CHAPITRE III. 2.

Chapitre III. 2. capharnaüm dans ta vie

 

Ils étaient un mardi soir et, le Deuil étant fermé, tous les fêtards de Saint-Paul avaient élu domicile au Pub, le bar dansant le plus grand et huppé de la ville. L’air y était quasiment irrespirable, chaud et humide, imprégné de l’odeur de mille parfums, déodorants et eau de cologne, et des verres d’alcools peu étanches. L’absence de videur à l’entrée causait un trop plein d’occupation, et les filles durent jouer des coudes et de leur charme pour se frayer un passage tandis que Kim s’était contenté de les suivre. Elle se fit accoster de toute part, parce que si elle était émotionnellement fermée comme une huître, elle passait pour la princesse de l’école et tout le monde était fasciné par les princesses. 

Ce fut long et pénible, et elle ne sentait plus son sourire quand elle put enfin s’asseoir à une table. A bien y réfléchir, elle devrait peut-être oublier de devenir le prochain PDG de l’entreprise familiale et se lancer plutôt dans une carrière d’actrice. Avec le temps, les amabilités et petites plaisanteries politiquement correctes lui venaient naturellement, et personne ne se doutait que, si elle écoutait vraiment son coeur, elle ne leur adresserait pas même en rêve la parole. 

 

“Je vais me chercher un verre, glissa-t-elle à Cash.

-D’accord ! De mon côté, je vais chercher Roff. Je me demande bien où il peut être… C’est lui qui m’a dit de venir ici !

-T’es pas obligée, maugréa Kim. On peut se passer de lui…

-Tu dis ça mais il te manquerait, en vrai !

-Peut-être au bout de quelques décennies…”

 

Cash s’en alla sur un éclat de rire et Kim assura aux filles qu’elle revenait vite avant de prendre la direction du comptoir. Elle avait réussi à se faufiler entre la masse et touchait au but quand elle remarqua Rémi plus loin, déjà accoudé au comptoir. Un bref moment étonnée de le voir ici, elle bifurqua pour le rejoindre. 

 

“Un mardi soir au Pub à s’enfiler des shots ? nota-t-elle. Ça colle mal à ton image d’intello coincé.”

 

Il lui décocha un regard noir par-dessus l’épaule et laissa échapper un hoquet méprisant. Ses cheveux noirs qu’il se bornait à plaquer en arrière comme s’ils étaient encore à l’époque des coiffures gominés réfléchissaient les néons bleus et roses du bar, et ses lunettes aidaient à camoufler les cernes qu’il arborait en permanence. 

Quand elle avait seize ans, qu’elle était jeune, idiote et amoureuse, elle lui avait trouvé une certaine beauté, lui avait imaginé un charme qu’elle était la seule à voir. Désormais qu’elle avait le bon sens de le détester, elle ne lui trouvait plus une seule qualité physique. 

Elle était bien trop belle pour lui mais elle était beaucoup trop pour lui à bien des égards.

 

“Mais ça va bien à ton image de pimbêche blonde, lança-t-il en retour.

-Heureusement que l’amour vache est à la mode, sinon on se ferait démasquer, pensa-t-elle en indiquant d’un geste de la main au barman de venir la servir. Tu n’es pas venu me voir depuis la rentrée, les gens vont finir par comprendre  qu’on se déteste. 

-Les gens sont bien trop cons pour comprendre quoique ce soit.”

 

Tapotant le comptoir du bout des ongles, Kim choisit de ne pas faire traîner cette bien déplaisante conversation plus longtemps. Elle croisa le regard d’un couple d’élèves qui passaient par là et leur sourit. Puis, le barman arriva et elle commanda une vodka pomme avant de demander à ce qu’on apporte quelques bouteilles à leur table.

 

“De la vodka ? se moqua-t-il. Tu comptes être la prochaine Estelle ? 

-Laisse les morts là où ils sont, si tu ne veux pas les rejoindre. 

-Tu me menaces ? 

