En vérité, Alessia voyait bien que la description de cet individu collait davantage à celle d’un schizophrène abandonné mais conscient de son état particulier, ou d’un vagabond trop mystique pour sa propre conscience. Néanmoins, les malades mentaux ne disparaissent pas en s’envolant, ni en se téléportant, et l’Italienne du Conseil persistait à croire les témoignages de ses petits innocents jusque dans les détails les plus miraculeux. Seulement, pendant qu’elle réfléchissait encore à ce récit, Anastasia s’impatienta et décida de les interroger sans attendre sur les apparitions qui intéressaient tout le monde : celle de la Sainte Vierge Marie.
L’année dernière, celle-ci serait apparue une première fois, devant la grotte, sous la forme d’une jeune femme aux longs cheveux noirs et la peau légèrement basanée, habillée en religieuse. D’emblée, elle confirma que l’ange était un menteur et qu’il ne fallait absolument pas l’écouter. Au contraire, ils devaient plus que jamais avoir foi en l’Église et le progrès des Hommes dans les temps agités qui allaient advenir. Les enfants devaient suivre le mouvement, l’évolution de leur société, et ne surtout pas s’inquiéter car la peur ne pouvait mener qu’au mal, qu’à la violence et à la haine. Elle repartit en ajoutant que tout cela était secret, et qu’elle reviendrait probablement vers eux dans les prochaines années, afin de dissiper définitivement leurs craintes. Alors les enfants questionnèrent Alessia, sur ce qu’ils avaient vu. Mais la Florentine dut une nouvelle fois leur avouer qu’elle comptait bien enquêter à leurs côtés, et qu’elle ne doutait pas de leur bonne foi, mais elle ne pouvait que se méfier de cette apparition comme des précédentes. Pour une raison simple, la Sainte Vierge Marie n’avait jamais intégré aucun ordre de moine et elle ne se parerait pas d’habits qui ne sont pas les siens, en plus d’être complètement anachroniques, ce déguisement n’était pas normal.
Néanmoins, cette seconde apparition semblait confirmer que la première était un ange, sans le décrire davantage, sans que son nom ne soit donné, ce qui ne manqua pas d’agiter quelques pensées chez Alessia : se pourrait-il que certaines des apparitions vues par les enfants soient liées à l’action de ces trois étrangers, que l’Ange du Portugal soit l’un d’eux ?
— Dites-moi … » réfléchit-elle alors, traversée par l’une des intuitions dont elle avait le secret. « Lors de sa seconde visite, l’Ange du Portugal s’est à nouveau présenté, avec son titre ? »
— Pourquoi tu voudrais qu’il se représente ? » s’étonna donc Anastasia, aussi surprise que sa sœur devant une question aussi bête, jusqu’à ce que la religieuse se justifie en disant que cela se faisait ainsi selon les Écritures - pour une raison ou pour une autre. « S’il est fou, ça ne sert à rien de s’attarder sur des détails comme ça, il a dû oublier. » expédia l’adolescente, avant de se tourner vers ses nouveaux copains, prêts à livrer l’ultime apparition de leur récit.
D’ailleurs, cette dernière était encore très différente des précédentes, ne serait-ce qu’à cause de la forme sous laquelle elle apparut directement face à eux.
