CHAPITRE III – Ce chemin était un fleuve et cette forêt une jungle - Partie 6

Notes de l’auteur : ATTENTION : À la suite des différents conseils-commentaires concernant la longueur des scènes, je les mets à nouveau en ligne en plusieurs parties. Il ne s'agit pas de relecture, et de nouveaux chapitres sont à venir chaque semaine comme d'habitude.

Nul doute que le Normand des Cinq Francs aurait été heureux d’être dans la salle d’armes ce matin-là, pour croiser le bois avec son rival provençal ou égayer un peu le récit que Jasper reprenait auprès d’Henri. D’ailleurs, ce souvenir était si bien gravé dans sa mémoire qu’il n’avait qu’à fermer les yeux pour se revoir fouler les galets de cette petite vallée.

L’ambiance était toujours détendue à l’entrée du tunnel où le reste de l’expédition s’était engagée. Après avoir collecté ses échantillons, Alessia observait les environs, en cherchant des traces de végétation qui s’abreuverait de ce lit de ruisseau souillé par le LM, avec l’aide de Tyr qu’elle assommait de toutes sortes de théories. De son côté, Théo discutait des Annamites ou de leurs coutumes avec le maître d’équipage et son collègue, adossés au seuil de la grotte. Quant à Jasper, il patrouillait très tranquillement en compagnie de ses deux autres compagnons, en plaisantant de tout et rien pendant que chacun vidait sa gourde. La balade avait été plutôt sympathique, presque charmante même. C’est vraiment un bon contrat que Maxime nous a chopé, se répétait l’Alsacien, en retournant son regard vers Théodose et Tyr, tous à rire de ce qu’ils entendaient.

Mais deux coups de feu soudains transpercèrent le silence de la petite vallée, aussi brutalement que leurs balles fendirent la gorge du maître d’équipage et l’épaule de Théo. Presque dans la foulée, c’est ensuite une quinzaine de fusils qui crachait un feu nourri sur l’expédition, complètement prise au piège du terrain et de sa propre panique. Alessia fuyait vers la grotte, terrorisée, les mains plaquées sur les oreilles, tandis que Tyr la suivait en cherchant à la protéger tant bien que mal. Et elle faillit presque atteindre la grotte, lorsqu’elle sentit son protecteur commencer à tomber sur elle, perforé dans le bas du dos par l’une des vieilles carabines des embusqués. Bien évidemment, elle se retourna dans la foulée pour l’aider à tenir debout, mais il préféra la pousser du plus fort qu’il puisse vers la grotte, où Théo la réceptionna d’une main tout en tirant de l’autre avec son revolver MAS 1870. Et bien que le Normand tombât en avant pour la propulser, il mit toutes ses forces pour se redresser puis s’élancer vers le tunnel, sous les grêlons de fer ricochant contre les galets juste à ses pieds. Heureusement, il pouvait compter sur son compagnon pour épauler son fusil Chassepot dès qu’il eut poussé la religieuse, et commencer à abattre des silhouettes qu’il discernait à peine – exactement tel qu’il l’avait déjà fait à Héricourt contre les Allemands.

Et comme ce jour-là, son compagnon reçu une seconde balle en pleine cuisse, s’effondra à nouveau, mais réussit à se remettre à l’abri dans un ultime effort.

— Tu peux continuer à te battre ?! » s’exclama-t-il à l’adresse de Tyr, avant que Jasper n’entende Théo reprendre. « Tais-toi, tu me seras pas utile comme ça ! Allez-y, Madame ! » lâcha-il avant de riposter, pour accompagner la riposte de Maxime.

 

Jasper et ses deux compagnons étaient alors chacun derrière un rocher, au ras de la falaise, à l’écart sur la droite du tunnel, coincés sur cette plage de graviers, à peine abrités des fusils qui les surplombaient.