-Tu sais que je ne pratique pas la courtoisie des menaces.”

 

Rémi ne lui laissait pas souvent voir qu’il avait peur d’elle mais parfois, quelques réflexes corporelles le trahissaient. Ca aurait dû lui faire plaisir mais elle était bien trop fatiguée, elle ne sourit même pas quand elle le vit déglutir. 

 

“Tiens, ma grande, une vodka-pomme !” lui annonça le barman.

 

Elle le remercia et paya, puis, son verre à la main, elle se tourna vers son fiancé qui la fixait silencieusement. Elle lui rendit l’attention et l’embrassa lentement pile sur les lèvres. Ca aurait aussi dû la dégoûter de le toucher, pire encore de l’embrasser, mais il devait y avoir un côté robotique chez elle. Suivre le protocole était très important. 

 

“Passe une bonne soirée, chéri. Essaye de venir me voir avant de partir, hum ?”

 

Statique et le souffle coupé, elle sut que le baiser avait eu un effet quasiment électrique sur lui, ça ne l’aurait pas surprise de voir ses cheveux gominés se dresser sur sa tête comme le plumage d’un cacatoès. Pour le coup, elle eut un petit sourire, froid et ironique. Ils avaient beau se détester, ils se connaissaient très bien à présent. C’était plus pratique, de cette façon. 

Elle n’avait pas à prolonger ses visites pour qu’il se souvienne d’elle. 

 

--

 

“Comment ça va avec Rémi, au fait ? Tu nous parles jamais de lui !”

 

Retenant un profond soupir d’agacement, Kim cacha ses quelques mouvements d’humeur en se réinstallant plus confortablement dans le sofa fushia du bar. Même si le Pub appartenait également à la famille de Roff, ce n’était pas du tout la même ambiance qu’au Deuil. Ici, on n’avait pas l’impression de s’introduire dans un repère de vampire tout prêt à vous sucer le sang jusqu’à la plus fine goutte cachée dans votre petit orteil. C’était comme faire un bond dans le temps où les artistes avaient encore de l’inspiration et que les jeunes dansaient vraiment sur le dancefloor ; au Pub, on retrouvait un peu ça. Des jukebox clignotants étaient répartis aux quatre coins du bar et ainsi se formaient plusieurs petits groupes qui écoutaient leurs propres morceaux. C’était un joyeux vacarme aux couleurs franches et électriques, et les lumières faisaient briller les dentitions comme des néons. 

Il devait y avoir quelque chose dans l’air qui rendait les gens plus vivants et plus ouverts, au Pub ; sûrement le côté funky ; ou peut-être que le gérant diffusait de l’extasie entre deux molécules d’oxygène. Dans tous les cas, Kim n’était jamais touchée par ce phénomène… d’un autre côté, si la drogue guérissait la dépression chronique, ça se saurait. 

 

“Je ne veux pas vous faire mourir d’ennui, s’expliqua-t-elle dans un mensonge dont elle-même était lassée, Rien de tel que la routine d’un couple de trois ans pour plomber l’ambiance.

-Oh allez, rigola Victoria en frappant son épaule de la sienne,  y’a bien quelques détails croustillants…”

 

Oh, ça, il y en avait… Quoique, croustillant n’était peut-être pas le terme adéquat. Toutes les filles, et leurs quelques copains, étaient retournées sur elles, avides de connaître l’envers du décor d’un des couples les plus vieux de Saint-Paul, et Kim arborait un sourire dans lequel personne ne savait déceler les plusieurs couches d’ironie piquantes.

 

“Quand je pense que bientôt tu seras mariée…, se rappela Emilie, l'œil rêveur. 

-Oui, je sais…”

 

Elle aussi, quand elle y pensait, ça lui faisait tout drôle. Une drôle d’envie de vomir et de faire exploser la planète pour que tous volent en éclat avec elle. Mais ce n’était pas très juste, et bien assez d’innocents subissaient déjà la colère des plus haineux, alors elle se contentait de vomir. 