Il s’agissait d’une fine silhouette, semblable à un filet de brume aussi noir que le vide spatial, d’où brillait un milliard de petites étoiles qui, en se reliant, formaient les contours d’une femme, vêtue d’une ample tunique et couronnée d’un long voile pareil à la Voie Lactée descendant jusqu’à ses pieds nus. L’apparition parlait d’une voix calme et mesurée, se mouvait avec douceur et grâce, à tel point que les enfants en étaient encore fascinés lorsqu’ils évoquaient ce souvenir à Alessia, Anastasia et Théo – les seuls à vraiment s’y intéresser. Après s’être présentée comme Mère de Dieu, elle loua aussitôt la piété des enfants et les encouragea à la partager, à propager la foi tout autour d’eux sans prêter attention aux médisants de l’époque. Puis, elle leur confia quatre secrets à ne révéler qu’au moment opportun, selon les signes qui leur seront annoncés, à ceux qui auront été envoyés pour les écouter, tout en prédisant un phénomène solaire destiné à faire taire les incrédules. D’ailleurs, celui-ci se produisit effectivement deux jours avant l’arrivée d’Alessia, à la date annoncée, faisant soudainement tomber la pluie dans un ciel clair, troublant les rayons d’un soleil qui semblait se mouvoir. Ensuite, la Sainte Vierge Marie exhorta les enfants à diffuser les enseignements de Dieu, afin que la paix finisse par triompher et que chacun puisse bénéficier de la rédemption. Elle s’apprêtait alors à disparaître, lorsqu’ils lui demandèrent qui était l’Ange du Portugal, presque à l’unisson, si bien que la silhouette parut se figer d’étonnement durant une seconde. Elle prit sa voix la plus douce pour leur apprendre qu’aucun ange n’était jamais venu leur parler, que cela ne pouvait résulter que de l’action du Malin, avant de s’évanouir paisiblement, en se dispersant comme la brume, laissant les enfants avec les questions qu’ils posaient maintenant au Cœur Astral. Malheureusement, à part des conclusions très simples, Alessia ne voyait pas quoi tirer d’autre de la dernière apparition, si ce n’est qu’elle correspondait à une apparence que la Sainte Vierge Marie pourrait revêtir et qu’il fallait donc s’en tenir à ses paroles seules. D’une certaine manière, cela confirmait ce qu’elle pensait déjà sans répondre aux autres questions, car si ce n’est pas un ange, cela ne pouvait donc être qu’un démon, un esprit ou une divinité quelconque.
À l’inverse, l’affaire était déjà emballée pour Maria, le rapport de sa petite sœur ne laissait aucun doute sur la véritable nature de cette histoire.
— Le premier inconnu est louche, c’est sûrement l’un de ces pharmaciens ambulants ou de ces prédicateurs qui traînent de nos jours, voir un mélange des deux vu l’état mental des spécimens du coin ... Enfin ! Tu leur as demandé si d’autres gens avaient vu des choses étranges dans cette forêt, ou s’ils avaient mangé quelque chose de particulier ?
— Oui, et non, la forêt est normale apparemment. Ils disent juste qu’il y a des gros animaux qui traînent parfois dans la forêt la nuit mais rien de bizarre. » lui répondit-elle avant que son aînée n’insiste sur ces dits gros animaux. « Une fois, leur père a vu un ours !
— Génial … Sinon, ils n’ont pas ressenti une odeur particulière avant les hallucinations ou des sensations quelconques ? » relança-t-elle aussitôt, pour qu’Anastasia finisse par admettre qu’elle n’avait pas osé poser ce genre de questions. « Tu n’es pas si forte comme espionne …
— Quoi ?! Peut-être que c’est toi qui as tort. Avec Alessia, on a plein d’autres théories qui sont carrément plus crédibles. D’ailleurs, tu sais s’il y a un ange que la Vierge Marie ne connait pas ? » reprit-elle plus sérieusement, sans que ça ne convainque son aînée de la prendre au sérieux.
— Moi je le connais, c’est l’ange des champignons qui a sûrement filé des hallucinations à ces gamins, les gens ont tendance à oublier de le nommer dans leurs délires. On est en forêt après tout, il suffit qu’une spore particulière se soit échappée de chez Solar Gleam, qu’elle ait infecté ses enfants directement ou qu’elle ait muté à partir d’un champignon déjà présent, ça peut être tout et n’importe quoi. Ils n’ont pas bu de l’eau quelque part dans la forêt ?
