Toute à sa stupéfaction, Martinelle n’avait plus qu’une certitude ; elle devait fuir.
« La polyandrie est d’usage dans ces contrées‑là, du moins dans leurs clans d’aristocrates, s’impatientait Ludova. Leurs femmes bien‑nées doivent prendre deux maris, de peur que l’un d’entre eux rende l’âme sur le champ de bataille… Ce qui arrive souvent, puisque ces primitifs passent leur temps à guerroyer ! Tradition dégoûtante que nous n'avons d'autre choix que de respecter… Pauvres Verlandaises ! Non contentes de dépérir dans un pays arriéré, elles doivent supporter l’assaut des mâles deux fois plus longtemps.
— Mais ça me paraît fort logique, répliqua Barnabette. Il est moins fatiguant de soulever une malle à deux que tout seul… Il doit en être de même pour une femme.
— Le coït ne fonctionne pas ainsi, se désola Ulrine. Vous devriez réviser vos cours d’anatomie…
— Et ils sont bien obligés de s’y prendre à deux, l’ignora Joséphade. Sans quoi le bébé ne ressemblerait qu’à un seul des papas.
— Épargnez‑nous vos fantasmes incultes, s’offusqua Guillonne. Bon sang, c’est un double‑mariage ! Pas une partie fine. Les époux couchent dans des lits différents, et l’épouse rejoint l’un ou l’autre. D’ailleurs il y a deux cérémonies du coucher séparées, le soir des noces. »
Martinelle ne crut plus un mot de ce qu’on lui dît par la suite, au demeurant fort peu. La duchesse prétendait que cette union blasphématoire ne choquerait personne en Orgélie, que tout avait été arrangé. Pourtant Martinelle connaissait leurs sujets et leurs vassaux, et le poids de la religion carréiste en leurs cœurs. Épouser deux hommes à la fois ne lui vaudrait qu’une excommunication, avec un aller simple pour l’Enfer. Et cette déchéance éclabousserait son frère. De tels projets ne servaient en rien les intérêts de la famille Figuette… Ainsi fallait‑il qu’ils eussent été manigancés sans son aval, contrairement à ce qu’on lui prétendait.
Martinelle révisa ses premières impressions ; non, ce n’était pas sa mère qui lui avait envoyé cette lettre au Clos‑Rusé. Aussi impensable que cela pût paraître, les Mandar étaient parvenus à compromettre les chaînes de communications sécurisées qui reliaient la régente à sa fille, afin de l’attirer dans un traquenard. Sa belle‑famille l’avait séparée de Gertraud pour l’embarquer dans ces fiançailles insensées.
Elle frissonna ; pour que Ludova se permît une entourloupe de cette envergure, les Mandar devaient disposer de solides alliés au château. Peut‑être n’irait‑elle pas jusqu’au coup d’état… Néanmoins la nouvelle de ces noces impies provoquerait une pagaille dont cette harpie saurait profiter. L’hypothèse comportait de nombreuses lacunes, mais c’était la seule explication que Martinelle voyait à ces manigances pour le moment. Mieux valait retarder autant que possible l’annonce de ce projet et prévenir la régente.
Elle s’improvisa une voix atone, pour dissimuler sa tension face à son ennemie :
« Quand serai‑je officiellement fiancée ?
— Ce soir, dans la Salle de Langue. Votre présence y sera requise, bien sûr.
— Quoi ? Par pitié, non ! »
Elle n’avait pu réprimer un cri d’effroi. Guillonne se mordait la lèvre inférieure. La cuillère grinçante de Ludova allait et venait comme une scie dans sa tasse à cacao.
« Ainsi vous défiez la volonté du gouvernement de Sa Majesté ?
— J‑jamais de la vie, balbutia Martinelle qui paniquait sans rien trouver à objecter. C’est juste que… »
Sa nuque la démangeait. On la jaugeait. Elle faillit perdre le contrôle et se gratter… et soudain la solution, miraculeuse, lui apparut : il lui suffisait de retirer sa coiffe. Ses cheveux nus, emmêlés par le voyage et la torsion du foulard, retombèrent alors sur ses épaules. Les jumelles, en découvrant sa tignasse, s’époumonèrent de dégoût et de rire :
« Un vrai nid d’hirondelle !
