Le ciel était bleu en cette journée d’été où mon oncle m’emmena faire le tour du palais. Apprenti aux cuisines, il avait dû insister longuement auprès de Moestro pour que ce dernier me libérât le temps d’une journée. Le maître queux n’était pas particulièrement d’accord, mais le rang que mon oncle avait auprès du roi lui octroyait une sorte d’autorité auprès du personnel à laquelle tous se pliaient. Et même si Moestro n’était guère facile à faire plier, il avait en mon oncle un respect suffisamment grand pour lui accorder, le temps d’une journée, ma libération des cuisines.
Mon oncle me mena dans les moindres recoins du palais, affirmant que l’on ne pouvait parfaitement servir le roi si nous ne connaissions pas le castel aussi bien que le fond de notre poche. Après m’avoir mené dans les méandres du palais, ce fut à l’extérieur qu’il me guida ensuite, tout d’abord dans les jardins et les environs verdoyants qui bordaient la chaumine d’Andromède, puis aux abords des remparts protégeant le fief souverain du monde extérieur. Ce fut alors qu’il m’expliquait l’origine des fondations et leur fonctionnement qu’il apparut.
Je ne le repérai pas tout de suite, trop absorbé par la grande muraille pour me rendre compte de ce qui était en train d’advenir. Ce fut le comportement de mon oncle, qui se roidit soudainement à sa vue, que je compris que quelque chose se passait. Je me retournai alors, et le découvris.
La peur s’insinua en moi, m’enserra la gorge de son étau implacable. Mon souffle se fit saccader, mes mains se mirent à trembler.
Levant les yeux vers mon oncle, je le découvris impassible. Ou presque. Seuls ses yeux trahissaient les diverses émotions qui, peu à peu, s’emparaient de lui. Il garda son regard fixé sur celui qui approchait, les dents si serrées que sa mâchoire saillait sous sa peau.
« Il y a un passage, murmura-t-il entre ses dents, un passage traversant la muraille. L’entrée est cachée par un bosquet, celui que nous avons croisé un peu plus tôt. Prends-le, préviens les soldats et tous ceux qui voudront bien t’écouter, puis cours en direction du palais, alerte les serviteurs, les gardes. Fais mander Andromède et Meladrod, puis fonce aux jardins. C’est là-bas que sont le roi et sa famille. Tu dois les prévenir. Et quoi qu’il arrive, ne reviens pas sur tes pas.
— Mais…
— Vas-y ! »
Sa main se porta à l’épée qui ceignait ses hanches. Il me jeta un regard oblique, le regard le plus dur qu’il m’eût jamais lancé.
« Je vais tenter de le retenir, le plus longtemps possible. Cours ! »
Et je courus.
Je m’éloignai le plus vite possible et ne me retournai pas, trop effrayé par ce que je risquais d’y voir. Une fois au bosquet dont m’avait parlé mon oncle, je me jetai à terre, dénichai l’entrée du passage et m’engouffrai dans ce qui ressemblait bien plus à un terrier de lapin. Je rampai aussi rapidement que je le pus, n’entendant que mon cœur battre de plus en plus fort dans ma poitrine. Je sortis finalement de l’autre côté du mur, dans l’arrière-cour de ce qui semblait être, à l’odeur, une poissonnerie. Sans même reprendre mon souffle, j’entrai dans la boutique et criai :
« Le Sorcier ! Le Sorcier est ici ! »
Cela suffit amplement à mobiliser ceux qui s’y trouvaient. Les clients sortirent en hurlant et se chargèrent à ma place de répandre la nouvelle. Le poissonnier quant à lui partit à l’entrée de la ville, probablement pour alerter les soldats qui se tenaient près des remparts. Lorsque je sortis à mon tour de la boutique, les badauds criaient et couraient à tout-va, cherchant refuge dans le premier endroit qu’ils trouvaient, alertant un voisin, ou rangeant leurs marchandises à toute vitesse.