— Non, et ils auraient prédit un phénomène solaire qui s’est vraiment passé, mais ils n’y connaissent rien en astronomie ! Alors ? Tu as quoi de ton côté ? » lui lança-t-elle, avant que sa sœur ne lui fasse remarquer que ça ne voulait rien dire, ça pouvait être un coup de chance, une hallucination collective ou un trucage quelconque – surtout si elle considérait que le LM avait un rôle dans tout ce délire. « Il faut vraiment que tu ais réponse à tout … » en soupira-t-elle lorsque les enfants s’offusquèrent soudainement : le méchant savant de l’Église était toujours là, et il ne les croyait pas non plus.
Pire encore, il cherchait à prouver qu’ils avaient torts, c’était même son objectif ici, il l’avait même juré : lui, Andrés Torquemada, mettrait fin à l’hystérie qui s’était emparée de cette paroisse, il allait ramener l’ordre et la raison avant que l’obscurantisme se propage.
Pourtant, ledit méchant savant semblait méditer très paisiblement sur un rocher qui faisait face à la petite grotte, en profitant du calme forestier tandis que ses appareils de mesure déroulaient leurs bandes de résultats. Il était accompagné d’un homme d’une dizaine d’années de moins que lui, vêtu comme un aventurier et armé comme un mercenaire, surveillant les outils de son employeur jusqu’à ce qu’il entende le groupe d’Alessia arriver dans son dos, alors qu’ils étaient encore à une bonne cinquantaine de mètres dans les bois. Entre les enfants et les mercenaires, la bande de cette bonne sœur ne passait pas inaperçue …
— Maître, c’est quoi cette équipe qui vient nous emmerder ? » demanda-t-il au savant portugais, aussi surpris que lui, jusqu’à ce qu’il ne reconnaisse la Florentine.
— Alessia Lespegli di Lodi, une consœur de la Dolce Lupe, avec … Maria Kochanowska de La Tour, une Française et athée carabinée. Sûrement le début des ennuis, comme toujours avec elles.
— Euh – La Française est une ennemie ou quelqu’un qui va nous nuire ? » reprit son protecteur italien, Ippazio, sans même poser la question pour Alessia qu’il connaissait déjà pour avoir été un orphelin de la Dolce Lupe et un camarade d’Appolonio.
— Elle dirige la branche française de Solar Gleam en Asie, toutes les infrastructures d’Indochine, c’est elle. Méfie-toi d’elle, et essayons de voir ce qu’elle peut nous apprendre à son insu. » lui confia-t-il, tandis que son camarade génois se demandait ce qu’une alliée pouvait faire auprès d’une ennemie. « À cause de l’amitié, mon pauvre … ami. D’ailleurs, elles ont toutes les deux étudiés aux côtés d’Arcturus Seafox, elles ont dû garder contact avec lui. » en conclut-il, avant qu’Ippazio ne renchérisse sur les hommes qui accompagnaient les deux savantes, probablement des agents de Semper Peace ou des gardes du corps de la directrice …
Sans hésiter, Andrés acquiesça en ajoutant que Maria était une savante imprudente et zélée, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle se soit entourée de chasseurs pour protéger les secrets des innombrables horreurs qu’elle devait créer dans ses recherches.
En fait, elle devait sûrement avoir des choses à se reprocher ou des ennemis hauts-placés, il valait mieux se méfier d’eux. Mais le Génois pouvait le garantir à son collègue, si elles étaient venues les détourner de leur combat contre les crimes de Solar Gleam, il l’épaulerait jusqu’au bout, quoi que puisse dire Alessia, et même si le Portugais restait persuadé qu’elle ne ferait pas de mal à une mouche venue se poser sur son repas …
— Andrééés !! » lui lança-t-elle, à une quinzaine de mètres, avec les enfants apeurés derrière eux et une Maria exaspérée par une interpellation aussi niaise.
— Qu’est-ce que je te disais … » sourit-il nerveusement, avant de répondre en imitant cette voix innocente qui l’interpelait. « Alessiaaa !!
