Yokah était appliqué. D’un mouvement de poignet, il suivait assidûment les lignes écrites sur le papier présenté devant lui. Un énième recommandé.
Il venait du 3ème Tsev celui-ci. Il souffla. D’après ses dires, Echille en personne, gouvernant du Tsev voisin, lui demandait expressément de libérer de prison son citoyen. Ce citoyen nommé Bjorn, qui, quelques jours aux paravents, avait décidé d’assassiner un poissonnier car il pensait que sa femme le trompait avec lui. Quand bien même c’était vrai, ce n’était pas des manières et Yokah, faisant appliquer la justice l’avait enfermé dans ses cellules, le meurtre s’étant produit dans l’enceinte de ses murs.
Il s’adressa alors à sa conseillère, occupée à trier des documents archivés de son dirigeant.
- Ersa ?
- Oui, Yokah ?
- Nous avons reçu un message d’Echille, j’aimerais…
Il fit coupé par trois coups donnés à la porte. Levant un sourcil, Yokah donna l’ordre d’entrer. Tornes rentra alors, un soldat qui avait pour mission de protéger les lieux. Il posa son genou à terre afin de s’incliner face à son maître.
- Dis moi pourquoi es-tu venu me déranger.
- Maître, une nouvelle fraîche tout droit venue du second Tsev.
Yokah leva un sourcil, ça devait être urgent.
- Sir Voxès à été assassiné dans son sommeil cette nuit, nous n’en savons pas plus pour l’instant. Notre sommité le Roi demande une réunion d’urgence cet après-midi au Palais.
Un silence de plomb régna alors. Le gouvernant du second Tsev assassiné ? Pourquoi ? Que ce cache-t-il derrière ce meurtre ? Cela présageait rien de bon et Yokah n'aimait pas ça. Il avait peur pour sa position. A vrai dire, si Voxès avait été assassiné, pourquoi pas lui ? Il se leva de son bureau et, en un regard, fit expulser Tornes.
Une fois la lourde porte en bois massif fermée, il se frotta le front. Quant à elle, Ersa semblait plongée dans ses réflexions. L’homicide d’un gouvernant.
C’était pas arrivé depuis des années. Cela faisait cinq ans pour être plus précis. Yokah s’en souvenait parfaitement. Le conseiller du huitième Tsev avait tué son supérieur, dans la nuit aussi, en mettant du poison dans son verre. Il fallait croire qu’en moins de deux jours, il fut prouvé que c’était bien lui l’auteur de ce sinistre geste. Il y a une règle à savoir dans Fort-Dragor : tout se sait. Il y a des oreilles partout, et toutes sont au service du Roi. Quand le peuple sait, c’est que c’est déjà trop tard. Et le peuple sait toujours tout. Dieu sait ce qui était réservé à ce conseiller. De la torture, une mort lente assurément. Son corps avait ensuite été laissé des jours durant sur la façade Nord du Palais, juste au-dessus de l’énorme pont levis permettant d’entrer dans les lieux Royaux.
Se frotter aux bras droits de la Royauté c’était s’assurer une place directe pour l’enfer. Il fallait être fou. Ce fut Ersa qui rompit le silence :
- Je vais organiser votre départ dans le plus court délai, il est déjà proche de midi, vous n’aviez pas encore mangé et vous devez vous rendre sans plus attendre dans le Palais.
- Oui, merci Ersa.
Yokah s'affaissa dans le luxueux canapé cousu de mains d’or. Il observa son bureau. Une pièce proche de 100 mètres carré, un toît peint par les plus grands artistes de la cité, des tableaux ornaient les murs, le parquet de pin noir luisait, mettant en valeur les différents meubles de la pièce, tous plus cher les uns que les autres. Yokah faisait partie d’une famille noble. Comme tous les dirigeants de Fort-Dragor, il avait hérité ce poste de par son père. Le pouvoir se passait par le sang. Ils étaient formés ainsi depuis leur naissance à diriger, et ce, depuis des générations et des générations. Il avait donc hérité de luxueux appartements en plein centre du sixième Tsev. Il avait des centaines d’hommes sous ses ordres et pouvait, quand bon lui semblait, faire ce qu’il voulait d’eux. Mais il n’était pas du genre à donner des ordres particulièrement malsains ou à abuser de ses fonctions comme beaucoup de dirigeants font. Non, lui, il était du genre à les garder et à s'attirer le moins de foudre possible.