Je ne m’attardai guère sur le seuil de la boutique et, suivant les directives de mon oncle, je courus en direction du palais. J’approchai de la grande butte en haut de laquelle s’érigeait le fabuleux castel de Syracuse lorsque les cors de détresse retentirent, résonnant dans la cité tel un glas funèbre. J’entendis les palefreniers s’agiter dans les écuries, et leur agitation entraîna celle des chevaux, créant ainsi une cacophonie sans nom où se mêlaient cris et hennissements stridents.
J’escaladai les escaliers de la colline avec hâte, avalai les marches trois par trois, manquai plusieurs fois de tomber en en loupant une. Au sommet, l’agitation au palais était déjà à son comble. Gardes et serviteurs se précipitaient vers l’entrée des jardins royaux, se hélant les uns les autres tandis que les femmes couraient se mettre à l’abri.
Un souffle puissant fit alors trembler les murs.
Je tournai les yeux vers la muraille et vis un mur de poussière grimper le long de la muraille pour ensuite s’élever vers le ciel…
… à l’endroit même où j’avais laissé mon oncle.
Non…
La peur laissa peu à peu place à la détresse. Après un instant d’immobilité, je me souvins des ordres de mon oncle et, à contrecœur, je ravalai les sanglots qui s’en venaient embrumer ma vue et me dirigeai à mon tour vers l’entrée des jardins royaux, à l’autre bout du castel.
Aux portes des jardins s’assemblaient serviteurs et gardes, qui s’efforçaient d’en enfoncer l’entrée close. Les efforts qu’ils mettaient à tenter d’ouvrir les battants ne faisaient rien de plus que les faire trembler. Quelque chose, dehors, semblait les bloquer. Je courus alors dans une autre direction, m’emparai d’une épée laissée de côté, entrai dans la première salle que je trouvai, me dirigeai vers une fenêtre basse et, prenant l’épée à deux mains, pommeau en avant, je mis toute ma force dans mon geste et frappai ainsi la vitre. Elle explosa avec des tintements stridents et projeta des débris de verre dans toutes les directions. Je fermai un instant les yeux, protégeant mon visage du verre brisé puis, toujours à l’aide de l’épée, j’enlevai les derniers débris restés accrochés à leur support et escaladai le linteau de la fenêtre.
Au-dehors, l’air était saturé d’une poussière grise aussi épaisse qu’une brume des montagnes. Elle était si dense que je parvenais à peine à voir au-delà de dix pas devant moi. Et tout était silencieux, d’un silence macabre… mortuaire. Seuls résonnaient les coups des soldats contre les portes des jardins. Je m’avançai à pas lents, craignant de croiser le Sorcier sur mon chemin. Mais, quelque part au fond de moi, une voix me murmura qu’il était déjà parti depuis longtemps. Cela ne me rassura pas pour autant.
« Sire Jobré ? Dame Maléna ? » appelai-je à pleins poumons.
Seul le silence me répondit. Je continuai pourtant de les appeler, espérant vainement qu’ils finiraient par entendre mon cri et y répondraient. Je croisai sur mon chemin nombre de décombres, installations des jardins, blocs de la muraille détruite, arbres arrachés… Je croisai également plusieurs impacts, probablement de magie, des cratères plus ou moins profonds, des entailles dans la terre.
Puis je les vis.
Je m’arrêtai à la vue du simulacre de leurs corps, étendus au sol en des positions grotesques, aussi immobiles que la pierre. Nul bruit de respiration, pas même un soulèvement de poitrine.
Une bile amère monta à ma gorge.
Je reculai à pas précipités avant de poser le pied sur un objet pointu et de tomber à la renverse. Mes yeux se posèrent sur l’objet de ma chute, et mon cœur se serra davantage. Sur le sol reposait une fine couronne d’argent, surmontée d’un triangle dans lequel était enchâssée une aigue-marine. Couverte de sang.