— Comment vas-tu ? » reprit-elle naturellement, en s’approchant de lui tout en faisant attention à ne pas trop salir sa tenue dans cette végétation, tout l’inverse de son confrère dont les bottes de voyages étaient déjà couvertes de terre. « Tu t’es encore fait une sacrée réputation de ce que j’ai pu entendre.
— C’est normal, je ne suis pas ici pour profiter de la fête. Je suis en chasse contre le mal, comme toujours. Contre le Mensonge et Solar Gleam spécifiquement. » précisa-t-il en redescendant du petit rocher, pour voir la petite Anastasia devancer la Florentine d’un pas furieux, outrée par ce qu’il venait de dire.
Quant à Maria, elle était si contente de la voir engager la conversation de cette façon, que ce fut à Alessia de la retenir dans ses critiques envers ce faux-croyant.
Car sa foi n’avait rien à voir là-dedans, tel qu’il répliqua, pour que la religieuse ne lui demande ce qu’il cherchait dans cette grotte si ce n’était pas une révélation du Seigneur. Évidemment, c’était l’enquête rationnelle qui l’avait conduit ici, il cherchait à mesurer le niveau d’échos de LM dans l’environnement afin d’étayer diverses théories qu’il avait bâties loin des versions officielles ou des rumeurs, toutes plus vaseuses les unes que les autres. D’ailleurs, bien qu’il soit fluctuant, ce taux tournait aux alentours de presque 1 graal, ce qui ne manqua pas de conforter Maria dans ses opinions puisque c’était anormalement élevé, ce devait être presque égal aux mesures que Solar Gleam avait enregistrées lors du Carnaval de Venise – auquel Andrés assista lui-aussi sans qu’Alessia ne le sache. Dans ce contexte, si les enfants venaient vraiment jouer ici à intervalle régulier, une telle exposition pouvait théoriquement suffire à influencer leur psyché au bout d’un certain temps, notamment s’ils s’y livraient à une exaltation mystique comme la prière. Et la Florentine eut beau tempérer les certitudes de ses deux collègues, en leur faisant remarquer que leurs suppositions allaient un peu vite, que les effets du LM dépendaient aussi de l’excitation du patient ou des échos.
Seulement s’en était déjà fini de ses arguments, ils ne pensaient plus qu’à leurs théories. En plus, Alessia ne pouvait même pas se réjouir de voir ses deux amis tomber d’accord, tant elle savait que cette alliance entre athées et croyants n’allait pas durer. D’ailleurs, il suffit que Maria demande à Andrés quelles étaient ses hypothèses pour que la hache de guerre soit déterrée, au point qu’elle préféra laisser les délires de cet illuminé à la patience de sa collègue, et retourner auprès de Jasper pour se plaindre d’autant d’intelligence ruinée par la simplicité simiesque d’un Dieu. Au contraire, Alessia fut soulagée de trouver une telle piété et une telle sagesse dans les opinions du Portugais, puisqu’il ne doutait absolument pas de l’innocence des enfants, ni du fait qu’une manifestation surnaturelle ait bel et bien eu lieu ici. Pour lui, toutes les apparitions de Fatima s’expliquaient par deux facteurs, la piété des enfants et les échos de LM, desquels il tirait deux théories très simples et très proches : soit la molécule les avait plongés dans une sorte de transe qui leur aurait permis ces voyances, soit ils avaient émis une grande quantité d’échos qui aurait attiré ces entités. Dans le premier cas, ils auraient eu une vision transmise ou portée par ces ondes ; dans le second, des êtres supérieurs s’étaient bien présentés devant les enfants, après avoir été intrigués par les radiations qu’ils émettaient. En bref, les enfants ne mentaient pas, mais les apparitions n’étaient peut-être pas aussi authentiques et légitimes qu’ils le croyaient, ils étaient tous victimes des échos massivement rejetés par le site de Solar Gleam, situé à quelques kilomètres dans ses collines, près du village de Barreira de Agua.