Les balles fusaient les unes après et les autres, éraflant les rebords des roches qui les protégeaient, explosant les galets ou ricochant sur eux en éclats tranchants qu’ils sentaient parfois leur piquer la nuque ou les mains. Tout comme Théo, les trois mercenaires ne voyaient presque rien de leurs ennemis, et chaque mise à découvert était un risque énorme. Plus que jamais dans la vie de Jasper, la mort pouvait advenir d’un moment à l’autre, sans même qu’ils puissent la voir arriver, par un trop gros éclat de balle, un ricochet improbable, voir une grenade qui, si elle tombait derrière eux, les condamnerait aussitôt. Pourtant, que ce soit Théo ou Maxime, il leur en fallait plus pour les pétrifier de peur, ou pour les rendre inoffensifs. D’un coup, le chef des Cinq Francs fit chuter un corps de la falaise pour le laisser s’éclater lourdement en contrebas, tandis qu’un autre bandit était miraculeusement coiffé à un arbre d’un tir en pleine tête de l’Aquitain. Et comme Jasper le vantait à Henri, Théo était un homme d’un moral et d’une abnégation extraordinaire, à tel point qu’il avait déjà combattu pendant plusieurs jours, sous la neige, contre bien mieux armés que lui. À côté de ça, résister dans une grotte contre des ennemis en supériorité numérique et topographique, c’était un boulot comme un autre. Quant à Maxime, il avait lui aussi connu et survécu à des combats acharnés sous les drapeaux français, avant de connaître des dizaines de fusillades clandestines et de retourner au pays pour revivre à nouveau la véritable guerre. L’un comme l’autre, ils avaient l’expérience et le mental pour tenir un tel renversement de situation, tel que l’Alsacien l’expliquait sur un ton solennel au vieil aventurier, l’assaut avait été si soudain et si fort 

Car de leurs côtés, les deux cadets du groupe expérimentaient la peur du feu des canons. Ni lui, ni le Provençal n’osaient riposter, même en sortant leurs armes pour tirer à l’aveuglette sans rien montrer d’autre que leurs canons. D’ailleurs, Jasper s’en excusa honteusement devant Henri, qui le rassura immédiatement pour avoir lui aussi vu ce genre de comportement chez des camarades - parfois plus endurcis que ces deux gamins. Personne n’a envie de sortir sa tête après avoir senti la poussière de la roche fouettée par la balle glisser sur sa nuque, comme il lui confia si joliment, et si justement pour quelqu’un qui avait dû apprendre le français si tardivement. D’autant plus que Jasper avait déjà failli en prendre une en pleine oreille, de si près que rien ne pouvait plus l’inciter à sortir de son abri, tout comme le très jeune Alessandre qui avait simplement vu son ami frôler la mort. Leur chef avait beau les encourager, leur dire que leur crainte face à cet ennemi invisible et en hauteur était avant tout psychologique, qu’ils devaient être prêts à réagir si certains descendaient pour s’approcher d’eux, rien n’y faisait. Les deux jeunes hommes restaient blottis contre leurs couverts, la tête baissée, en blocage mental presque complet, tout juste conscient de leur environnement immédiat. Maxime se résolut donc à leur montrer l’exemple en continuant la lutte seul, attendant que le moment passe, en espérant que la peur n’ait pas définitivement éclipsé leur courage, et qu’ils se battent comme ils savaient pourtant le faire. Heureusement, grâce à l’empressement d’Alessia, Tyr reprit très vite le combat avec ardeur, n’hésitant pas moins que Théo à prendre des risques pour ajuster sa visée sur les embusqués. Quant à la Florentine, elle priait pour eux, à quelques mètres derrière, lorsque des bruits dans la caverne l’interrompirent pour son plus grand bonheur.

Les trois marins de la Golden Owl ayant suivi les professeurs dans le tunnel arrivaient pour épauler les mercenaires, non sans rage après qu’ils eurent découvert le cadavre de leur quartier-maître assassiné gisant sur le seuil, criblé de balles perdues. Alors, malgré ces maigres renforts, la situation s’inversa petit à petit en faveur de l’expédition. Pourtant, les assaillants refusaient d’en démordre, et les pertes ne faisaient que les exciter, jusqu’à les pousser à appliquer les méthodes les plus extrêmes fixées par leur commanditaire. C’est ainsi qu’une grenade vint rebondir mollement devant l’entrée de la grotte, sous les yeux puis les cris paniqués que Jasper entendit, avant que l’explosion ne retentisse dans une tempête de poussière grise. Plus tard, l’Alsacien avait appris que Théo s’était jeté au sol dans un geste réflexe, pour plonger plus en arrière dans la pente du souterrain. Mais son camarade se souvenait avoir vu Alessia se blottir contre la paroi dans un élan de terreur, complètement exposée aux éclats qui vinrent cribler les trois marins, condamnés à mourir si Tyr n’était pas intervenu. Dans ce même geste d’instinct qui avait sauvé son camarade, le Normand s’était jeté sur la religieuse en espérant pouvoir la plaquer au sol et la protéger du souffle. Malheureusement, que ce soit à cause de la malchance ou d’une microseconde de retard, son courage se changea en sacrifice, et quand Théo releva la tête pour haranguer ce qui restait de ces compagnons, il ne trouva que son ami agonisant dans les bras d’Alessia, criblé d’éclats du dos jusqu’à l’arrière du crâne. Ainsi, durant quelques secondes, plus aucun tir de riposte ne s’entendit dans cette petite vallée, si bien que l’Aquitain avait bien cru que tout allait se finir ici, lorsqu’une contre-attaque résonna.

