. Elle avait la boule au ventre. Elle ne savait pas comment s’en défaire, et quelque part elle ne savait pas si elle le devait. Après tout, être stressé pour son premier jour de travail dans une grosse entreprise, dans la plus grosse entreprise au monde même, n’était-ce pas un peu normal ? Enfin, elle ne commencerait réellement que le lendemain. Cet après-midi-là, une simple réunion était programmée. Rencontre, information, distribution des emplois du temps, elle savait déjà comment tout cela allait se passer. Ça ne l’empêchait pas d’avoir de plus en plus mal au ventre, au fur et à mesure que l’heure approchait.
La réunion commençant à quatorze heures, elle décida de partir vers midi. Thaïa comptait une bonne heure de trajet entre son appartement et son nouveau lieu de travail. Ensuite, il lui faudrait bien une trentaine de minutes avant d’entrer dans les locaux. Cela lui laissait le temps de se repérer, de trouver la salle et peut-être même d’engager la conversation avec les autres nouveaux. Son père lui avait dit qu’ils seraient une douzaine, tous engagés à la sortie de leurs études dans les meilleures universités au monde. Ils avaient les meilleurs résultats et l’avenir le plus prometteur.
— C’est vous, l’avenir de la recherche, lui avait-il dit un soir après un repas. Je suis fier que tu en fasses partie, Thaïa.
Son père n’était pas prolixe en sentiments, d’habitude. Il avait un peu bu ce soir-là, et l’alcool déliait la langue, c’était bien connu. Thaïa ne savait pas bien quoi penser de cette déclaration, mais elle choisit de la conserver et de la considérer comme un compliment. Après tout, elle était diplômée de la plus grande université de la région ! Et elle allait suivre les pas de son père ! Il ne pouvait pas être plus fier que ça, si ?
Dans le bus qui la conduisait à son nouveau lieu de travail, Thaïa regardait par la fenêtre. Elle ne voulait pas marcher et risquer d’arriver en sueur, pas le premier jour. Sous ses yeux défilaient les immeubles et les gens, le temps semblait à l’arrêt – ou plutôt, elle semblait avoir mis avance rapide, son regard n’avait pas le temps de se fixer sur un objet précis. Elle avait bien entraperçu cette femme aux cheveux rouges qui lui arrivaient sous les fesses, et cette personne aux oreilles pointues comme celles d’un chat qui arrosait les plantes sur son petit balcon tout blanc.
Thaïa se fit alors une réflexion. Tout était blanc ici. Était-ce partout pareil ? Est-ce que chaque région avait sa couleur ? Elle avait toujours connu le blanc – bâtiments blancs, vêtements blancs, meubles blancs, sourires blancs. Les seules taches de couleur dans cet environnement résidaient dans les gens, les plantes et les véhicules. Thaïa avait presque l’impression d’avoir grandi dans une feuille de papier qu’on n’aurait pas fini de colorier, un dessin d’enfant avorté. Ailleurs, le dessin était peut-être complété. Ou bien, la feuille était d’une autre couleur que ce blanc limpide, lumineux et qui, parfois, pouvait faire un peu peur. Oui, peut-être qu’ailleurs on ne vivait pas dans un environnement désaffecté, mais dans un univers coloré.
Après le bus, vint le métro. S’enfoncer dans les entrailles de la terre n’était pas la chose la plus rassurante pour Thaïa, un peu claustrophobe. Au moins, penser à cette peur d’être enfermée l’empêchait de se triturer l’esprit à propos de ce qui se passerait dans quelques petites heures. Le décompte s’intensifia dans un coin de sa tête. Il ne restait plus qu’une heure trente avant le début de la réunion.
Malgré sa volonté de faire tout le trajet en transports en commun, Thaïa dû bien se rendre à l’évidence que la marche à pied était plus ou moins inévitable ; surtout lorsque le bus qu’elle devait prendre lui passa sous le nez, en trombe, comme s’il ne voulait pas d’elle. Sur le coup, la jeune femme eut envie de se laisser choir sur le banc et pleurer. Elle sentit les larmes prêtes à déborder de ses yeux, rivière trop pleine menaçant de sortir de son lit. Elle ravala sa colère et sa déception, car, oui, elle était déçue d’elle-même. Il aurait juste fallu qu’elle court en sortant du métro, quelques mètres auraient suffi… Mais non, elle ne l’avait pas fait, préférant prendre les escalators pour ne pas suer, pour ne pas avoir d’auréoles sous les aisselles, aisselles dissimulées sous un boléro qu’elle ne souhaitait pas enlever de sitôt. Tout ça, pour rien ! Oui, c’était plus que décevant, mais elle ne devait pas s’attarder sur ce sentiment négatif. Une nouvelle aventure commençait, non ? Et seulement le bon, le bonheur, et la réussite seraient à la clé ! Elle en était sûre : à partir de maintenant, de cet instant précis devant l’abribus, il ne pouvait plus rien lui arriver de mal. Sa vie allait prendre un véritable tournant, et tout allait se passer pour le mieux.