Mais tandis qu’il en venait immédiatement à accuser la firme d’infliger des expériences mystiques à des enfants innocents, Alessia restait pensive à cette dernière théorie jusqu’à finir par l’interroger sur ce qu’il entend par attirer ces entités.
— Eh bien … Je pense que le LM a un lien quelconque avec Dieu et ses Anges, ses actions passées ou son dessein universel. Je ne saurais dire lequel, ni si c’est en bien ou en mal, mais j’ai cette conviction au plus profond de moi. C’est une intuition que je poursuis depuis plusieurs mois.
— Il n’y a ni bien, ni mal. Mais vous avez raison sur le fait que tout à un rôle ou sa place dans la Nature, enfin dans le très grand projet de votre Dieu. » ironisa froidement Maria, après avoir fini d’inspecter l’appareil d’Andrés sous la surveillance stricte et silencieuse d’Ippazio.
— C’est le fait que j’ai incriminé votre entreprise dans cette affaire qui vous fait réagir ? » se vexa le Portugais, pour qu’elle lui renvoie un sourire cordial et très hypocrite, afin de lui confier qu’elle se fiche bien de Solar Gleam. « Dans ce cas, vous n’aurez aucun problème à m’aider à enquêter sur leur rôle néfaste dans toutes ces apparitions. » crut-il la menacer, avant de découvrir une nouvelle alliée, car c’était exactement ce que Maria voulait lui faire croire, et un emmerdeur de sa trempe ne serait pas de refus pour tout découvrir. « Vraiment ?
— Elle aussi, elle croit que les échos sont responsables de tout. Quelle époque vivons-nous … » se désolait la religieuse, lorsqu’Anastasia vint tirer sur sa robe pour la sortir de ses pensées, et lui demander si elle continuait à croire les trois bergers. « Bien sûr. Retourne auprès d’eux, assure leurs que, nous, nous les croyons sur tout, quoiqu’il arrive, et n’oublie pas que nous voulons apprendre les secrets que leur a dit Notre Sainte Vierge Marie. » lui confia-t-elle, avec assez d’assurance pour que la cadette retourne auprès de ses nouveaux amis, laissant au prêtre noir l’occasion d’aborder des sujets plus adultes, car ce dernier avait des inquiétudes plus grandes que cette seule histoire d’apparitions ou d’hallucinations pieuses.
Andrés Torquemada avait mené une véritable enquête sur la firme Solar Gleam, que ce soit sur son site de Fatima ou sur d’autres, en Europe ou ailleurs. Et il n’en était ressorti que du mal.
Rien qu’ici, il soupçonnait la firme d’être responsable de l’apparition d’une étrange horde de bêtes inconnues, surnommée la Meute Cendrée par les très rares villageois l’ayant vue. Cette dernière semblait reconnaître les traces de l’activité humaine, au point de savoir se tenir à l’écart, mais les témoins s’accordaient sur le fait qu’il s’agissait d’un groupe de gros chiens errants ou de loups difformes au pelage blanc et gris couvert d’une curieuse poussière de ces mêmes couleurs. Très clairement, cette meute se serait soit évadée de chez Solar Gleam, soit elle aurait muté au contact des agissements de la firme, puisque le LM qui avait souillé ces créatures ne venaient pas des cadavres des soldats que les charognards transmettent ensuite au reste des animaux – tel que c’est le cas dans les territoires en guerre. Et ce n’était qu’un exemple parmi tous ceux qu’il avait découverts, comme cette fois où l’une des grandes cuves d’excitation d’un site Solar Gleam s’était ébréchée, déversant des quantités phénoménales d’échos sur les alentours.