Réveillés par la détonation, les deux cadets des Francs de Saïgon s’étaient brutalement ressaisis, comme si le pic de son et l’envie de vengeance venaient de les immuniser à la peur. C’est alors qu’une nouvelle grenade arriva juste devant le rocher occupé par Jasper, pour exploser violemment en dispersant ses éclats contre la roche, dont les bords s’effritèrent en fine poussière brûlante. Bien qu’elle ne causât aucune perte, elle incita les trois mercenaires à bouger, avant d’être surpris par un nouvel explosif qui tombait cette fois derrière eux, sans qu’il ne puisse lui échapper. Sur leur droite, juste après le flanc de falaise, Maxime avait déjà repéré une pente boisée permettant de rejoindre les hauteurs derrière la grotte - une bien meilleure position en somme. Sans perdre une seconde, le groupe s’élança donc vers le dénivelé, en profitant sans le savoir d’un fabuleux coup de chance, puisqu’il n’y eut pas plus de cinq ou six balles perdues pour accompagner leurs courses. En effet, la plupart des bandits n’avaient bientôt plus de munitions, à tel point qu’ils devaient maintenant abandonner leurs positions pour ne pas gâcher les dernières qu’il leur restait. Avec le nombre, en alternant judicieusement entre les arbres et le relief pour dissimuler leur avancée, les engagés d’August pouvaient largement espérer l’emporter au corps-à-corps.

Cependant, ils étaient loin de s’attendre à ce que les mercenaires aient eux-aussi des explosifs, ainsi que la farouche envie de se battre jusqu’au bout. Du mieux qu’ils purent, les trois Francs de Saïgon vidèrent à leur tour les cartouches de leurs fusils, sur le moindre mouvement qu’ils discernaient dans cette pente de fougères et d’arbres. Bien sûr, Maxime essayait de coordonner les tirs sur les derniers assaillants en mesure de tirer, mais la confusion était telle que chacun faisait au mieux pour contenir la vague qui déferlait. Alors, quand le corps-à-corps devint inéluctable, les trois Français jetèrent leurs fusils au sol pour dégainer leurs revolvers à la hâte, et faire redoubler la fusillade une dernière fois, avant de brandir leurs sabres. Et si Maxime faillit être pris de vitesse par la fougue des bandits, le vieux chef savait qu’il pouvait compter sur ces deux cadets lorsque les armes blanches étaient de sortie. Une fois l’épée en main, l’audace de Jasper disposait facilement de ses adversaires trop hésitants, tandis qu’Alessandre achevait encore de cracher successivement les munitions de ses deux autres pistolets - qu’il jetait même au visage de ses adversaires dès qu’il étaient vides. En allant ainsi au bout de ses capacités, le jeune duo brisa la charge ennemie presque à lui seul, jusqu’à ce que les deux derniers bandits ne gisent au sol, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un ennemi autour d’eux – du moins, en apparence. Car lorsqu’ils tombèrent, Jasper put à peine de tourner vers la mine souriante d’Alessandre, avant qu’ils ne soient tous deux transpercés par les balles d’un tireur blessé. Et s’il ne toucha qu’à la côte et à l’épaule, l’embusqué semblait avoir encore assez de cartouches pour achever les deux jeunes hommes vacillants sous sa visée.