— Non, un champ d’éleusine !
— Assez, trancha Guillonne en faisant claquer sa soucoupe sur la table basse. Ma tante, l’annonce des fiançailles est l’évènement le plus important de la vie d’une femme ! Oserez‑vous montrer la quatrième princesse à la Cour entière dans cet état ? »
Tête basse, Martinelle sentit ses lèvres trembler. Son destin était en jeu, que lui importaient ces commentaires désobligeants sur son apparence ? Sa mine humiliée eut cependant l’avantage de contenter la duchesse Ludova, qui jubilait :
« Mes excuses, mademoiselle… J’aurais dû deviner que vous mettre en beauté réclamerait davantage de temps. Nous repousserons l’annonce à demain, le temps de libérer l’agenda du Premier Écuyer‑Coiffant. Vous devriez regagner votre chambre en attendant, une bonne nuit de repos ne sera pas de trop pour vous rafraîchir…
— Votre Altesse Ducale est trop bonne, la railla Martinelle qui se levait pour faire révérence.
— Idiote ! Ça n'existe pas, une Altesse Ducale, la corrigea Joséphade qui n’avait pas reconnu le ton sarcastique de sa demi‑sœur.
— S'incliner devant une humble duchesse, s'extasia Barnabette qui tombait également dans le piège. Quelle nigaude ! »
Guillonne fit taire leur fou‑rire d'un regard acerbe. Ses yeux bruns, langoureux et ourlés pouvaient à l’occasion lancer des éclairs. Déconfite, Ludova ouvrit sur la table un écrin en forme de sucrier. Celui‑ci révéla un gros bouton sur lequel elle appuya. C’était probablement une sonnette phlogistique, car aussitôt les portes s’ouvrirent, poussées par des soldats. Martinelle put quitter le Salon de la Luette sous bonne garde. Les regards des Mandar, braqués sans aucun doute sur son dos, lui semblaient s’infiltrer dans sa peau comme des vers charognards. Elle serrait ses épaules pour dissimuler leurs tressautements nerveux. Quatre officiers de la garde personnelle de la duchesse la raccompagnaient jusqu’à sa chambre, dans un silence absolu. Nulle trace ne subsistait des deux servantes et de l’officier royal qui l’avaient amenée ici. Martinelle songea qu’il était inutile d’hurler pour appeler à l’aide ; tous ces gens dont on l’entourait participaient sans doute au complot fomenté par Ludova. Mieux valait endormir leur méfiance que de se donner en spectacle.
Un quart d’heure de marche plus tard, ils trouvèrent la vieille chambre de Martinelle, dans l’Hôtel de Matrice. C’était là que séjournaient également Guillonne, Barnabette et Joséphade à la belle saison. On avait bâti ce lieu à taille plus humaine que le reste du château, pour l’adapter aux petits gabarits des enfants royaux. La familiarité de cette cage dorée lui redonna un peu de courage. Elle pourrait au moins s’y ressourcer quelques instants, et réfléchir au calme. Le soleil commençait à faiblir. Conséquemment la damoiselle affirma au garde qu’on ne devait point la déranger. Tout au plus demanda‑t‑elle un souper léger, qu’elle dégusterait sur place. Ses « geôliers » de circonstance ne trouvèrent rien à redire à ces ordres, et parurent même apaisés. S’étaient‑ils attendus à davantage de résistance, ou à ce qu’elle s’échappât vers un autre coin du palais ? Ils la laissèrent‑ils seule avec ses pensées, plantés de l’autre côté de la porte « pour sa sécurité ».