Enfin, tout cela n’était encore que la négligence criminelle, selon le Portugais, presque prêt à la pardonner si elle ne faisait pas bien pire. Parfois chez les plus désespérés du monde occidental, et plus souvent chez les populations les plus isolées des colonies. Les sites de Solar Gleam avaient pris l’habitude de trouver des cobayes humains très dociles, à un salaire défiant toute concurrence, dans des contrats de travail qui reprenaient de vieilles coutumes immorales pour les retourner contre ces peuples. Tout était bon pour attirer de nouveaux sujets d’expérience, à tel point que certains sites n’hésitaient pas à s’associer aux réseaux esclavagistes s’il y en avait de présent - comme c’était encore le cas dans une large partie de l’Afrique ou de l’Asie. Et pourtant, même ça, ça n’était pas le pire des crimes qu’Andrés leur apprit, lui qui semblait avoir toujours une accusation à rajouter sur la précédente. Car le pire, c’était sans contestation ce qu’il s’était produit à l’Arthurie Karnali. Plusieurs des spécimens jugés trop dangereux avaient tout simplement été libérés, leurs exécutions étant jugées trop risquées en vie humaine et coût matériel – à croire que certains de ses monstres ne pouvaient s’abattre qu’à coups d’obus. Plusieurs créatures effroyables avaient alors été relâchées, via un accès de sécurité conduisant hors de la ville, puis Semper Peace s’était chargée de les attirer vers des vallées reculées de l’Himalaya, en s’assurant méticuleusement que ces monstres n’opèrent pas un demi-tour. Mais Andrés doutait fortement qu’elles aient été abattues dans ses combes isolées, tout comme il soupçonnait que cela ne soit pas un cas rare. Après tout, si la plus puissante et riche des Arthuries se comportait ainsi, comment cela se passait-il dans les installations les plus éloignées et secrètes de Solar Gleam ?
En somme, l’entreprise d’Arcturus était devenue hors-de-contrôle, obnubilée par sa quête de progrès et de richesse, complètement désintéressée de toute morale ou prudence, plongée dans les pires travers de son président.
— Personne ne mérite de voir ses proches emportés sur le pas de sa porte, par un monstre sorti des pires enfers de l’homme. » en conclut Andrés sous les approbations d’Alessia, pendant que Maria restait pensive à l’écoute de toutes ses accusations, jusqu’à finir par lui demander ce qu’il savait sur le site d’Indochine – le seul dont elle avait la charge. « Hm ! C’est à moi de vous poser cette question, vous n’êtes pas censée être la directrice ?
— Si, et j’ai même nommé un adjoint pour effectuer ce travail à ma place. Je ne lis que des rapports de recherche et j’exige mes stocks de LM, le reste est déjà acheté d’office par l’État Français ou part rejoindre les entrepôts de Solar Gleam India, en échange d’une indemnité d’Arcturus. Il n’y a ni cité, ni même de véritable laboratoire, juste une grande nappe, des tuyaux et une raffinerie qui ne traite même pas tout ce que la pompe sort. » se justifia-t-elle pour qu’il ne préfère en sourire nerveusement, avant de lui confier qu’elle était effectivement très mal informée.
Certes, il n’y avait pas de spécimens dangereux, d’exactions sur la population ou de pollution excessive de ce qu’il avait pu découvrir, tout y semblait en ordre impeccable, et c’est bien cette étrange normalité qui m’a intrigué.
Très vite, il avait remarqué que les Indochinois locaux adoraient leur directrice, à tel point qu’ils paraissaient tous fidèles à Maria, à la France, surtout cet adjoint vietnamien, Dien – celui que William avait croisé à la Valdôtaine. D’ailleurs, ce dernier faisait visiblement preuve d’un grand zèle pour promouvoir les idéaux de sa directrice dans le Tonkin, et même en Chine où il se rendait parfois, sans jamais trop approcher des grandes villes du nord-est de l’Empire. Rien de plus normal, c’est moi qui lui ai demandé de mener des prospections sur le territoire chinois, se justifia donc Maria, non sans féliciter le travail de son adjoint que les autorités chinoises n’avaient même pas repéré.