Il se cura le nez. Il avait faim. Il propulsa son mucus à l’aide de son pouce et de son index sur le sol. Ses diverses femmes de ménages iront bien le laver, ce sol. Il se leva, rajusta sa tunique et, s’avançant vers la lourde porte d’entrée, siffla. Instantanément, les battants s’ouvrirent dans un grincement, poussés par deux gardes de l’armée Tsevrsienne. On les distinguait de ceux de l’armée royale de par les couleurs des armures : celles royales ornaient des dorures. Une fois la pièce quittée, Yokah se retrouva dans la grande cour de son Fort. Tout autour de celle-ci s’organisait les cuisines, la salle des fêtes, la salle à manger, les différents dortoirs et bureaux servant à ses fonctions.
Il faisait beau à l’extérieur. Le soleil tapait fort. Il demanda alors à ses hommes une ombrelle, qui lui fit immédiatement apporté. Escorté par trois de ses hommes, dont un l’abritait de la chaleur, il se rendit à ses écuries. Elles étaient situées au début de la cour, où plusieurs chevaux l’y attendait. Il choisit alors son préféré, comme à son habitude, un pur sang arabe, noir de jai. Il était magnifique. Un soldat arriva à cet instant, juste avant son départ pour le Palais, lui indiquant qu’Ersa avait planifié son dîner une fois arrivé là bas. En hochant la tête, Yokah donna un léger coup de talon sur le flanc du cheval, qui lui fit démarrer sa course immédiatement.
Il était désormais sorti de sa cour, avait dépassé l’immense portail en fer forgé gardé par deux hommes Tsevrsien. C’était ce portail qui le séparait du peuple.
Toujours entouré de ses gardes, il prit la direction pour se rendre au Palais. C’était pas bien compliqué, c’était la plus large avenue. Chaque Fort étaient connectés par de grandes avenues au Palais afin d’assurer une conduite plus rapide et sécurisée à ses dirigeants et conseillers. Tous, excepté le dixième Tsev, pour une raison que Yokah avait oublié, l’évènement emmenant à la cause datait il y a des centaines d’années sûrement.
La vision de la grande bibliothèque le fit sortir de ses pensées. Érigée il y a de ça des centaines d’années, elle abritait tout ce que la cité de Fort-Drogor avait acquis jusque-là. Elle était le lien étroit entre le huitième Tsev et le sien, union étroite faite il y a fort longtemps. A l’intérieur de cette énorme collection de savoirs, il y avait tous les thèmes imaginables, la botanique, la chimie, l’exploration, la biologie et même l'astrologie. C’était le seul monument de la cité qui contenait en son sein des ouvrages qui contredisaient le pouvoir Royal.
Il paraît même que certains livres contenaient des propos complètement incohérents, avançant que le monde était rond, comme une sphère, et bien d’autres. Il était défendu de les ouvrir, gardés dans une pièce à part. Mais ils étaient là. C’était la preuve d’ouverture d’esprit et de sagesse de Fort-Drogor, prouvant une fois de plus son intelligence et sa supériorité.
Sur son passage, les citoyens baissaient la tête, marque de respect à leur dirigeant. Yokah les toisait du regard, un sourire au coin des lèvres. Qu’est-ce qu’il aimait ça, le pouvoir.
Des remparts, moins hauts qu’à l’entrée de la cité, séparaient la ville des quartiers royaux. Yokah et ses hommes passèrent par la porte Sud, porte qu’ils avaient en commun avec le cinquième Tsev. Ils n’eurent pas de mal à passer ceux-ci, connus des services. Par contre, pour un simple citoyen, passer ces murs était impossible, sauf s' ils étaient munis d’un laisser passer formulé par le Roi en personne. Autrement, il était impossible de rentrer dans ces quartiers. Des gardes étaient postés tous les vingt mètres, empêchant toute intrusion. Ceux qui habitaient ce quartier y restaient toute leur vie. Une cité dans la cité. Tous les citoyens de Drogor avaient pour interdiction de sortir de cette petite cité mais, à quoi bon sortir si ce que renferment ces murs contiennent tout ce qu’il est possible de faire, d’avoir, d’imaginer. Les meilleurs restaurants, les meilleures auberges, les meilleurs bordels avec les meilleures prostituées, les meilleurs parcs… Le paradis pour l’homme riche.
En changeant de murs, on changeait d’ambiance. Drogor était une cité théâtre. L’hypocrisie était plus utile que nul autre trait de personnalité. Tout le monde se juge, tout le monde se méprise, mais tout le monde sourit. Yokah se sentait comme un poisson dans l’eau.
Il arriva alors aux portes du Palais. A chacune de ses visites, il en restait bouche bée.