Sitôt le linteau d’acajou refermé, Martinelle traversa son boudoir, passa près du lit à baldaquin et s’engouffra dans la garde‑robe… pour y pousser un long cri à travers un manchon. Le tissu étouffa le bruit. Sa gorge lui faisait mal. Néanmoins elle avait cessé de trembler. Tous ses membres s’étaient raidis. Maintenant elle faisait les cent pas dans ses appartements, observait chaque bibelot, chaque meuble, chaque mur. Des bougies attendaient sur le lustre ; comme les plans originels du château avaient été tracés avant l’invention de la phlogisticité, on n’y trouvait aucune ampoule phlogistique. Les jalousies des fenêtres laissaient s’infiltrer les dernières lueurs du couchant, mais celles‑ci semblaient trop robustes et trop bien fixées pour laisser passer une princesse. Lisert, grand chasseur, lui avait un jour dit que le meilleur moyen d’attraper une bête demeurait de l’attirer en terrain inconnu. De ce point de vue les Mandar avaient commis une erreur ; il y avait peut‑être dans ces pièces des détails qu’ils avaient oublié, et dont Martinelle saurait se servir pour contrecarrer leurs plans. Elle repéra tout en haut de la salle d’eau une petite lucarne à barreaux, qui laissait entrer un peu d’air frais via une cour intérieure ; une collection de foulards colorés dans son armoire ; et près de l’entrée principale un grand coffre, plein de matériel de peinture.
Serait‑ce suffisant ?
Lorsque les cloches des beffrois sonnèrent sept coups, une domestique lui apporta sur un plateau une coupe de vin ainsi que son met favori : des tranches d’antilope caramélisées aux quartiers d’orange sanguine, avec une sauce d’arachide. Martinelle, qui portait déjà sa chemise de nuit et son bonnet, la remercia d’un air somnolent. On la laissa donc à son intimité sitôt les chandelles rallumées.
Une heure plus tard, la servante reparut pour reprendre le plat et s’étonna de le revoir à demi‑plein. Inquiète, elle appela Martinelle d’une voix timide, puis insistante, avant de se décider à inspecter les lieux. Dans la salle de bain, elle eut le choc de découvrir plusieurs chaises empilées jusqu’à la lucarne et, accrochée à un barreau de cette ouverture ronde, une longue corde formée de châles noués qui tombait vers l’extérieur. Alors elle poussa un cri.
Des pas masculins et lourdauds se précipitèrent dans le boudoir.
Par l’interstice à peine soulevé de la malle où elle s’était cachée, Martinelle vit défiler les demi‑silhouettes des gardes. Ils accourraient en trombe vers le hurlement. Tout se jouerait à quelques secondes. Elle releva d’un coup sec le couvercle du coffre et s’en extirpa d’un mouvement de genou, pour le reposer silencieusement. Puis elle fila par le même endroit d’où elle était venue. Elle n’avait pas le droit à l’erreur. Par chance, sa servante était restée figée près de la baignoire.
« Elle a fugué, beugla une voix plus forte et plus autoritaire. Retrouvez‑la ! Cette fenêtre donne droit sur la Vésicule ! »
Martinelle eut à peine le temps de se glisser derrière un pilier, à la droite du couloir qui menait à sa chambre. L’espace entre le mur et la colonne la cachait tout juste aux regards. Un tintamarre de sabres clinquants et d’uniformes passa devant elle, avant de s’éloigner. Pour accéder à la Serre de la Vésicule depuis ses appartements, le plus court chemin restait la fenêtre de sa salle d’eau… ou plus simplement la porte d'entrée, à gauche en sortant. Si un de ces soldats avait regardé à droite de l’ouverture, ou derrière lui en courant, Martinelle aurait été prise sur le fait. Cependant elle avait parié sur leur précipitation, et elle avait gagné. Aussi s’engagea‑t‑elle dans la direction opposée, dos à ses poursuivants.
Elle n’avait que quelques secondes d’avance. Un peu de discernement suffirait pour comprendre que les barreaux de la lucarne étaient trop serrés pour laisser passer quiconque, la corde de fortune trop fragile pour une descente, les sièges trop instables pour s’y hisser… Martinelle s'était servie d’une tringle à rideaux pour faire passer de l’autre côté de la fenêtre ses foulards.
Maintenant elle courait. Cependant il lui vint à l’esprit qu’un des autres officiers postés dans l’Hôtel de Matrice ne tarderait pas à la trouver suspecte, et à l’arrêter. Elle ne pouvait pas non plus se fier à eux, car elle ignorait quelles pattes les Mandar avaient graissées. En conséquence elle dut adopter un pas de trot, et se maudit pour cette lenteur. Il n’était pas non plus question d’emprunter une porte dérobée pour gagner les Vaisseaux. Dans ce labyrinthe de couloirs étroits, elle se perdrait à coup sûr et on la rattraperait vite.