 

“Kiiim ! Kim ! l’appela-t-on alors d’une voix suraiguë. Merciii ! T’es géniale !”

 

Titubant vers eux entre deux jets de lumières éblouissants, Clara avançait vers eux, tremblante sur des talons vertigineux et une bouteille de téquila à peine entamée pendant  à son bras. Kim buvait quasiment jamais, elle avait même délaissé son verre de vodka après avoir perdu toute envie de le boire, alors, par conséquent, elle ne pouvait que s’imaginer à quoi pouvait ressembler le sentiment d’ivresse. Elle n’avait jamais ressentie qu’un vague étourdissement, un léger ralentissement de l’activité neurotique et un bref réchauffement au niveau des joues quand elle avait bu une gorgée de champagne de trop, mais ça s’arrêtait là. Cependant, elle avait côtoyé assez d’alcooliques pour reconnaître une personne bourrée quand elle en croisait une. 

Et très clairement, la bouteille que Clara tenait n’était pas sa première source de boissons de la soirée. 

Clara se tapa la cuisse contre la table-basse, causant bien des fuites aux niveaux des verres qui y reposaient, et par suite logique, une irritation générale, mais elle ne se laissa pas décourager pour autant et vint s’échouer entre Victoria et Kim. Cette dernière se saisit de la téquila avant qu’elle ne se répande par accident sur sa robe ; son humeur était déjà bien assez mauvaise comme ça, elle n’avait pas besoin de devoir passer chez un pressing 24h/24 sur le chemin de retour. 

 

“Faut que j’te paye un coup ! lui annonça Clara. Tout ça, c’est grâce à toi ! T’es tellement gentille… j’sais pas comment j’aurais fait sans toi… j’dors plus, j’dors plus la nuit, elle est partout… Tout le monde croit qu’elle est morte mais… non, elle s’est perdue dans ma tête…”

 

Littéralement abasourdie par le flux de phrases dénuées de sens que Clara lui jetait au visage dans une voix aux milles émotions murmurées et criées à la fois, Kim ne savait quoi faire. Clara se penchait sur elle, la main sur l’épaule, et la regardait de ses yeux agités et vitreux. Elle parlait d’Estelle, c’était une évidence, mais pourquoi venir lui sauter dessus, à elle ? Kim ne les connaissait pas, ni Estelle, ni Clara, elle ne voulait pas entendre ses histoires de fantômes et les récits de ses cauchemars. 

Sinon, elle aussi partagerait les siens et alors, rira bien qui pleurera le dernier. 

 

“Tu devrais arrêter de boire, lui conseilla-t-elle le moins sèchement qu’elle put se le permettre, et rentrer chez toi. 

-Elle devrait surtout dégager de là ! s’énerva Victoria en lui donnant un coup de coude. 

-Hé ! Qu’est-ce que j’ai fait ?! J’ai pas le droit de lui parler ? demanda Clara -et Kim pouvait presque entendre le battement erratique de son cœur dans le son de sa voix-, T’es pas sa seule amie ! J’ai besoin d’une amie… la mienne est morte…”

 

Au ton macabre qu’avait emprunté sa voix, bon nombres de ceux à la table de Kim décidèrent d’aller aux toilettes, ou au bar, ou fumer, ou juste de l’autre côté de la planète. Même Victoria et Emillie furent parties en l’espace de quelques secondes et Clara se retrouva à pleurer seule, dans ses mains, juste devant les yeux toujours effarés de Kim. 

Elle la fixa en silence pendant quelques instants, le temps d’essayer de comprendre la situation. Comment en était-elle venue à réfléchir aux phrases pour consoler une parfaite inconnue ? Ça dépassait horriblement son champ d’expertise. Elle était certainement plus à même de faire pleurer quelqu’un que de sécher ses larmes.