Alors Thaïa décida de partir. A pied. Elle marcha pendant près d’un quart d’heure avant d’arriver enfin à destination. L’endroit n’avait pas changé depuis qu’elle y avait été la dernière fois, avant ses études, avant de partir de chez ses parents. Enfants, sa sœur et elle venaient régulièrement. Elles accompagnaient leur père au travail et restaient dans le bureau, ou bien sortaient dans le parc derrière le bâtiment, surveillées par une assistante. Thaïa priait pour ne pas faire garde d’enfants. Elle était chercheuse, pas nounou !
Plus qu’un simple bâtiment, celui-ci se démarquait des autres en étant parfaitement intégré à son environnement. Plus qu’un simple bâtiment, celui-ci était une tour immense. Plus qu’un simple bâtiment, et c’était là le plus important, celui-ci n’était pas blanc. Entièrement fait de verre, il s’imposait comme le garant de la modernité. Ici, on se voulait à la pointe de la recherche scientifique et technologique, surtout quand elle liait les deux pôles. Thaïa, elle, était une chercheuse spécialisée dans le génome humain, ses études avaient porté sur la modification de ce génome au fur et à mesure des siècles et des évolutions de l’homme, homo sapiens sapiens. Elle avait toute sa place ici. Elle aussi, elle voulait être à l’image de ce bâtiment : une icône de l’avancée scientifique moderne.
La queue devant l’entrée était immense. Il y avait au moins cinq cent personnes, réparties en trois files. Comme toujours, la modernité avait ses limites et ses failles – ici, des portes d’entrées trop étroites, et trop peu de points de contrôles. Thaïa s’inséra dans la file de droite, essoufflée. La personne devant elle lui jeta un regard, amusée. Thaïa se demanda bien pourquoi, mais ne chercha pas plus que cela à comprendre. Elle avait d’autres chats à fouetter. Dans sa tête, le décompte devenait plus pressant. Moins de quarante minutes.
Le temps avait toujours été une donnée importante dans la vie de Thaïa, et elle avait toujours eu l’impression d’en manquer. Manquer de temps était sa pire peur, et pourtant c’était aussi son quotidien le plus réel. Elle était arrivée en avance, lui avaient toujours dit ses parents, comme si avant même de venir au monde elle avait déjà peur d’être en retard et de ne pas avoir assez de temps pour vivre. Elle avait rapidement fait ses nuits aussi, un bébé comprenant à quel point le sommeil était important. Et puis, elle n’avait jamais été en retard où que ce fut. Elle était déterminée à être en avance, peu importe ce que ça pouvait lui en coûter. Un jour, elle avait même préféré rater le dessert à un repas d’anniversaire pour pouvoir arriver en avance (ce qui, pour elle, signifiait être tout juste à l’heure) devant un magasin qui vendait le cadeau de Noël parfait pour sa mère. On était en juillet. Le temps, toujours le temps.
Alors, oui, Thaïa sentait que son pouls commençait à s’emballer et que sa respiration suivait le même mouvement. Cette fois, ça lui valut regard inquiet de la part de la personne devant elle.
Thaïa risqua un œil sur l’avant de la file, il restait au moins une cinquantaine de personne devant elle. Chaque personne mettait entre trente secondes et une minute pour se faire contrôler. A ce rythme-là, Thaïa n’était même pas sûre d’arriver à l’heure à la réunion.
— Il vaut mieux arriver une heure en avance, lui dit la personne devant.
Peut-être que cette personne pensait la rassurer, mais ce n’était pas le cas. Pas du tout. Au contraire, ça amplifiait l’angoisse de Thaïa. Elle fit le compte rapidement dans sa tête. Elle aurait au moins un quart d’heure de retard, voire plus. Elle passerait tout de suite pour une ingrate, une je-m’en-foutiste de premier ordre. Et surtout, elle peinerait à regagner le peu d’estime que son père avait pour elle.
— Vous êtes nouvelle ?
La personne, Thaïa n’arrivait pas bien à déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, et elle s’en fichait plutôt pas mal, s’était à nouveau retournée. Visiblement, elle voulait engager la conversation. Thaïa hocha la tête.