Néanmoins, il y avait un détail qui avait attiré la curiosité d’Andrés : les passages de Dien en Chine étaient régulièrement suivis de l’arrivée des soldats impériaux à la recherche de rebelles, et spécifiquement d’un certain révolutionnaire du nom de Mao.
— Ça ne me dit rien, j’évite de fréquenter les non-européens en règle générale …
— Ah ! Aussi agréable que votre réputation. J’imagine que vous n’êtes même pas au courant que certains barils seraient probablement détournés dans votre dos ? » enchaîna-t-il pour qu’elle mette fin à ce petit jeu agaçant.
— Ma dernière visite en Indochine remonte à plusieurs années. Vous m’excuserez d’avoir du vrai travail, j’ai autre chose à faire que d’enquêter sur les autres, j’ai une vie à mener …
— Et c’est heureux, moi je vis pour les autres. Alors, acceptez mes constats, écoutez mes conseils et corrigez les fautes. Plus vite cela sera fait, plus vite chacun pourra se remettre au travail, je suppose que c’est aussi ce que votre ami Arcturus Seafox veut, non ? » s’obstinait-il, sans que cela ne la déstabilise plus que ça, elle comptait bien renforcer la sécurité du site, ne serait-ce que pour éloigner les fouineurs comme lui.
Évidemment, Alessia intervint avant que la dispute ne s’aggrave davantage, il n’était pas question de la laisser se brouiller avec lui, surtout s’ils devaient partir enquêter au site de Solar Gleam tous les deux.
Comment ça, lâchèrent-ils presque à l’unisson, surpris d’apprendre qu’elle avait un autre projet, celui de retourner auprès des bergers. Après tout, elle n’avait pas à les accompagner, ils étaient de grandes personnes et c’était bien eux qui croyaient que le LM était responsable de tout ça. Et Jasper ou Ippazio eurent beau faire valoir que leurs employeurs n’étaient pas des grandes personnes, Alessia se contenta de leur souhaiter bonne chance d’une voix adorable, laissant les deux savants se regarder dans un silence gêné, avant qu’Andrés ne se mette à ranger ses affaires tandis que Maria allait prévenir sa cadette qu’elle ne partait qu’avec Alessandre et Raphaël.
D’ailleurs, la petite espionne était déjà en train de revenir vers elles, si enthousiaste qu’elle ne perdit pas une seconde pour se tourner vers la religieuse après avoir embrassé sa grande sœur.
— Alessia, tu connais toutes les prières de tous les livres chrétiens, non ? » demanda-t-elle pour que la Florentine lui avoue qu’elle ne pouvait se vanter d’un si pieux savoir. « Tu connais l’Ange du Portugal ? Tu saurais le prier ?
— Euh – Nous aurions pu prier en l’hommage des anges dans leur ensemble et citer son nom dans la prière, mais nous ne savons rien de lui, même son titre n’est pas véritable, Notre Dame l’a démenti.
— Apparemment, le premier ange qui est apparu, il a un nom. Il s’appellerait Samaël. » répliqua-t-elle, tandis que l’expression de la religieuse de figeait de stupeur. « Tu le connais ?
— … Oui, c’est un nom très rarement employé pour désigner l’Ange de la Mort, Satan ou le Diable, c’est un nom très méconnu et son rôle dans la propagation du Mal l’est aussi … C’est curieux que les enfants connaissent ce nom, et c’est tout aussi curieux qu’il se soit présenté sous ce nom, Satan n’a que mépris pour sa précédente identité … » lui confia le Cœur Astral, troublée. « Je dois bien avouer que je ne sais plus trop quoi en penser, si ce n’est que nos bergers ont vraiment rencontré un ou deux êtres étranges, avant que Notre Dame leur apparaisse … Ce Samaël, c’était bien la première apparition et non la seconde ? » lui demanda-t-elle, en espérant qu’Anastasia saisisse quelque chose de plus.