Kim enfermait en elle une haine si puissante, qu’en certains instant elle avait l’impression qu’un véritable volcan crachait sa colère à l’intérieur d’elle et faisait bouillonner son ventre comme celui d’un dragon. C’était parfois dur de se retenir et de ne pas répandre les flammes de sa fureur sur le monde. Une voix, dans sa tête, lui criait en permanence de leur faire payer, à ceux qui tenaient ses chaînes et la fouettaient occasionnellement avec, lui hurlait d’exiger réparation. 

Elle s’était néanmoins faite une évidence. Il y avait certaines ruines qu’on ne réparaient pas, car leur seule valeur reposaient sur leurs fondations brisées. Elle était de ces ruines qu’on ne réparerait jamais car elles valaient de l’or, exactement dans l’état qu’elles étaient. Alors, elle prenait elle-même soin de ses cicatrices et balayait la poussière qui se posait inlassablement sur ses pierres fissurées, huilait un peu les gonds de ses portes défoncées et organisait les visites touristiques de ses entrailles délabrées.

Ça ne calmait pas la colère, ça ne faisait pas disparaître la rancœur mais ça la rendait plus réaliste, plus terre-à-terre. On l’avait traînée bien trop bas sous terre pour qu’elle ne se relève complètement un jour, mais elle pouvait survivre dans ses souterrains. Elle n’avait peur ni du noir, ni du froid. Elle était à la maison, là, tout en bas, juste sous leurs pieds, emmitouflée dans sa paranoïa et sa misanthropie.

Et désormais qu’elle posait ses yeux sur les épaules chevrotantes de Clara, et qu’elle percevait par-dessus la musique les sanglots qui giclaient de sa gorge, elle se doutait qu’elle n’était pas la seule ruine des environs. A eux tous, ils pouvaient ouvrir un parc archéologique. 

Après que Clara se soit un peu calmée et qu’elle ait relevé la tête pour fixer les verres désertés sur la table, Kim se dit qu’elle pouvait tout aussi bien essayer d’apaiser son esprit torturé. Une traumatisée de moins ferait peut-être un peu de bien à leur monde. 

 

“C’est normal que tu penses souvent à elle, raisonna-t-elle. c’était ton amie, et la façon dont elle est partie… c’est sûrement dur à accepter…

-Je suis une affreuse amie, pas vrai ? lui demanda Clara soudainement. 

-Ce n’est pas ta faute.

-J’espère qu’elle me pardonnera. Grâce à toi, je suis sûre qu’elle m’a pardonnée ! s’enthousiama-t-elle. Je lui ai rendu hommage et tout ça, c’est grâce à toi, Kim ! Merci, merci !”

 

Figée et légèrement horrifiée, Kim se laissa plus ou moins faire quand Clara se retourna subitement vers elle pour lui agripper les épaules et la fixer droit dans les yeux de son regard écarquillé. Ce n’était pas possible. Clara ne pouvait pas être dans un tel état avec seulement de l’alcool… ou alors, elle s’était droguée à grosse dose de culpabilité et de désespoir malsains. 

 

“J’ai rien fait, refusa Kim en se détachant d’elle. D’accord ?

-Non, non, non… grâce à toi…

-Ecoute-moi bien, Clara, il faut que tu te calmes, dicta Kim en lui saisissant les poignées qu’elle envoyait partout, il faut que tu te calmes sur la boisson et sur tout le reste ! Je ne suis pas ton amie, et je ne suis pas ton héroïne. Vaut bien mieux que tu parles avec quelqu’un qui peut faire quelque chose pour toi, parce que moi... “

 

Clara la fixait toujours, et elle semblait profondément perdue. Au fond, Kim se doutait bien qu’elle parlait dans le vent et que Clara ne comprenait qu’un mot sur deux. Mais, au moins, elle paraissait s’être calmée. 

 

“Ok. Dis-moi avec qui tu es venue ici, ce soir, lui demanda-t-elle. 

-Avec Théo, et… Bruce… et Mana, oh et Emma, et Val, Lucille…

-Emma? Emmanuella ? La fille avec qui tu étais quand le directeur…”

 

Comprenant que ce n’était pas une excellente idée de finir cette phrase, Kim se contenta de l’éclair de lucidité qui passa dans le regard de Clara. Elle partirait sur cette hypothèse. Au moins, elle voyait à peu près à quoi ressemblait cette Emmanuella. 