Deux maîtres‑chandelles la croisèrent alors qu’ils traversaient une arche surveillée par un vieux mousquetaire. Toutefois, Dieux merci, Martinelle ne reçut d’eux qu’un bref hochement de tête. Avec sa chemise de nuit et son bonnet, elle ressemblait sans doute à une quelconque dame de compagnie. On en comptait des centaines à l’Amplair.
Au coin d’une salle de pelote désertée, Martinelle se débarrassa de ces habits sous les larges feuilles d’un yucca en pot. En‑dessous elle avait déjà enfilé une jupe d’équitation et une parure à plume pour attacher, ou plutôt caler, ses cheveux en chignon. L’ensemble, à cette heure de la nuit, paraissait incongru. Mais elle n’avait pas trouvé meilleur déguisement. Tous ses autres habits valaient bien trop cher pour ne pas attirer l’attention. À un carrefour, elle jeta son mouchoir dans les marches d’un escalier qu’elle ne comptait pas emprunter, puis prit le chemin opposé. Ce leurre, si les Quatre dieux le voulaient, ralentirait ses poursuivants.
Quelques minutes plus tard, Martinelle entendit sonner les cloches du tocsin.
Il ne lui restait que quelques minutes. Le service d’ordre du château saurait bientôt qu’on la cherchait, arrêterait chaque passant.
Heureusement elle n’avait jamais eu l’ambition de sortir de l’Amplair. Il lui avait semblé plus réaliste de se barricader dans un endroit sûr, en attendant les renforts de la famille Figuette. Les Mandar ne pourraient cacher bien longtemps à la régente la disparition de sa fille. L’armée interviendrait pour rétablir l’autorité royale et Martinelle serait rendue à sa mère. Car il restait dans le palais un havre neutre, isolé des manigances politiques : la basilique. De l’Hôtel de la Matrice, il suffisait de moins d’un quart‑heure pour atteindre le Chœur‑du‑Cœur. Et c’est avec un cœur rempli d’espoir et de terreur qu’elle repérait enfin l’enceinte du Cloître Ventriculaire : un parfait cercle d’arcades crénelées, de verdure et de fontaines. L’église, de dimension modeste, possédait des dômes magnifiques. Les cardinaux des siècles précédents l’avaient logée au cœur de cet immense atrium, pour garder leur culte au centre du palais tout en symbolisant son autonomie vis‑à‑vis de la Couronne. Avec ses grilles de fer forgé et ses solides murs de pierre, la bâtisse pouvait sans problème supporter un siège.
Martinelle n’en pouvait plus. Elle se jeta sur la porte de la sacristie. Sa main droite attrapa l’anneau en fer forgé de la poignée qu’elle cogna sur le panneau de bois, tandis que la gauche frappait, frappait, frappait sans discontinuer dans un ramdam de tous les diables.
« ASILE, s’époumonait‑elle. ASILE ! ASILE !!! »
Elle ne sentait plus ses bras, et entendait des cris au loin. Les cloches continuaient à sonner… Non, elle ne pouvait pas échouer si près du but !
Je trouve ça très risqué de la part des Mandar d'aller prendre le risque de fiancer la princesse à deux types étrangers sans l'accord de la reine, comment pourrait-elle ne pas s'en rendre compte ? Il me semble plus logique que la reine soit effectivement au courant et d'accord.
Qui a eu l'idée de ce palais ???
Quant à l'incohérence que tu relèves concernant les Mandar... Bravo ! Les chapitres suivants te confirmeront qu'effectivement le raisonnement de Martinelle à leur sujet ne tient pas de bout. Mais elle est jeune, paniquée et refuse d'admettre l'horrible vérité ; à savoir que sa propre mère consent à tout cela.
Quant au palais d'Amplair, il est inspiré d'un épisode du "Pantagruel" de Rabelais où le géant pénonyme avale une armée entière ; celle-ci, une fois enfermée dans son gosier, découvre un véritable pays intérieur (dont les villes de Laryngues et de Pharingue).