Le monument n’était pas seulement immense, il débordait de richesse. Il était constitué de pierres lissées venant de toutes régions, construit par les meilleurs architectes connus en ce monde, il dépassait largement tout entendement. De larges douves remplies d’eau empêchait tout accès par quelconque côté, laissant seulement une entrée, un énorme pont surprotégé. L’ensemble de la presqu'île était composée d’une multitude de bâtiments, formant, collés, un large mur. Vivaient dedans les proches du Roi, ses serviteurs, ses scribes, tous les gens qui avaient la chance de travailler pour lui. Ce mur entouré, quant à lui, contenait le Palais. Il faisait 200 mètres de côté, en son centre s’élevait un grand dôme, lieu où le Roi avait ses appartements et ses bureaux officiels. C’était là que Yokah devait se rendre. Mélange de verre, de pierre de grès brut, de pierre d’ocre, des colonnes s’élevaient des quatre coins, des sculptures sortaient ça et là, les façades contenaient une multitude de détails, parfois historiques, parfois juste esthétiques.
- Sir, le Roi nous attend.
Yokah s’était arrêté, contemplant ce chef d'œuvre architectural.
- Oui oui, je le sais bien. Tâchez de vous taire la prochaine fois et laissez-moi admirer autant qu’il me plaira.
En reprenant sa route et traversant le large pont qui menait au centre de Drogor, Yokah pensait que le garde avait raison. Mais lui détestait avoir tort.
Il laissa son cheval à un écuyer afin de continuer sa route à pied. A l’entrée de la résidence royale, un homme vint l’intercepter. Il avait une armure dorée.
- Madame Ersa nous a fait parvenir un message, votre dîner vous attend dans la salle des invités. Veuillez me suivre.
Yokah opina du chef et se rangea derrière l’homme en armure afin de se faire guider. La porte mesurant une dizaine de mètres de haut s’ouvra alors, laissant place à la première salle du Palais, un immense corridor haut d’une quinzaine de mètres et d’une dizaine de large. Tapissé de rouge sur toute la longueur, des hommes de la garde Royale formaient un couloir, en position droite, intraitable. Des colonnes humaines.
Yokah fut escorté à travers un dédale de pièces, une dizaine de minutes durant, avant d’arriver à une salle aussi haute que les autres, munie en son centre d’une table en bois sombre massif, pouvant accueillir une vingtaine de convives. Son repas attendait là.
- Voici de quoi vous sustenter, Sir.
Son guide s’inclina alors et prit congé. Le dirigeant du sixième Tsev se retrouva alors avec pour compagnie des hommes en armure, postés aux côtés des portes afin d’assurer une sécurité.
Alors qu’il commençait son festin, un homme entra dans la salle, il était grand, une barbe formant un bouc, le visage allongé, une cicatrice lui barrait le visage. Il était vêtu d’une tunique bleue. Yokah se leva pour aller l’embrasser.
- Sir Monher, que faites vous ici, si tôt ?
- Sir Yokah, vous le savez très bien, je déteste arriver tard.
- Je l’entends, et moi de même !
- Cela ne vous dérangerait pas si je vous tenais compagnie le temps du dîner?
- Absolument pas, c’est avec honneur, je vous en prie, prenez place.
Yokah détestait qu’on le regarde manger. Monher saisit alors une chaise et s’y posa. Après un court silence, il engagea la discussion.
- Vous avez donc appris la triste nouvelle ?
- Oui, ce matin à peine.
- Qu’en pensez-vous ?
Yokah fit prit de court. Comment ça qu’en pensait-il ?
- Ça m'a touché. Je l’aimais beaucoup. Voxès était comme un ami pour moi.
Monher leva un sourcil, il rétorqua :
- Ah oui ? Vous savez pourtant autant que moi qu’il n’est pas bon de se faire des amis, surtout entre dirigeant de Tsevs.
- Oui, bien sûr, par ami je voulais entendre ami de pouvoir.
- Seul le peuple donne le pouvoir, je ne suis pas sûr que le peuple nous ait élu ou veuille de nous.
Yokah baissa la tête. Monher continua :
- Nous n'avons le pouvoir que dans notre petit monde et, vous le savez aussi bien que moi, le peuple gronde. Pensez-vous pas que cet assassinat est lié à ce phénomène ?
- Je n’en sais rien. A vrai dire, je n’y ai pas réfléchi.
- Bien, nous aurons tout le temps d’en parler cet après-midi je suppose.
Sur ces paroles, Sir Monher leva le bras et le tendit vers la porte. A cet instant précis, celle-ci s’ouvrit et une dizaine de gardes entrèrent.
Le Roi était là.