 

“Lève-toi, on va la retrouver pour qu’elle s’occupe de toi.”

 

--

 

Mélangée aux mille couleurs flashies du Pub, la foule n’était devenue qu’un géant caméléon dansant et ivre, et Kim avait beau la scanner de ses yeux plissés depuis plus d’une dizaine de minutes, Emmanuella était tout le monde et personne. Elle avait déjà cru la voir une cinquantaine de fois mais ce n’était jamais elle. La nuit, tous les chats sont gris, disait-on… la nuit, toutes les filles sont multicolores. 

En vérité, elle n’avait jamais été une grande physionomiste. A ses yeux, tous les êtres-humains se ressemblaient au moins un peu. Peut-être ne les regardait-elle qu’avec si peu d’intérêt et d’affection qu’elle n’avait jamais vraiment appris à les dissocier. Ils étaient blonds, bruns et roux, et leurs yeux étaient plus ou moins bleus, plus ou moins verts et noirs, et leur peau, tout un panelle de beige et de marron, mais elle n’était pas une artiste. Les couleurs s'oubliaient si facilement. 

Ou alors, elle avait tellement voulu s’écarter qu’elle était devenue une toute autre espèce et qu’elle ne les voyait plus qu’à moitié. 

Ce n’était vraiment pas comme ça qu’elle avait imaginé sa soirée. Une mission sauvetage en mer agitée n’était certainement pas une activité qu’elle aimait pratiquer. 

 

“Clara ! appela-t-elle sa camarade avec exaspération. Je t’ai dit de l’appeler !

-Ca répond pas…, répondit-elle avant de se mettre à pleurer, j’espère qu’elle est pas morte…”

 

Kim ouvrit la bouche pour dire quelque chose, n’importe quoi, mais ça devenait un peu trop tragique pour elle. Elle se contenta de lui prendre son smartphone des mains et de tenter de contacter Emmanuella elle-même. Mais, en effet, les appels n’aboutissaient que sur la messagerie électronique. Au  comble de l’irritation, elle rédigea un sms sec et direct pour avertir l’absente de venir récupérer son épave émotionnelle d’amie.

 

“Comment tu t’es retrouvée toute seule, sérieusement ? lui lança Kim, de franche mauvaise humeur. A quoi bon avoir tant de potes si c’est pour finir comme ça… j’y crois pas…

-Elle est partie avec son copain…

-Son copain ? Qui ça ? 

-Roff…”

 

Bien sûr. Jurant intérieurement, elle dégaina son propre téléphone et demanda par message à Cash si elle avait retrouvé Roff, et où il était. Il fallait toujours qu’il copine avec toutes les personnes qui tapaient sur les nerfs de Kim, d’une façon ou d’une autre. 

Quelques minutes plus tard que Kim passa à retenir Clara de s’allonger par terre pour “se reposer un peu”, elle reçut une réponse de la part de Cash.

 

On est sur le toit. 

Pourquoi, ma poule ?? On te manque ???

 

Oh oui. Comme un tas d’autres choses. La sérénité intérieure lui manquait aussi terriblement, par exemple. 

 

--

 

La porte qui donnait sur le toit était déjà grande ouverte quand elles arrivèrent à bout des marches et Kim accueillit les grandes bourrasques de vent réfrigérés, les dents serrés et sa sale humeur coincée juste derrière. Ca lui apprendrait de sortir un jour de semaine. Le Karma avait vraiment le chic pour rappeler les fauteurs à l’ordre. 

Même en un temps pareil et sans une seule étoile visible derrière les épais nuages nocturnes, le toit était couvert de monde. Ils se tenaient mutuellement chaud et grillaient leurs vestes légères sous les lumières chauffantes. Kim promit à son corps déjà gelé qu’elle serait partie avant d’attraper la pneumonie. 