— Vous travaillerez dans quel service ?
— Génome, parvint-elle à répondre, prenant son courage à deux mains pour vaincre sa timidité.
Être la fille d’un homme important et avoir fait l’un des cursus scolaires les plus durs au monde n’avaient pas forcément aidé Thaïa à se décoincer. Timide depuis toute petite, elle avait surtout du mal à parler aux gens qu’elle ne connaissait pas.
La personne émit un sifflement, impressionnée.
— Wow ! Bravo. Moi je suis en comm’ et…
Et Thaïa n’écoutait plus. Elle voyait le petit voyant de son minuteur clignoter de plus en plus fort. Moins de vingt minutes. Il devait rester une douzaine de personnes devant elle, elle pourrait bientôt entrer et commencer sa nouvelle vie.
Thaïa souffla de soulagement lorsqu’enfin ce fut à la personne devant elle de passer au contrôle. Elle n’entendit pas son nom, mais elle ne cherchait pas non plus à le savoir ; il y avait bien trop de monde qui travaillait ici, quelles étaient les chances qu’elle croise cette personne un jour ?
— A bientôt ! lui lança la personne avant de s’engouffrer dans le bâtiment tout de verre fait.
Thaïa ne répondit pas.
C’était à son tour. Le portique était conçu comme tous les autres qu’elle avait pu croiser au cours de sa vie. Une petite fente permettait de contrôler son identité tandis que le portique lui-même servait à savoir si elle transportait une quelconque arme. Thaïa sentait que le dispositif était toutefois un peu plus complexe que les autres. Après tout, il permettait d’assurer la sécurité de l’un des endroits les plus importants sur cette Terre.
Thaïa présenta son poignet. Une voix robotique déclara :
— Thaïa Dinh. 26 ans. Autochtone. Génétique.
Autour d’elle, les gens se raidirent. Thaïa sentit le feu lui monter aux joues. Elle tenta de garder la tête haute et passa le portique lorsque le garde le lui indiqua.
Ce fût après toutes ces émotions qu’elle put enfin entrer dans le bâtiment tant convoité.
Elle pénétra dans le sas d’entrée. Une voix l’accueillit :
« Bienvenue au Centre des Modifications Téléchargeables. »
Elle y était enfin.
La nouvelle vie de Thaïa pouvait commencer.
Avec ce chapitre, on rentre peu à peu dans la psychologie de Thaïa : c'est une personne facilement stressée, timide, avec une certaine obsession pour la ponctualité ahah.
J'aime bien comment la description de son environnement se précise peu à peu. On commence avec quelque chose de très épuré, un peu impersonnel, avant que les couleurs ne soient évoquées...pour leur relative absence! Thaïa en vient à se demander si tout ce blanc est bien normal...
Ce qui est très habile dans ce chapitre, c'est la façon dont vous parvenez à mêler l'angoisse de Thaïa à l'idée de manquer son premier jour de travail, la description de son monde, et entre les deux les questionnements plus généraux de l'héroïne qui nourrissent les mystères de l'intrigue. On comprend bientôt que Thaïa est différente des autres : "Thaïa présenta son poignet. Une voix robotique déclara : — Thaïa Dinh. 26 ans. Autochtone. Génétique. Autour d’elle, les gens se raidirent".
Voilà qui me rend bien curieux...
J'enchaine donc avec ce deuxième commentaire de suite, merci encore de prendre le temps de lire et de donner un avis ! :)
En tout cas, j'espère que la suite sera au rendez-vous pour satisfaire votre curiosité et attentes ;)
On en apprend un peu plus sur Thaïa. L'angoisse des premières fois, avec l'attente interminable de la dernière heure, est bien rendue. Thaïa est donc une fille très intelligente, et très ambitieuse.... J'ai bien aimé la description de cet environnement tout blanc et de grande tour en verre, source de toutes les espérances... Reste à savoir ce qui va l'attendre dans cet énigmatique Centre des Modifications Téléchargeables.
Une phrase qui je trouve tombe un peu comme un cheveu dans la soupe : "Thaïa priait pour ne pas faire garde d’enfants. Elle était chercheuse, pas nounou !"
A bientôt.
Dans ce cas, je te souhaite également la bienvenue au Centre des Modifications Téléchargeables (CMT, pour les intimes), et j'espère que tu seras là pour découvrir la suite et peut-être comprendre ce qui arrivera à Thaïa... ;)
Tu n'as pas tort pour cette phrase ! Je verrai pour la modifier, voire la supprimer.
Merci pour ton avis et ton commentaire :)