À ce moment-là, l’Alsacien ne savait plus trop quelles pensées lui avait traversé l’esprit, tant il était certain que le coup de grâce allait tomber sur lui, jusqu’à ce qu’une balle ne jaillisse pour abattre le danger, et laisser fumer le canon de leur chef tandis que la petite vallée replongeait enfin dans le silence total.

— Merde ! Putain Jasper, tu peux pas regarder autour de toi ?! » lui lança aussitôt Alessandre, avant que son camarade ne lui réplique qu’il était autant concentré que lui, et qu’il pouvait aller se faire mettre.

— Du calme les gars. » les interrompit aussitôt Maxime, en alerte au moindre bruit , pendant qu’Alessandre lui faisait remarquer que ça se voyait qu’il n’avait pas pris un pruneau dans le ventre. « C’était pour que tu prennes pas trop confiance en toi ! Vous pouvez continuer ? Il faut rejoindre Théo au plus vite pour voir ce qu’il se passe, ils ont dû s’enfoncer dans la grotte après l’explosion. » reprit-il aussitôt pour que les deux cadets lui répondent par l’affirmative et commence à le suivre - à leurs manières, en se plaignant ou en bougonnant sur leurs ennemis.

— Je suis sûr que Tyr et Théo vont bien. Pour une embuscade, on a fait du bon travail jusqu’à maintenant, non ? » voulut se rassurer Jasper, tandis qu’ils redescendaient ces pentes boisées sans entendre le moindre son de lutte.

— Oui, vous vous êtes sacrément bien repris, j’en attendais pas moins de vous. » lui accorda-t-il en souriant, lorsqu’une balle lui transperça le torse, en plein poumon, sous les yeux de ses deux compagnons.

 

Jasper ne put alors que retenir la chute lourde de son ami sur le sol, en le rattrapant de ses bras, tandis qu’Alessandre faisait volte-face à l’ennemi d’un pas furieux.

Il s’agissait simplement d’un homme au sol, muni d’un vieux pistolet à chargement à bouche rongé par l’usure plus que par la saleté, agonisant sur le dos avec son arme fumante en main, dans une droite ligne que la végétation laissait à sa visée, à une vingtaine de mètre à peine. Immédiatement, le Provençal se jeta rageusement sur sa cible, pour lui écraser le crâne à coups de pieds jusqu’à ce que sa botte soit couverte de gris cérébral. Mais il savait bien que sa colère ne servait plus à rien, ils avaient déjà compris que le tir avait été fatal. Maxime avait une balle dans le poumon droit, il était condamné à se noyer dans son sang au fond d’une forêt d’Indochine, dans les bras de celui avait qui il avait fui la France et ses conflits. Aucune médecine ne pouvait le sauver de cette balle dans le dos.

Cependant, le chef des Cinq Francs ne comptait pas mourir si vite devant ses deux cadets, même s’il ne pouvait déjà plus articuler grand-chose entre ses respirations encombrées.

— Jasper … La tête haute, continue tout droit, tu le dois … c’est toi qui les guideras maintenant. Je ne le pourrais plus, désolé les gars … » lâcha-t-il en plaquant sa main contre le torse d’un Jasper incapable de lui répondre, plus pour lui transmettre quelque chose que pour le rassurer, car Maxime savait bien que c’était fini, qu’il allait laisser ces deux gamins orphelins. Sa main s’ouvrit alors pour dévoiler une boussole qui fonctionnait encore lorsqu’ils avaient quitté le port de Marseille, sous les regards des deux camarades qu’il avait rencontré ce jour-là. Il prit ensuite son tricorne tombé près de lui pour le visser sur la tête de Jasper, les yeux rougis et scintillants, en souriant comme si l’Alsacien était son fils. Puis il sortit son pistolet de son étui, afin de le tendre à Alessandre, dont les larmes coulaient déjà. « Le 4e, tu en auras besoin, mais pas moi… » sourit-il pour qu’il se saisisse timidement de l’arme, sans un mot. « Écoute Jasper … Écoute Théo … Reste fort, Alessandre, tu es grand. » finit par confier Maxime, avant de lui aussi commencer à céder aux larmes, et à lâcher sa vie. Mais dans un dernier souffle, le chef des Cinq Francs de Saïgon sortit enfin son couteau avant de désigner son médaillon, une petite croix de bois. « La lame pour Tyr … La croix pour Théo … Je vous dirai … s’il est un Dieu là-haut … A demain, mes frères … » furent ces dernières paroles, à ses deux jeunes compagnons qu’il commanda comme s’il était le grand frère dont ils avaient tous deux étaient privés, l’un par la guerre, l’autre par la misère.