 

“J’ai froid, commenta Clara. 

-Tu diras ça à Emmanuella.”

 

Clara grimaça quand la moitié de ses cheveux lui gifla le visage à cause d’un coup de vent et elle se cramponna pour de bon au bras de Kim. Celle-ci rigola un peu à sa tête et se radoucit un instant. Kim lui tapota sa main et la rassura :

 

“Allez, t’inquiète, on ne va pas rester longtemps.”

 

Elles firent quelques pas avant que Cash ne les repère et lève un bras pour leur signaler leur emplacement. Kim sourit de soulagement et elle marcha vers eux, traînant une Clara tremblotante avec elle. Cependant, elle perdit le sourire à mesure qu’elle approchait du trio. Assez proches du petit muret qui traçait la limite du toit plat, Cash, Emmanuella et Roff entretenaient une conversation clairement agitée. En particulier Emmanuella qui donnait tout l’air d’être en pleine crise de nerfs, une cigarette brûlant dans ses doigts crispés. 

Emmanuella dut les sentir arriver puisqu’elle tourna la tête vers elles et quand elle croisa le regard de Kim, tout son visage s’assombrit. Si Kim avait futilement espéré que les événements déplaisants de sa soirée touchaient à leur fin, elle se fit instantanément une évidence. 

 

“Qu’est-ce que tu viens foutre là ? lui jeta Emmanuella, venimeuse. 

-Tu la reconnais pas ? répliqua Kim en désignant sa voisine, encore bien loin d’être sobre. Elle était toute seule et complètement bourrée.

-Et alors ?! Mêle-toi de ton cul ! C’est pas tes affaires ! On a pas besoin de toi, alors fous-nous la paix !”

 

Oh, comme ça devait faire du bien de tout simplement laisser sortir sa rage, de tout déballer sans même se soucier ni du moment, ni du paysage. Maîtrisant sa propre colère, Kim regarda son interlocutrice lui cracher toute sa rancoeur au visage en toute liberté. 

Comme si elle s’intéressait à leurs malheurs, comme si elle cherchait à répandre la bonne parole. C’étaient eux qui la trainaient dans leur flaque de boue et attendaient qu’elle nettoie tout pour eux. Sauf que leur boue s’était imprégnée de sang et maintenant, elle passait pour la meurtrière. Elle les voyait venir ; le directeur ; Emmanuella. Qu’ils fassent bien attention. S’ils la pensaient si horrible, il ne faudra pas s’étonner qu’elle leur donne raison. 

Kim respira fort pour ne pas exploser. Non, elle ne flancherait pas. 

 

“Ecoute, je ne suis pas venue m’engueuler. Je suis venue pour Clara, et…

-Qu’est-ce que t’en as à foutre de Clara ?!

-Eh, Emma, ça sert à rien…, essaya d’intervenir Roff. 

-Et toi ? cingla Kim, lui retournant la question en ignorant l’interruption. Tu vois pas qu’elle va mal, t’as besoin que je te la jette dans les bras pour réagir ? 

-Viens pas me faire la morale, ou je te jure…

-Viens pas me faire chier ! la coupa Kim en se retenant de crier franchement. Occupe-toi de ta pote et lâche-moi ! Ou bien, tu veux peut-être qu’elle se suicide à son tour ?  Ca va devenir vite lassant. “

 

Un ange super-actif passa puis, tout partit de travers. De la haine pleins les yeux, Emmanuella voulut se jeter sur elle et son poing décolla, lui fila juste sous le nez, alors que Roff et ses réflexes de vedette de sport l’avait interceptée juste à temps pour que Kim ne se retrouve pas très certainement assommée. Cette dernière était bien trop occupée à se demander si elle était devenue complètement folle pour laisser échapper des trucs pareils à voix haute pour bien comprendre ce qui se passait, mais elle savait qu’elle l’avait échappée belle. Peut-être devrait-elle prendre une semaine pour partir en vacances quelque part de très reculée et très désert, parce que ses nerfs commençaient manifestement à craquer. Elle veillait toujours à ne pas se disputer avec n’importe qui et à ne surtout pas se battre, c’était une sorte de mesure de sûreté ; elle n’était pas taillée pour les confrontations physiques. Mais pourquoi, au nom de quoi, bon dieu, la provoquait-on comme ça ? 