Le diadème de la princesse…
Je ne l’avais pas encore aperçue dans mes fouilles, et redoutai dorénavant de la voir. Je manquai tourner de l’œil à la vue de la couronne, puis je me rendis compte de ce qui s’y reflétait. Je me retournai vivement. Dans l’ombre créée par la poussière se trouvait un autre corps, bien plus petit et juvénile que celui de la princesse Moréla. Comprenant de qui il s’agissait, je me relevai et me précipitai dans sa direction. Le corps du prince Jasper reposait tordu dans la terre, son visage enfoui dans ses cheveux ensanglantés. De là où je me trouvai je ne pouvais voir que son dos, pourtant je devinai déjà ce que j’y verrai et manquai une fois encore tourner de l’œil. Je pris pourtant mon courage à deux mains, m’agenouillai à ses côtés et, délicatement, le retournai.
Son corps n’était plus que sang. Sa poitrine meurtrie, ouverte telle une bouche sanguinolente, crachait son sang en un flot continu, comme s’il ne pouvait plus s’arrêter. Son visage était si pâle que je crus, l’espace d’un instant, qu’il était déjà trop tard. Pourtant, il respirait. Son souffle était faible, presque imperceptible, mais je voyais sa poitrine se soulever laborieusement. En tâtant son cou, je pus sentir les battements faibles de son cœur. Faibles certes, mais il battait.
Je fermai les yeux et remerciai les cieux avant de reporter mon attention sur le jeune prince. Il n’était que de trois ans mon cadet, et pourtant il paraissait incroyablement chétif. Levant la tête, je cherchai des yeux quelqu’un qui pût me venir en aide. Je me souvins alors que toute l’aide qui pouvait m’être portée était bloquée du mauvais côté des portes.
Je baissai à nouveau les yeux sur le prince et scrutai son visage, à la recherche de quelque signe de conscience. Un frémissement agita ses paupières, qui lentement s’ouvrirent. Ses yeux pâles se posèrent d’abord sur le ciel assombri avant de se tourner vers moi.
Et ce fut la mort qui me regarda dans les yeux.
※ ※ ※
Tany ouvrit les yeux dans un sursaut et se redressa précipitamment. Portant la main à son cou, elle se saisit du pendentif qui l’ornait et chercha son souffle. La pierre ronde, aussi chaude qu’une braise, brûla sa main. Tany baissa les yeux, la vit luire d’une faible lueur orangée. La lave qui la parcourait se mouvait en des tourbillons ardents, jusqu’à ce que la pierre commençât à refroidir. La lueur peu à peu s’éteignit, la lave se calma pour retrouver bientôt sa semi-immobilité habituelle. Tany ramena ses genoux contre elle et y posa le front, le temps que sa propre respiration se calmât.
Jamais encore la pierre n’avait réagi ainsi. Et jamais encore la Sorcière ne l’avait autant utilisée, inconsciemment qui plus est. Elle avait toujours fait preuve d’une grande prudence en usant de sa magie. Elle n’aimait guère l’utiliser, elle était par trop d’égards imprévisible. Imprévisible et dangereuse.
Tany soupira avant de se redresser à nouveau. Elle soupçonnait la raison pour laquelle elle avait utilisé ainsi le pouvoir de la pierre. Son but à Syracuse étant à présent fixé, la pierre lui avait montré le chemin vers lequel se tourner.
Elle lui avait montré le souvenir de l’un des Magiciens qu’elle recherchait.
Et pas celui de n’importe qui.
Celui du neveu de feu Jonal Vinsere, loyal bras droit, confident et conseiller personnel du regretté Sire Jobré Sarteryön.
Rien que ça.
Le feu souverain avait-il eu connaissance de la nature de ce garçon ? Si cela n’était pas le cas, comment Vinsere avait-il fait pour garder un tel secret ?