 

Jasper prit alors les legs destinés à Tyr et Théo, avant de lâcher une brève prière et un geste de croix, pendant qu’Alessandre se contentait de baisser des yeux plein de larmes contenues.

Les deux amis n’avaient même plus l’envie ou la force d’échanger des paroles, et ils portèrent en silence le corps de Maxime à l’entrée de la grotte du Prince, où ils escomptaient retrouver Théo et Tyr. Seulement là-bas, l’ambiance n’était pas moins pesante. L’Aquitain veillait sur le seuil de la caverne silencieusement, attendant soit l’arrivée de ses trois compagnons soit l’attaque de ceux qui avaient brisé la résistance - en un seul bon lancer de grenade. Pourtant, c’est une procession funéraire qu’il vit arriver, et son visage déjà fermé finit de sombrer dans la tristesse, en comprenant qu’il n’aurait même pas l’occasion d’un dernier mot à Maxime.

C’est alors qu’il commença à s’approcher d’eux, lorsqu’un éclat de voix soudain vint le surprendre derrière lui, depuis les profondeurs de la Grotte du Prince.

— Alessia ! Tu vas bien ?! » s’écria Maria avant qu’Alessia ne lui réponde que c’était horrible, tout en tenant Tyr agonisant dans ses bras, vivant de longues dernières minutes de souffrances.

 

Mais pour la religieuse aussi, ce n’était que le début des déconvenues, car lorsqu’elle se tourna vers eux, elle découvrit ce qu’il était advenu de ses deux professeurs adorés.

Pendant ce temps, les mercenaires arrivèrent pour déposer le corps de Maxime devant la grotte, avant de se presser aux côtés de Tyr pour recueillir à nouveau les derniers mots de l’un de leurs amis. Dans ses derniers soupirs, Tyr confia son amitié à ses compagnons, son meilleur souvenir avec eux et s’acharna à consoler Alessia une dernière fois, en lui assurant qu’un de ses sourires valait bien une mort héroïque – sans vraiment y croire lui-même. Désormais, les Cinq Francs de Saïgon n’étaient plus que trois, et quelque chose s’était définitivement brisée entre eux et l’aventure. Finalement, c’était peut-être Arcturus qui avait eu raison sur cette vie de liberté et d’exotisme, peut-être qu’il n’y avait que la mort ou la ruine au bout de ces prétendues colonies pleines de richesses, que l’avenir n’y était pas meilleur qu’en France, que tout le discours colonial ne visait qu’à leur mentir et les envoyer mourir plus loin. En se remémorant cette scène auprès d’Henri, les yeux bloqués sur le médaillon de bois qui pendait au cou de Théo, Jasper se revoyait marcher sur la plage de graviers, le regard dans le vague, complètement à découvert et se fichant de l’être. Allaient-ils rentrer chez eux et rejoindre la première manufacture qui voudrait bien d’eux, ou accepter l’offre d’Arcturus et s’embarquer pour un boulot de vigile on ne sait-où ? Allaient-ils continuer l’aventure à trois, jusqu’à ce qu’un autre d’entre eux n’y meure et que l’affaire ne soit définitivement enterrée ? De toute façon, il ne pouvait pas retourner en Alsace après la façon dont il l’avait quitté, il n’avait plus d’avenir, alors tous les choix se valaient.

Mais heureusement, l’affaire d’aujourd’hui était très loin d’être enterrée, la nouvelle vie de Jasper ne faisait que commencer.

— Vous pouvez le sauver ?! » s’écria la voix d’Alessandre sur le seuil de la grotte, surprenant Jasper dans ses pensées au point qu’il s’en retourne d’un seul geste pour voir sa belle Maria répondre sur un ton hésitant.

— Je … Je peux essayer quelque chose. Arcturus ? » suggéra-t-elle, avant de se tourner vers la mine coupable du futur président de Solar Gleam qui lui tendit une fiole emplie d’un curieux liquide sanguin.