 

“JE VAIS TE TUER !!” lui cria Emmanuella.

 

Et Kim sentit toute sa détermination et sincérité dans son souffle qui s’écrasa contre son visage. Emmanuella se débattit quelques secondes dans les bras de Roff mais, l’instant d’après, Cash avait repris ses esprits et se plaça entre elles deux. Kim en profita pour se reculer de quelques pas pour reprendre sa respiration qui s’était bloquée dans sa gorge. Quelques uns la regardaient bizarrement mais elle les ignora. Elle entendit vaguement Cash prévenir Emmanuella qu’elle avait plutôt intérêt de la laisser tranquille si elle ne voulait pas rejoindre Estelle plus tôt que prévu.

Dans un coin, Clara s’était remise à pleurer. Kim se demanda comment les désastres pouvaient se succéder aussi facilement. 

Emmanuella arriva à se libérer de Roff et elle les invita toutes deux, Cash et Kim, à retourner en Enfer et d’y rester, puis elle partit en bousculant quiconque se trouvait sur son passage. 

 

“Quelle malade, lâcha Cash.

-Tu te fous de moi ? s’énerva Roff. Tout ça, c’est de la faute de Kim ! Ca faisait une heure que je parlais à Emma pour la calmer et elle arrive pour foutre la merde ! “

 

Kim détourna le regard et regarda son propre souffle saccadé envoyer des boulettes de vapeur d’eau furieuses dans les airs. 

 

“Elle m’a racontée votre petite conversation avec le dirlo, ajouta Roff en sa direction.

-Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? répondit Kim froidement.

-Vous êtes vraiment une belle paire de merdes…

-Oh, va te faire foutre, Roff, l’invita-t-elle. Tu te prends pour le chevalier servant de toute l’école ? T’oublies que t’es le premier à martyriser les petits nouveaux en appelant ça du bizutage, et les filles, en appelant ça de la drague, alors tes morales à deux balles, tu peux te les garder. 

-Ah ouais ? 

-Ouais.

-Bon, arrêtez vous deux…,” fit Cash avec lassitude. 

 

Mais Roff n’avait pas la tête de quelqu’un qui avait l’intention d’arrêter, et Kim en avait assez de servir de punching ball publique. Quand il ne les tourmentait pas pour qu’elles s'intéressent à lui, il se la jouait prince charmant, et Kim n’étaient plus de celles qui trouvaient les bad boys attirants. Ca faisait quelque temps qu’il lui tapait sur les nerfs et elle savait que c’était réciproque. Ils appartenaient tous deux au même cercle et leurs familles gravitaient les unes autour des autres, alors ils se connaissaient depuis leur plus tendre enfance mais ni lui, ni elle n’avait jamais été vraiment tendre. Ils se supportaient pour Cash principalement et de temps à autres, il arrivait qu’ils s’entendent, ils avaient même été proches, fut un temps, mais ils étaient bien trop différents pour que ça dure. Il méprisaient les premiers de la classe et tout ce qui était trop féminin, et elle avait envie de le traiter d’idiot et de misogyne à longueur de journée. 

Il fit un pas vers elle, elle décida que, étant donné la longueur de ses jambes, il était plus équitable d’en faire deux. En périphérie, Cash poussa un long soupir.

 

“J’ai jamais provoqué le suicide de personne, en tout cas.

-Ca ne saurait tarder mais connaissant l’immense connard que t’es, si ce n’est pas une jolie fille, ça te rendra plutôt fier…

-Oh putain, rit-il jaune. Cache ta frustration, sérieux. Faut que je dise à Rémi de mieux s’occuper de toi…

-Roff ! La ferme ! le reprit Cash.