Elle décida de garder ces questions pour plus tard, se leva et alla se rafraîchir à la vasque. Après quoi, elle se dirigea vers l’armoire, qu’elle ouvrit. Elle jeta un rapide coup d’œil aux vêtements qui y étaient accrochés, apportés sous les instructions généreuses du jeune roi. Elle prit les vêtements les plus simples qu’elle trouva, très semblables à ceux qu’elle portait la veille. Puis, après avoir remis de l’ordre dans sa chevelure, elle sortit de la chambre.
Elle ferma la porte derrière elle et s’apprêtait à rejoindre la grand-salle quand un mouvement, dans son dos, attira son attention. Se retournant, elle découvrit un garçon qui se tenait à quelques pas d’elle. Il ne devait pas avoir plus de cinq ans, si elle se fiait à sa taille. Son visage rond était encadré par une masse de cheveux jais, paraissant secs comme de la paille, qui lui couvrait la nuque et les oreilles tout en laissant son front dégagé. Ses yeux étaient d’un noir profond, et son regard plus ancien qu’il n’y paraissait à première vue.
Malgré son apparence enfantine, Tany devina qu’elle avait devant elle un représentant de la race des Elfes, le premier qui lui était donné de voir. Probablement l’un des deux dont Jasper lui avait parlé, et soudain elle se rappela vaguement l’avoir aperçu, en compagnie d’un autre à la crinière rosée, lors de l’arrivée de Moréla et de ses Magiciens dans la cité.
Étrangement, le regard de l’Elfe était dépourvu d’animosité. Pourtant, il ne devait pas ignorer qui elle était. Outre ces yeux qui la trahissaient, les créatures magiques telles que les Elfes avaient la capacité de percevoir la présence des autres entités vivantes. Ce qui n’était pas le cas des êtres magiques qui, quant à eux, ne pouvaient percevoir que ceux de leur propre communauté. Ainsi, les Magiciens ne pouvaient ressentir que l’essence magique des autres Magiciens, et les Sorciers ne pouvaient percevoir que celles des leurs. Tout du moins en principe.
Tany regarda l’Elfe avec intensité, se concentra.
Curcuma.
La créature pencha légèrement la tête sur le côté et regarda la Sorcière avec curiosité.
« Tu es Tany Merig, dit-il d’une voix d’enfant.
— Et toi, qui es-tu ?
— Je me nomme Kisumi, Elfe-Feezyr.
— J’ignorais que les Elfes pouvaient être hybrides. Ni qu’ils pouvaient être nains.
— L’influence du sang de certains de nos ancêtres Merÿnn, paraît-il.
— Intéressant.
— Je me demande, continua l’Elfe, quelles sont les raisons qui t’ont poussé, toi plus particulièrement, à venir jusqu’ici.
— J’ai offert mon aide à Jasper.
— Quel genre d’aide une Merig peut-elle apporter ? »
Tany se contenta d’un fin sourire.
Les yeux de l’Elfe se plissèrent de curiosité, aussi s’apprêta-t-il à interroger plus encore la Sorcière avant de soudainement s’interrompre, son regard posé sur la pierre qui ornait son cou. L’Elfe se roidit, les yeux inquisiteurs, les lèvres pincées.
« Où as-tu obtenu ceci ?
— Héritage familial.
— Sais-tu au moins de quoi il s’agit ?
— Évidemment.
— Tu devrais faire attention, fille de Merig. Cette pierre est bien plus puissante que tu ne le seras jamais.
— Je le sais parfaitement. »
Ses lèvres se pincèrent davantage. Une expression étrange s’imprima sur son visage d’enfant, toutefois il n’ajouta rien, au plus grand soulagement de Tany. Sans un mot, il tourna les talons et disparut au fond du couloir.
Malgré l’absence d’animosité émanant de l’Elfe, Tany décida de garder une distance raisonnable entre lui et elle-même. Il était bien moins inoffensif qu’il voulait bien le faire croire, de cela elle était sûre. La dernière expression de son visage l’en avait convaincue. Et elle savait qu’à la moindre défaillance de sa part, et sans la moindre hésitation, il la tuerait.