 

Face à un espoir si improbable, Jasper demanda aussitôt comment cela était possible tant il en restait incrédule, pour que Maria lui réponde que la molécule qu’il était venu chercher était précisément capable d’un tel miracle.

Bien sûr, il insista dans la foulée pour savoir si cela pouvait faire quoi que ce soit pour Maxime, même s’il redoutait la réponse négative qu’il reçut, il est trop tard. Pourtant, ce remède d’Arcturus était l’une des meilleures conceptions du Conseil, aucun des élèves ne savait encore le réaliser tant il était complexe, au point qu’il n’en existât que quelques fioles à travers le monde. En vérité, il était pratiquement capable de prévenir la mort, de retenir dans les griffes de la vie un corps toujours battant. Mais bien que l’idée de revoir Tyr un jour l’enthousiasmait sincèrement, Jasper n’avait pas le cœur à se réjouir. D’ailleurs, quand il préféra retourner faire les cent pas plutôt que regarder les savants s’affairer, Alessandre et Théo ne tardèrent pas à le rejoindre pour essayer de partager leurs peines.

C’est alors qu’un Viêt arriva sur la plage, marchant timidement vers eux le long du ruisseau de la Princesse. Sans réfléchir, Alessandre brandit immédiatement le pistolet que lui avait légué Maxime vers l’intrus, prêt à tirer avant que Jasper ne l’abaisse aussitôt, sous le regard surpris et nerveux de l’indigène. Car celui-ci ne leur voulait pas un mal, bien au contraire, c’était l’artisan bûcheron qui leur avait indiqué le chemin. Cependant, il restait un problème de taille avec cet indigène, puisque s’ils comprenaient brièvement les Viêts de Saïgon, ceux du massif ne parlaient pas un mot de français, et ils avaient un patois que seul Marco-Aurelio arrivait à comprendre sans trop de problèmes – comme la plupart des dialectes du monde, à tel point qu’Alessia y voyait une preuve de sa sainteté.

Néanmoins, au bout de quelques phrases bien articulés et de bons gestes, les trois derniers Francs de Saïgon finirent par comprendre les mots de l’artisan.

— Il parle du campement de ces connards, là ?! » s’exclama Alessandre, en agitant agressivement les bras face à Jasper qui dut encore rassurer le Viêt sur les intentions de son ami – encore taché de sang.

 

Évidemment, ces propos attirèrent l’attention de Maria et d’Arcturus qui arrivèrent aussitôt dans la discussion, laissant Alessia veiller sur son sauveur et ses deux professeurs.

Ensemble, ils comprirent ce que leur voulait cet artisan, bien décidé à conclure le sort de ces immondes bandits en dénonçant l’emplacement du repaire depuis lequel ils oppressaient le village. Bien sûr, il n’en fallait pas plus pour attiser la vengeance d’Alessandre comme celle de Jasper, tout ce qui restait de leurs ennemis serait brûlé, biens ou humains, c’était aussi simple que ça. D’ailleurs, ce n’était pas Maria qui allait les contredire à ce sujet.

— Allons-y. Il faut en finir tout de suite avec ces animaux. Et nous y gagnerons l’amitié des villageois par la même occasion. Cela pourrait se révéler utile pour la suite. » lâcha-t-elle à destination d’Arcturus, dès que le Viêt eut fini de répéter ses indications.

— On est d’accord, ces porcs vont payer, mais ne les tuez pas trop vite. Je veux les briser avant, les faire souffrir, et j’y tiens. » grinçait Alessandre en serrant des poings, tandis que Jasper essayait tant bien que mal de garder la tête froide, surtout lorsqu’il comprit que sa petite blondinette allait venir elle-aussi.

— Nous ne savons même pas combien il en reste, vous ne comptez quand même pas venir avec nous ? » lui demanda-t-il pour qu’elle lui réponde aussitôt par l’affirmative, puis qu’Arcturus n’explique davantage leurs raisons.

— Quelqu’un a payé ces gens et nous croyons savoir qui c’est. Nous ne pouvons pas partir sans des preuves pour le faire condamner. » s’expliqua-t-il, avant que le Provençal ne commence à soupçonner les savants d’avoir été au courant de ce qui allait se passer, jusqu’à ce que Théo ne le raisonne.

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