-Ouais, c’est ça, défends-la, grinça Roff. Ta meilleure amie est vraiment top, Cashou, une vraie miss-parfaite. T’as vu ce qu’elle vient de dire à Emma ? 

-Elle était énervée ! Et ta Emma n’a pas été plus douce !

-Tu trouves que c’est une bonne raison ? 

-Ok, le Dalaï Lama, ça va, j’ai compris, j’ai été méchante,” ironisa Kim avec impatience. 

 

Elle se détourna en soupirant de Roff qui levait les yeux au ciel sombre. Tant mieux, il était tout aussi blasé qu’elle par ces conneries, ça faisait plaisir. Son regard retomba alors sur Clara qui, directement assise sur le sol, fixait lugubrement ses genoux aux collants filés à divers endroits. Elle faisait peine à voir et Kim poussa un second soupir. Elle lança quelques regards autour d’elle pour la forme, mais elle savait qu’Emmanuella était déjà loin. 

 

“J’aurais dû laisser Emma te défoncer le nez, ça t’aurait donnée une bonne excuse de te le faire refaire discrètement…, grommela Roff.

-T’y penseras, la prochaine fois, conclut-elle. Vous ne sauriez pas où elle habite, par hasard ?

-Qui, Emma ?!”

 

Kim lança un regard exaspéré à Roff qui fronçait déjà les sourcils. 

 

“Non ! A celle qui peut sauter du toit à tout moment ! clarifia-t-elle avec humeur en pointant du doigt Clara.

-Faut que t’arrêtes, sérieux, tu vois des suicidés partout, maintenant, remarqua Roff.

-Ca s’appelle “apprendre de la vie”, tu devrais essayer, ça aide pour grandir…

-Oh, désolé, madame-je…

-PLEEEEAAASE ! les coupa Cash en se glissant entre eux. Faites-vous un bisou, qu’on en finisse ! Pendant que vous vous crépiez le chignon, j’ai fait un p’tit tour sur facebook et y’a son adresse sur son profil…

-Qui met son adresse sur facebook ?! se scandalisa Roff. 

-Fais-moi voir.”

 

L’air désormais sérieux et pensif, Cash lui tendit son téléphone et Kim fit un zoom sur l’adresse.

 

“Tu veux qu’on la ramène chez elle ? lui demanda Cash, perplexe. Depuis quand on fait le tacos?

-Depuis que c’est visiblement moi qui dois empêcher les gens de se suicider.”

 

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arno_01
Posté le 18/05/2021
Le récit avance bien, et est toujours agréable à lire.
On voit que Kim, en tant que naratrice se décrit bien plus négativement qu'elle n'agit. (certes beaucoup pour des raisons de réprésentation, mais cela reste agir).
Kim est toujours un peu hautaine dans ses reflexions, mais on voit un personnage plutot bien pensé, et cohérent (cette maitrise qu'elle a d'elle-même, de ses actes; le choix d'évition la confrontation physique car elle ny gagnerais rien).

ll y a juste sur le passage ou elle est seule avec Clara, que j'aurai peut-être accentué un peu ses ressentis, pour mieux expliquer qu'elle 'craque' en parlant à Emmanuella. en remettant en avant une partie de ce qui a été décrit au début du chapitre, la promiscuité, les gens à saluer tandis qu'elle cherche Emmanuella, à qui expliquer ce qu'elle fait, pourquoi elle est avec clara etc...
Pour un peu plus montrer pourquoi la soupape est sous pression.

Au plaisir de lire la suite.
Μέδουσα
Posté le 20/05/2021
Kim n'a effecitivement pas une très grande estime d'elle-même, même si elle connait ses forces, elle a aussi pleinement conscience de ses faiblesses. Mais oui, elle ne doit absolument pas laisser tout ça transparaitre extérieurement ^^.

Ah c'est intéressant, je relirai ce chapitre avec cette réflexion en tête pour voir comment accentuer tout ça ! Merci pour la remarque :)

Encore merci pour ton commentaire constructif !
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